Acta fabula
ISSN 2115-8037

2022
Novembre 2022 (volume 23, numéro 9)
titre article
Anne Godard

De la ligne au seuil : traversée littéraire des frontières

From Line to Threshold: Literary Crossing of Borders
Poétique des frontières. Une approche transversale des littératures de langue française (XXe-XXIe siècles), sous la direction de Corinne Fournier Kiss & Patrick Suter, Genève : Métis Presses, coll. « Voltiges », 2021, 380 p., EAN 9782940563944.

1Dirigé par Patrick Suter et Corinne Fournier Kiss, cet ouvrage collectif d’ampleur réunit un ensemble d’études littéraires autour de la notion de frontière, en en faisant jouer toute la polysémie. Les frontières y sont en effet abordées comme lignes de démarcation, de séparation, mais aussi comme lieux de passage, de contacts et d’échanges. Les circulations y sont géographiques, sociales, politiques, linguistiques et symboliques, elles se lisent dans les œuvres où elles sont thématisées comme elles en marquent le cadre de création et celui de leur réception. La productivité de la notion se lit d’emblée dans un sommaire foisonnant, organisé en quatre ensembles : traversées, focales, panoramas, entretien.

2Le corpus littéraire abordé est celui des littératures de langue française des xxe et xxisiècles, autrement dit les littératures écrites en français dans les espaces francophones et/ou par des écrivains ayant choisi le français comme langue d’écriture.

Des frontières à traverser

3Dans un premier ensemble « Traversées », la frontière apparaît comme une démarcation dont il convient d’interroger les modalités de passage, que ce soit dans la biographie de personnalités intellectuelles, dans celle de personnages de fiction, ou très concrètement dans l’expérience qu’en font les écrivains voyageurs dans les périples dont leurs œuvres rendent compte. À travers l’exemple d’Hans Robert Jauss, qui a commencé par faire une fulgurante ascension dans les mouvements nazis, avant de « réécrire » son passé pour pouvoir accéder à une nouvelle carrière de romaniste à l’université de Constance, Ottmar Ette s’intéresse à la manière dont un individu peut changer le récit de sa vie — Jauss, par exemple, se nommant « prisonnier de guerre » quand il s’agit d’un internement en tant qu’ancien SS — et franchir ce qui aux yeux du monde constitue des frontières idéologiques imperméables. Ce même basculement politique est suivi également dans la fiction, par une mise en perspective avec Soumission de Michel Houellebecq et Destruction de Cécile Wajsbrot. Dans ces trois cas, le passage de la démocratie à la dictature, ou vice-versa, apparaît comme un processus de traduction, touchant la langue en premier lieu et conduisant à l’inversion des systèmes de valeur et de références communes.

4Plus attendu dans un volume sur les frontières, le franchissement des frontières géographiques et nationales est examiné dans la littérature de voyage au xxe siècle par Odile Gannier, qui montre combien ces frontières sont différemment perméables selon que l’on est un écrivain-voyageur occidental qui les traverse quasiment sans les mentionner, ou un émigrant du Sud pour lesquelles elles sont de véritables murs infranchissables. Avec un article consacré à Nicolas Bouvier par Thomas Rossier, c’est la traversée physique de la frontière qui opère comme un transformateur de soi et du mode de récit : au récit du réel se substitue une forme de quête transformant le reportage en conte et en méditation sur les limites du figurable et du dicible.

