Acta fabula
ISSN 2115-8037

2022
Mai 2022 (volume 23, numéro 5)
titre article
Alexandre Morel

Le choc du mot confronté à l’objet qui l’excède

The shock of the word confronted with the object that exceeds it
Yoann Loisel et Émeric Saguin, Le traumatisme de la Grande Guerre et Louis‑Ferdinand Céline, Paris : L’esprit du temps, 2021, 304 p., EAN : 9782847955347.

1Voici un livre qui prétend faire le point sur une apparente banalité, la Grande Guerre changeant à jamais le destin du futur Louis‑Ferdinand Céline, en détaillant cependant de bout en bout ce qui n’a été, jusque‑là, vraiment exploré : comment ?

2Soit : comment la guerre s’impose au soldat (mise en parallèle des courriers du cuirassier et des mouvements de troupe) ; comment le choc, détaillé sur ses conséquences physiques et psychiques, va influencer l’orientation du jeune homme vers la médecine et l’écriture ; comment celle‑ci prendra pour charge la déréliction vécue et l’attente de reconnaissance ; comment, enfin, le style et les étapes éditoriales de l’œuvre renverront continûment à l’impensable rémanent de 1914.

3Après un ouvrage davantage consacré à l’histoire familiale de l’écrivain, en particulier aux silences et aux complicités des pères (La bobine de Louis Ferdinand : Louis‑Ferdinand Céline, le négatif et le trait d’union, MJW Fédition, 2018), c’est d’un point de départ très « clinique », celui du choc et de ses modalités de soin, que Yoann Loisel reprend le parcours célinien, avec Émeric Saguin, médecin militaire, spécialiste du cauchemar post‑traumatique :

Ceux qui rencontrent la guerre à 20 ans, en 1914, ceux‑là sont nés en même temps, ou à peu près, que la compétition automobile, la radiographie et le cinéma, la psychanalyse, l’affaire Dreyfus. De cette société en interrogations et en tensions, en créations et en réactions, en mutations explosives, l’extrême violence du conflit mondial sera l’acmé convulsive, entérinant une interrogation que nous allons suivre ici : que devra inventer l’individu pour continuer de s’y reconnaître ? (p. 17)

4L’écriture, heureusement, ne lâche pas celle de Louis Destouches, puis de Céline, pour s’embarrasser le moins de jargons, médical ou psychologisant, en conservant néanmoins une grande précision. Ceci notamment sur les examens physiques du blessé, évacué en octobre 1914 après une commotion complexe. L’un d’entre eux, parmi d’autres inédits (deux cahiers iconographiques proposent une cinquantaine d’illustrations), dévoile pour la première fois la gravité de la lésion au bras, en bénéficiant de l’explication du langage technique de l’époque. Le sujet, qui rejoindra les horreurs de la seconde guerre, apparaît en effet suffisamment sérieux pour ne pas laisser épanouir des hypothèses fantaisistes, basées uniquement sur la réélaboration de son aventure par Céline ou sur des jugements rétrospectifs dénonçant une vilenie globale en relativisant notamment la violence rencontrée (bien intéressant d’ailleurs quant aux aiguillons futurs que ce diagnostic refoulé ou caché, ignoré en tous cas par les commentateurs et contempteurs, soit celui d’une « dégénérescence »).

Intraitables insistances

5Réexaminant la biographie en mettant en parallèle le mûrissement de l’écriture et la reconstruction de l’homme (par exemple, à qui et comment il écrit en Afrique en 1916‑1917), la question posée laisse très vite apparaître sa portée relationnelle. Comment réengager une confiance dans la langue et dans l’autre lorsqu’on a vécu, sans du tout les critiquer, les stratégies absurdes et l’ivresse patriotique puis, après le décillement dû à la blessure, la menace d’être renvoyé au combat ?

6C’est ainsi de l’expérience psychique particulière créée par Céline avec son lecteur que Y. Loisel continue de rendre compte : la volonté de « faire ressentir », mise en relation avec l’impensable résidant inextinguiblement dans toute symbolisation du choc ; le démantèlement de la syntaxe pour « soigner » cette langue devenue caduque ; la qualité hypnotique du style (répétitions, injonctions, sensorialité au premier plan, hypermnésie), issue de la transe que l’écrivain revit en retrouvant, du bras atteint qui écrit, la souffrance du champ de bataille. Sans oublier, bien sûr, l’affrontement que maintient très volontiers Céline avec celui qui le lit (comme avec son éditeur Antoine Gallimard) :

Mais l’informe violemment éprouvé, en 1914, doit surtout continuer de prendre formes et Céline conserve, par‑dessus tout, le but de la transfiguration esthétique. Cette ambition est à ce point tendue qu’elle semble confirmer sa nécessité de traiter un traumatisme en en reprenant le brouillage des sens et du sens. Les catégories logiques du vrai et du faux sont donc obstinément subverties, pour garder mieux le sens du réel et non pas, tellement, entretenir le prestige d’une construction héroïque. (p. 170)

7L’évident et premier intérêt de cet essai est de sonder la déclinaison de l’irrépressible choc, de la Grande Guerre jusqu’à la réception critique de l’écrivain. La solution individuelle de ce traitement du trauma, on pourrait dire « solitaire » si Céline ne cessait de provoquer son lecteur, s’inscrivant justement dans un contexte historique où il était fait, très volontairement, peu de place à l’impact psychique du champ de bataille.

