Acta fabula
ISSN 2115-8037

2022
Mai 2022 (volume 23, numéro 5)
titre article
Philippe Richard

« La hautece et la seignorie de si haute hystoire com est cele del Greal »

« La hautece et la seignorie de si haute hystoire com est cele del Greal »
Irène Fabry-Tehranchi et Catherine Nicolas, L’Iconographie du Lancelot-Graal, Turnhout : Brepols, coll. « Répertoire iconographique de la littérature du Moyen Âge » (série « Corpus » n° 7), 2021, 628 p., EAN 9782503580036.

1La richesse de ce livre, parfaitement accordée à l’œuvre littéraire commentée, ne tient pas à la seule présentation de l’admirable manuscrit de la Bibliothèque Nationale de France illustrant le Lancelot‑Graal de son cycle iconographique intégral. Elle est également constituée par la rare alliance de la plus parfaite érudition critique et de la plus grande clarté stylistique permettant au profane de découvrir un monument crucial de la littérature médiévale. Les auteurs, responsable de collections à l’Université de Cambridge et maître de conférences à l’Université de Montpellier, doivent en être vivement remerciés.

Un projet iconologique

2La collection qui accueille l’ouvrage se donne pour mission de présenter, reproduire en intégralité et commenter les cycles d’illustrations d’œuvres littéraires du Moyen Âge, afin de permettre aux chercheurs d’accéder à la pleine réalité matérielle et spirituelle des textes, comme le feraient les éditions critiques et génétiques que nous connaissons déjà pour les siècles ultérieurs. Si un cycle iconographique constitue en effet une séquence complète et cohérente qui exprime le sens et les valeurs mêmes d’un texte, il sera utilement joint à l’étude des œuvres dont il épouse le mouvement narratif et l’élan symbolique, afin que nos lectures ne puissent risquer d’être désincarnées faute d’envisager toute la perspective d’invention qui présida à l’élaboration littéraire. Mais les images sont aussi l’aboutissement d’élaborations complexes dont la source textuelle ne possède pas l’unique secret, ce qui permet justement à l’œuvre de se voir utilement envisagée par une invention‑palimpseste qui met encore en valeur la richesse de l’art du Moyen Âge. Un cycle iconographique couvre par ailleurs de larges pans du savoir et se distingue en tous points des pièces hétéroclites d’un temps fragmenté. Or Irène Fabry‑Tehranchi et Catherine Nicolas relèvent aisément le défi de cette collection en montrant bien que les séquences d’enluminures légendées, d’initiales historiées et de miniatures compartimentées du Lancelot‑Graal ne relèvent aucunement d’un décor pittoresque mais d’un réseau signifiant, souvent riche des mêmes programmes narratifs que le texte littéraire auquel elles se voient intimement associées (avec hypotypose, analepse, prolepse, allégorie). L’image élit certes des éléments, des signes et des personnages pour les redistribuer de manière singulière en fonction des codes qui lui sont propres, y compris pour les répartir originalement dans l’espace de la page ou de l’ouvrage entier, mais ce monde d’événements enseigne justement le texte parce qu’il n’en est pas la simple copie.

Une œuvre emblématique

3L’œuvre étudiée, le Lancelot‑Graal, est un ensemble littéraire que l’on peut dater de la fin du xiie siècle et du début du xiiie siècle. Sans doute l’un des plus grands cycles romanesques en prose du Moyen Âge, le texte se compose de cinq mouvements (l’Estoire del Saint Graal, le Merlin et sa Suite, le Lancelot en prose, la Queste del Saint Graal et la Mort Artu) que l’on donne ici selon l’ordre diégétique de progression et non selon l’ordre chronologique de composition. Il s’agit non seulement de l’histoire du Graal, depuis ses origines jusqu’à sa conquête par Galaad, mais encore de l’aventure de Lancelot, jadis amorcée par Chrétien de Troyes, en une somme qui unit le temps du Christ et le royaume d’Arthur pour embrasser des formules bibliques, exemplaires, théologiques et courtoises. Plus de cent quarante manuscrits conservent ces textes, en partie ou en totalité, signant le succès de l’œuvre du xiiie siècle au xve siècle, par exemple auprès de Jean de Berry ou de Jacques d’Armagnac. Mais notre étude iconographique adopte les cinq manuscrits les plus anciens comprenant l’intégralité de l’œuvre (Bonn ULB S 526, Paris BnF fr 110, Paris BnF fr 344, Londres BL Add 10292-294 et le volume dispersé entre trois collections Ex-Amsterdam BPH 1, Oxford Bodleian Douce 215 et Manchester Rylands Fr 1) pour reproduire et commenter le cycle Paris BnF fr 344.