Des frontières qui relient

5Un deuxième ensemble est intitulé « Focales ». Françoise Simasotchi-Bronès propose en ouverture d’explorer une « hétéropoétique de la frontière », autrement dit une pensée divergente, contestatrice de l’idée même de séparation à travers des cas singuliers, des œuvres d’auteurs et d’autrices qui peuvent se penser en archipel, au sens que lui a donné Edouard Glissant : comme un réseau de circulations qui échappe aux démarcations coloniales figeant et hiérarchisant les hommes, les langues et les textes. La « poétique de la Relation » de Glissant est liée à la Caraïbe et à la fonction réversible de la mer qui à la fois sépare et réunit les îles. Elle est liée également à l’histoire des peuples, aux mélanges et aux contacts linguistiques qui font obstacle au fantasme colonial d’unités homogènes maintenues distinctes. Les montagnes des Alpes de Suisse romande ou le lac Léman constituent de même des espaces de connexion et des écosystèmes dont la richesse fait la matière même des romans de Charles Ferdinand Ramuz. Comme Anahi Frauenfelder le montre, c’est à travers l’analogie et la poésie que peut se dire ce que les frontières occultent : la résonance en nous du pays natal, l’unité vivante entre l’homme et le monde, que l’ontologie rationaliste occidentale a mise à mal. Le Club des miracles relatifs de Nancy Huston, tel que l’envisage Amandine Herzog-Novoa, interroge aussi les effets de la séparation entre les humains et non-humains, à travers l’opposition de deux espaces romanesques, un territoire où existent des pratiques magiques faisant intervenir les esprits et forces de la nature et la dystopie de territoires urbains posthumains où règnent la technique et les machines asservissant une humanité réduite à l’état de corps robotisés. Ces deux extrêmes interrogent aussi la frontière entre l’intériorité et la corporéité, ainsi qu’entre l’individualité et la communauté. C’est également à un double niveau, topographique, mais aussi idéologique et religieux, que sont mis en récit les enfermements auxquels essaient d’échapper les personnages de deux romans subsahariens : Terre ceinte (2014) de Mohammed M. Sarr, auteur lauréat du Prix Goncourt en 2021, et Le Tambour des larmes (2015) de M. Beyrouk étudiés par Christine Le Quellec Cottier. Plus qu’une traversée de frontières, le parcours romanesque décrit le combat contre le radicalisme religieux et l’emprise communautaire sur les femmes comme une libération, une sortie périlleuse d’un espace clos qui est à la fois celui d’une prison et d’un refuge. Dans l’article suivant, Melanie Sampayo Vidal présente le Mali comme un pays de « contrastes, de frontières et de transitions » (p. 178) sur le plan géographique et climatique, mais aussi social, culturel et religieux, conséquences des nombreux conflits politiques, ethniques et religieux ayant ravagé le pays depuis la colonisation. Le théâtre de Sirafily Diango y est en prise directe avec le coup d’État de 2012 et l’exil de nombreux réfugiés fuyant l’occupation islamiste du Nord du pays, de même que celle d’Adama Traoré, située dans le Nord occupé. C’est encore la guerre qui, de 1991 à 2001, a fait éclater la Yougoslavie, à laquelle se confronte l’écriture, cette fois à travers l’œuvre d’Aline Apostolska. Corinne Fournier Kiss présente les grandes lignes de sa biographie, de la Yougoslavie de Tito à la France puis au Québec, avant d’évoquer les différentes frontières thématisées dans ses œuvres romanesques ou autofictionnelles. Les frontières mobiles, celles des nations, des communautés religieuses, des genres, des langues ou des classes sociales s’y superposent aux frontières immobiles et naturelles que constituent les fleuves et aux frontières architecturales que sont les ponts. Ces dernières figurent la jonction et la continuité autant que la séparation, et au-delà du territoire des Balkans, « tissent des liens transaréaux » (p. 211) avec les fleuves et les ponts d’Europe ou du Québec, formant un réseau que l’écriture déploie.

Frontières des littératures en langue française

6La troisième partie élargit le point de vue en plus vastes « panoramas » découpant les littératures d’expression française en quatre ensembles géographico-culturels : la littérature hexagonale, la littérature maghrébine, la littérature de l’Océan indien et la littérature des exilés roumains.

7Patrick Suter s’attache en effet aux écrivains français de la deuxième moitié du xxe siècle, repérant d’abord les séquelles de la guerre dans les œuvres de Julien Gracq et Patrick Modiano, hantées par les lignes de front et de démarcation représentant des frontières hermétiques. Il s’attache ensuite à montrer le retournement de la notion à travers des œuvres du Nouveau Roman, Robert Pinget ou Michel Butor faisant de la frontière un lieu de trafic et de transit, explicite dès les titres de Butor : À la frontière, Pluie sur les Frontières, Zone franche ou Transit. C’est ensuite avec Pierre-Marie Koltès que la frontière devient lieu de rupture, marge de la ville, terrains vagues où ont lieu des rencontres telles celle du client et du dealer de Dans la solitude des champs de coton. Ce sont aussi les marges et les fractures internes au tissu urbain qu’explore François Maspero le long de la ligne B du RER dans Les Passagers du Roissy-express, publié avec des photographies d’Anaïs Frantz en 1990. Enfin Skinner de Michel Deutsch, pièce publiée en 2001, met en scène une frontière à nouveau hermétique pour des candidats à l’exil auxquels des passeurs extorquent argent et humanité.

8Le panorama que Ferroudja Allouache présente de la littérature maghrébine de langue française aux xxe et xxie siècle fait des frontières une notion clé de la société coloniale cloisonnée, divisée, hiérarchisée et contrôlée, dont la littérature maghrébine et spécialement algérienne de Feraoun, Mohammed Dib, Kateb Yacine, Assia Djebar et Boudjedra, a tenté de dire les clivages, que ce soit des espaces, des cultures, des héritages historiques ou des langues. Ainsi de la trilogie Algérie de Mohammed Dib, qui suit la difficile survie d’Omar et de sa famille confrontée, notamment à travers l’école, à un déni de leur existence. Au-delà des dichotomies culturelles ou linguistiques, c’est la notion d’errance et de non-sens qui nourrit nombre d’œuvres de la fin de la guerre d’indépendance. Deux romans récents abordent la frontière, Les Prépondérants d’Hédi Kaddour et 2084 la Fin du Monde de Boualem Sansal. Mais si, dans le premier, elle est une barrière qui régule et entrave les relations, dans le second roman, l’absence de frontière produit un monde totalitaire sans échappatoire.

9Martine Mathieu-Job met en lumière les liens entre l’imaginaire insulaire de l’océan Indien et celui des Antilles, soulignant le rôle qu’y joue d’un point de vue géographique et symbolique l’océan, qui isole et relie. Aux récits marqués par la dualité coloniale répondent des poèmes célébrant la proximité de l’humain et du paysage. Que ce soit à Madagascar, dans les Mascareignes, à Maurice ou à la Réunion, la revendication d’une culture créole autochtone s’associe à une forme de syncrétisme propre aux insulaires. Par contraste, les romans ont, par leur ancrage réaliste, une vocation à décrire les tensions sociales et culturelles, les malheurs de l’exil ou ceux de l’acculturation, à Maurice dans les romans d’Ananda Devi, à Madagascar chez Michèle Rakotoson ou Raharimanana, ou à la Réunion avec les romans d’Axel Gauvin.

10Le dernier panorama présente une littérature déterritorialisée, celle de Roumains en exil. Iona Bican cherche à cerner plus spécifiquement « l’imaginaire des exils linguistiques » en s’attachant à l’écriture « dans une autre langue que la langue originaire de l’écrivain » (p. 284). En effet, pour la majorité des écrivains qu’elle étudie, francophiles et bilingues, l’exil en France s’est accompagné d’un changement de langue. Ainsi, trois écrivains ont été choisies par Iona Bican pour leur manière de thématiser ce changement. L’œuvre romanesque de la princesse Marthe Bibesco, représentative de ces riches aristocrates ayant fait leurs études en France avant de s’y exiler au moment où la Roumanie est devenue communiste, est caractérisée par la recherche du beau style. Pour Lena Constance, le français est choisi comme langue tierce, lui permettant d’exprimer ce qui est indicible dans sa langue maternelle : l’horreur des emprisonnements entre 1945 et 1962 dans les prisons communistes. Enfin, Matéi Visnic, qui vit actuellement en France, a une pratique bilingue, avec une répartition fonctionnelle par genre : théâtre et journalisme en français, poésie et prose en roumain.