Une situation poétique

4Une utile présentation générale de l’œuvre nous est d’abord proposée (p. 7‑18). Si deux directions sont nées de l’inachèvement de l’entreprise épique de Chrétien de Troyes, avec un groupe de textes qui demeurent fidèles au merveilleux et un groupe de textes qui explorent l’histoire du royaume d’Arthur et la généalogie des gardiens du Graal, notre Lancelot‑Graal appartient résolument au second groupement de proses : il s’agit d’écrire l’histoire ancienne d’un Graal devenu saint, de conter sa translation de la Judée christique à la Bretagne arthurienne (par le lignage élu de Joseph d’Arimathie), et de rehausser les aventures de Perceval ou les amours de Lancelot au moyen d’une perspective eschatologique. Naît un cycle romanesque reliant de façon très cohérente des textes indépendants qu’il traverse par des réseaux de significations et des principes de continuités au plan à la fois narratif, stylistique et idéologique. Ce Lancelot‑Graal est donc également nommé Livre du Graal (notamment par l’édition de Philippe Walter pour la « Bibliothèque de la Pléiade »). Un double sommaire de chaque mouvement résume initialement les intrigues respectives (p. 10‑15) et détaille finalement les épisodes particuliers (p. 415‑531). On saluera au demeurant l’immense tableau synoptique classant les moindres faits de l’œuvre intégrale en les distribuant dans les cinq manuscrits étudiés ainsi que dans l’édition courante (Walter) qui permet à tout lecteur de s’y retrouver facilement grâce à une vue panoramique de l’ensemble du récit. Apparaît clairement l’entrelacs des aventures de chaque chevalier en l’orientation esthétique de chaque fragment du cycle. Deux grands diptyques se discernent alors :

Le premier diptyque met face à face le récit sacré et peu arthurien de l’Estoire et le roman allégorique de la Queste qui transpose le modèle chevaleresque dans celui de la nouvelle chevalerie d’inspiration cistercienne pour exposer les principaux dogmes de la foi chrétienne. La tendance de ces deux romans à céder au style homilétique les pose comme deux modalités possibles d’écriture d’un même roman de la foi, l’un restant proche du modèle biblique, l’autre du roman chevaleresque. Leur confrontation permet de faire apparaître une temporalité en miroir qui fait se succéder le temps du Fils et celui de l’Esprit. Le second diptyque réunit, sur un modèle profane cette fois, le Merlin et sa suite et la Mort Artu dans un même souffle épique à coloration historiographique. Les guerres de clan et les enjeux politiques inspirés de la chronique et de la chanson de geste se mêlent aux merveilles et aux prophéties de Merlin pour faire l’histoire de la construction du royaume arthurien puis de son déclin. Quant au Lancelot, qui apparaît comme le pivot de ces deux ensembles et l’apogée du monde arthurien, il […] présente dans sa construction épisodique une immense fresque de la Table Ronde. (p. 16)

Un manuscrit synthétique

5Une nette présentation du cycle iconographique et de ses variantes nous est ensuite offerte (p. 18‑34). Si le rôle d’un concepteur, copiste en charge de la production des manuscrits séquencés et de leurs illustrations colorées, doit naturellement être pris en compte, c’est que la réalité d’un programme précède la réalisation d’un vaste ensemble iconologique, convoquant intention et prévision, commande et autorité, organisation et disposition. Songeons aux membres pensionnés d’une maison aristocratique, comme Jean de Berry, ou aux fidèles d’un libraire, comme les ducs de Bourgogne ; il faut en tout cas bien être capable de mobiliser un réseau d’artistes et d’artisans (parcheminiers, peintres, scribes et relieurs) pour obtenir un ensemble inédit. Or le manuscrit BnF fr 344, originaire de Lorraine à la fin du xiiie siècle, est riche de 348 illustrations (essentiellement des initiales historiées avec quelques miniatures). En regard des projets similaires, conservés en Allemagne et en Angleterre — la comparaison de la version parisienne aux autres versions cycliques (p. 28‑34), incontestablement utile au sein de la visée scientifique de l’ouvrage, perd simplement un peu le lecteur bénévole qui ne discerne parfois plus très bien en quoi l’ensemble des similitudes et des différences entre les versions manuscrites vont pouvoir l’aider à comprendre l’analyse du seul style iconographique présenté dans le cahier en couleurs qui clôt le volume (p. 551‑628) —, il se caractérise notamment par la volonté de rendre visuellement compte de la logique cyclique qui préside à l’ensemble de l’œuvre, au moyen du prisme généalogique par exemple :