Lignes, murs, ponts & seuils

11La quatrième et dernière partie « Entretien » est un long échange avec la géographe Anne-Laure Amilhat Szary et l’anthropologue Cédric Parizot, créateurs de l’antiAtlas des frontières, un collectif transdisciplinaire abordant la frontière d’un point de vue « aussi bien spatial qu’anthropologique et artistique ». Les auteurs présentent la genèse de cet antiAtlas, le collectif et ses projets, ainsi que sa réception dans le monde académique avant d’aborder la thématique de la poétique des frontières. L’entretien est ainsi l’occasion, pour les coordinateurs du volume, de revenir avec les créateurs de l’antiAtlas sur la représentation et la figuration des frontières dans l’art, mais aussi sur l’intervention des artistes et, plus largement, sur la manière dont se construit, au quotidien, l’expérience que peuvent faire les individus et les communautés qui font et défont les frontières selon des dynamiques complexes. Ainsi, pour les chercheurs qui les abordent à partir des pratiques, les modes d’actualisation de la frontière sont divers, faisant de la frontière un lieu de malentendus et de contradictions. Loin de la figure géométrique de la ligne, c’est un champ de trajectoires, de tensions, un flux d’actions multiples qui se connectent et que l’on ne peut réduire à une confrontation binaire, de type mur vs pont. Le rapport aux frontières est défini comme « situationnel » : non pas subjectif, mais pris dans des dispositifs qui sont à la fois matériels et relationnels. De ce fait, c’est la notion de seuil et non pas de ligne, de mur ou de pont, qui, pour Anne-Laure Amilhat Szary et Cédric Parizot, permet le mieux de saisir ce que représente l’expérience des frontières.

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12À lire l’ensemble, on perçoit donc à quel point la thématique est riche ; en témoignent la possibilité de l’aborder à différents niveaux (matériels et symboliques), mais aussi l’ambivalence et la multiplicité de ce qui s’y noue comme lieu de passage, de transition, d’échange, de conflit et de transformations. L’ouvrage est également en soi un seuil, suscitant la découverte d’auteurs de plusieurs continents, qui n’ont pas toutes et tous la notoriété de Glissant et qui permettent d’aborder l’expérience de la frontière à partir de points de vue et d’ancrages ontologiques, d’univers culturels et de situations matérielles très diverses. La perspective adoptée, dont l’entretien avec les créateurs de l’antiAtlas des frontières donne la clé, est celle d’une poétique nourrie de références sociologiques, anthropologiques et culturelles, proche des travaux sur la littérature mondiale et désireuse de renouveler les recherches littéraires en dépassant les clivages nationaux. Reste à penser ce qui rassemble tous ces auteurs et ces autrices, soit le fait d’écrire en français, qui demeure cependant dans l’ouvrage de l’ordre de l’implicite, sauf dans le panorama des écrivains roumains en exil, qui abordent le passage à une langue seconde au moment de l’écriture. Le changement de langue, comme un exil intérieur ou comme une frontière intérieure, concerne beaucoup d’autres écrivains. Certains ont grandi dans un milieu plurilingue, comme les anciens espaces coloniaux, où langues autochtones, créoles et langue coloniale cohabitent dans une relation potentiellement conflictuelle, mais aussi comme l’a été la Roumanie lettrée d’avant la Seconde Guerre mondiale. D’autres ont changé de langue au gré d’un exil, telle Nancy Huston dont un ouvrage est étudié dans ce volume, mais dont le bilinguisme est à peine évoqué. Toutes et tous ont pourtant, dans le français qu’ils ont choisi d’écrire, trouvé et tracé des parcours et des passages pour traverser des frontières linguistiques qui restent, au sortir de l’ouvrage, encore à explorer.