Le début de Merlin [présente] un effort pour illustrer non seulement le commencement du nouveau texte mais aussi la fin de celui qui précède à travers l’utilisation et la combinaison de plusieurs types d’illustrations. Ainsi la fin de l’Estoire est indiquée au bas du folio 81 par une miniature représentant les lions gardant la tombe de Lancelot l’Ancien ainsi que par une miniature placée en haut du verso du folio représentant l’écriture du livre et le miracle de la tombe de Lancelot l’Ancien et de la fontaine bouillonnante. L’importance accordée à ce passage s’explique à la fois par la représentation de la genèse de l’œuvre et par l’introduction de l’ancêtre et homonyme du chevalier Lancelot qui souligne la dimension généalogique du fonctionnement du cycle. L’illustration du début de Merlin n’est pas en reste avec l’emploi d’une miniature composée de quatre compartiments et suivie d’une initiale historiée qui figure la Descente du Christ aux enfers, le conseil des démons et leur persécution de la famille de Merlin l’Ancien, introduisant un autre protagoniste essentiel de l’œuvre à venir par le biais de sa généalogie. (p. 25‑26)

Une étude systématique

6Un commentaire précis et méthodique des images, avec leur description et leur interprétation, nous est alors donné en une lecture suivie (p. 35‑378). L’intégralité des miniatures et des initiales historiées est reproduite en noir et blanc dans le corps du texte. Il est même possible d’avoir un bel aperçu de l’aspect général de la totalité de quelques feuillets, selon leur mise en page, grâce à plusieurs reproductions intégrales de folios. I. Fabry‑Tehranchi et C. Nicolas font alors tout leur possible pour faciliter notre lecture : la première phrase de la prose médiévale est transcrite immédiatement après la lettrine, car il y a presque toujours convergence entre les deux éléments ; les notes de bas de pages indiquent la place de la miniature dans le texte de l’édition courante (« Pléiade ») ; et un parallèle avec les thèmes iconographiques identiques mais disposés à une place différente dans les autres manuscrits de l’œuvre permet de réaliser l’importance des points d’insertion textuelle. On louera surtout l’effort consenti pour que les implications narratives du commentaire, certes tentantes lorsqu’il s’agit d’envisager la logique même d’un cycle, ne prennent toutefois pas cette place démesurée qui aurait banni les implications esthétiques de l’image, en vérité essentielles lorsqu’il s’agit de mener à bien un vrai travail d’iconologie. La première initiale historiée, sur le folio 1, lorsque débute l’Estoire del Saint Graal, est ainsi décrite comme l’apparition du Christ au prêtre‑auteur le soir du jeudi saint (p. 39), associée à la première phrase du texte (« Cil qui la hautece et la seignorie de si haute hystoire com est cele del Greal met en escrit par lou comandement del grant maistre mande tout premierement saluz a toz celz et a toutes celes qui ont lor creance en la sainte glorieuse Trinitez »), et ressaisie de façon non seulement structurale — « elle s’apparente aux visions apocalyptiques », « l’auteur, en recevant le livre et en acceptant la vocation du Christ, fonde l’autorité de l’Estoire que le prologue s’attache à rattacher aux Saintes Écritures », « le couple formé par le Christ et l’ermite sera relayé, dans Merlin, par les figures de Merlin et de Blaise » — mais encore artistique — « le fond doré évoque la lumière superlative de l’apparition », « l’arc trilobé qui domine la scène, et dont le Christ occupe le centre, résonne avec le contenu trinitaire de ses propos », « à droite, l’autel rappelle que l’ermite, qui est prêtre, a célébré l’office des Ténèbres avant de se coucher ; présenté comme un élément de décor, il permet à l’illustrateur de synthétiser en une seule scène l’office nocturne, l’enseignement du Christ et le don du livre ». Une autre initiale historiée, sur le folio 189, au début de Lancelot I, est aussi décrite comme l’entrevue entre Claudas et son fils Dorin (p. 175), toujours associée à la phrase du texte correspondant (« Li contes dist ci endroit que einsi tint li rois Claudas le roiame de Gaunes et celui de Banoïc »), et envisagée de façon non seulement diégétique — « Claudas souhaite assouvir son désir de prouesse en attaquant le roi Arthur pour en faire son vassal », « en son absence, son royaume sera confié à son oncle […] et non pas à son fils de quinze ans, Dorin, orgueilleux, violent et excessif » — mais encore esthétique — « dans une scène type de conseil », « sa grande taille est, peut‑être, suggérée, mais la disproportion renvoie sans doute plutôt à sa souveraineté de roi et à la jeunesse de son fils », « la démesure de Dorin n’est pas représentée si ce n’est par son index levé qui affronte celui de son père et par son pied qui dépasse les limites de la lettrine ». Une autre initiale historiée encore, sur le folio 519, au début de la Mort Artu, saisit Lancelot blessé pendant son sommeil (p. 362), avec la phrase « Ci endroit dist li contes que quant Lacenlot se fu partiz de Boorz et des toz son frere et des autres compaignons, il chevaucha entre lui et son escuier parmi la forest de Kamaaloth une eure arriere et autre avant et gissoit chascune nuit chiés un hermite », et comprend l’image non seulement par son contexte — « pendant qu’il se repose près d’une source, un veneur du roi Arthur, manquant le cerf qui boit à la fontaine toute proche, lui décoche une flèche dans la cuisse et le blesse profondément » — mais encore par son trait — « l’imagier a choisi de ne pas le représenter endormi pour éviter que la scène ne soit prise pour un songe », « sa blessure n’est pas visible mais le geste de ses mains, placées en opposition, signale peut‑être son angoisse », « la bête est de couleur claire et ses pattes arrière dépassent largement du cadre de la lettrine, ce qui dramatise la scène de chasse et donne à l’accident un caractère merveilleux ». Certaines images demeurent certes bien plus rapidement décrites, et on ne pourra que le regretter (la Suite et le Lancelot étant objectivement les parties les plus faibles, avec de simples passages de synthèse et de paraphrase), mais l’entreprise n’en reste pas moins tout à fait réussie, avec des suggestions qui nous font réellement voir le monde médiéval :

Mort Artu C 34 : armée d’Arthur poursuivant Lancelot (folio 526v—fig. 337). Initiale historiée : « Ci endroit dist li contes q’a celui point que li rois Artus vit venir Mordret a fuiant tout contreval la cité de Kamaalot, il se merveilla molt que ce pooit estre ». Voyant revenir Mordret qui bat en retraite et apprenant la mort des frères de Gauvain autour du bûcher réservé à la reine, Artur envoie son armée à la poursuite de Lancelot pour l’empêcher de quitter le pays et venger l’affront que représente, pour sa famille, la mort de ses neveux. L’image montre l’armée d’Arthur chevauchant à travers la forêt représentée par trois arbres qui débordent le cadre de la lettrine. Les hommes sont rangés dans un ordre parfait, lances parallèles et casques alignés ; les chevaux, gris ou beige pommelés, participent de la beauté et de la richesse du cortège tandis que la répartition des couleurs et des personnages crée une parfaite symétrie. Les qualités du roi transparaissent dans la représentation de son armée : largesse, noblesse, force, grandeur et prestige. Les lances en surimpression sur la lettrine rappellent l’hostilité de la troupe envers Lancelot et les siens. (p. 367)

Un dommage énigmatique

7Une liste des manuscrits et une ample bibliographie complètent le travail (p. 379-413). On peut alors admirer la reproduction intégrale du cycle, en couleur, sous forme de cahier final non folioté couronnant enfin l’ouvrage. Mais c’est en cet endroit que la composition de l’ouvrage se trouve hélas altérée : l’ordre chronologique, censé reproduire l’agencement du commentaire analytique formant le cœur du l’étude, a été bouleversé par une malheureuse interversion des feuillets ! Dès la figure 9, nous sommes projetés à la figure 93 ; il faut attendre la figure 122 pour revenir sans crier gare à la figure 10 ; mais dès la figure 62, nous sommes à nouveau propulsés à la figure 123 ; en tout cas jusqu’à la figure 144 qui ne nous fera pas revenir en arrière, vers la figure 63 toujours absente, mais qui nous fera encore courir en avant vers la figure 192 ; il faut attendre la figure 198 pour que réapparaisse la figure 63 et la figure 92 pour que se dévoile la figure 145 ; mais la figure 166 est alors suivie de la figure 199, la figure 206 de la figure 167, et la figure 191 de la figure 207. Le lecteur est donc complètement perdu et ne peut nullement suivre l’avancée de l’étude critique en parallèle de la marche de sa reproduction picturale. Si le livre insistait énormément sur la cohérence cyclique, l’édition du cahier en couleur, censé couronner l’entreprise, ne nous permet pas en somme cette lecture de précision à laquelle nous nous sentions si intelligemment appelés. Voilà sans doute le seul regret que nous laisse le livre, qui mérite pourtant une lecture passionnée.