8Les auteurs retracent de façon concise, mais passionnante, le long parcours de ces modalités de reconnaissance des traumatisés et de leurs symptômes invalidants (les reviviscences en particulier, telles que Voyage au bout de la nuit en offrira des illustrations saisissantes). Les apports de la psychanalyse, avec les propositions freudiennes sur la « névrose de guerre », sont resitués, montrant leur séduction sur l’ancien soldat devenu médecin (voir certains de ses textes médicaux, comme « l’insomnie des intellectuels », p. 141‑142). Par‑là se précise l’histoire, peut‑être maintenant étonnante, des relations consanguines entre la psychanalyse et le roman célinien. Avec un Céline qui passe tout près de Freud (au sens propre, lorsqu’il se rend à Vienne en 1933 pour discuter avec des psychanalystes), tandis que Freud ne comprendra rien à Voyage, qu’il lit en français sur insistance de Marie Bonaparte, et qu’il dédaignera. Un malentendu persistant, d’abord lié à la langue de l’écrivain (prétendant dire tout, ne continue‑t‑il pas de recouvrir un impensé, voire un secret ?), bientôt à certains de ses thèmes obsédants.

Un transfert post‑traumatique dans l’écriture

9« Si vous fermez ce livre, je suis perdu » (Féérie pour une autre fois) : en écoutant le texte de Céline, Y. Loisel et É. Saguin suivent la manière dont le lecteur se trouve convoqué, secoué, heurté afin que le silence de l’irreprésentable ne l’emporte définitivement.

10Surtout, ils désignent combien l’excès sensoriel autant que le risque de la désorganisation s’impriment sans cesse, remontant une histoire brinquebalante qui doit aboucher les naïvetés de jeunesse sur les désillusions encaissées brutalement en 1914. Ainsi ce noircissement constant, qui ouvre aussi au mieux la perspective d’une percée sublime (sublimatoire ?) : la capacité de nommer ce qui est d’habitude ravalée, de faire image sur ce qui reste obscur, de faire musique sur ce qui assourdit.

11La nécessité de la maturation est prouvée, les moyens et circonvolutions indispensables à celle‑ci pour ne commencer à livrer le plan d’écriture qu’à partir de 1932, cependant que, après Voyage et Mort à crédit, l’ultime trait d’union, Casse‑pipe, semble trouer le projet au lieu d’achever sa visée initiale. Pour plusieurs raisons déraisonnantes que les auteurs rappellent, auxquelles ils ajoutent la langue elle‑même, son frottement à l’innommable, ce serait en 1936 le nouveau grand ébranlement de l’homme et la mise de côté de sa solution pour une autre rédaction : celle du pamphlet.

12Hypothèse d’une rupture et d’une réplique, discutée avec une scrupuleuse modestie :

Naturellement, il demeurera là un point de butée énigmatique, insondable, un « réel » qui nous échappe, sur lequel il convient d’éviter ajouter de l’imaginaire en noircissant l’ensemble qui le précède : le mouvement même de Céline sur la base, lui, du choc de 1914.

Précisément, avant l’avènement redouté du nouveau conflit, l’influence de la Grande Guerre sur l’écrivain paraît devoir être revue. Pensant cette course intime du traumatisme, il ne s’agit cependant pas de succomber à la vision naïve d’un pacifisme qui serait mal compris, mal exprimé, dans les pamphlets. (p. 224)

13Un chapitre expose comment le temps long et l’ambiguïté constante, substantiels au roman, se dénouent, l’issue paraissant au contraire vilement et linéairement déterminée : ce mot de passe antisémite, qui rejoint les pires abominations du temps. Y. Loisel et É. Saguin décrivent ensuite Céline touchant l’absence d’œuvre à l’intérieur de sa propre œuvre (à nouveau), remontant vers le récit en ayant déposé sur son ensemble ce qui pourra le disqualifier, qu’il tentera à la fin de contrer par la possibilité d’être « pléiadé ». Disons‑le, ce chemin où nous nous trouvons conduits s’avère peu fréquenté, celui de ne pas écarter l’ignominie des faits mais de lire Céline encore, poursuivant les enseignements de son style comme de ses vicissitudes.

Du soin dans le roman

14Il y a par exemple, pour nos auteurs, beaucoup à penser de la différence de traitement des mêmes thèmes, selon que Céline les oriente vers la décharge du pamphlet ou la « sagesse du roman ».

15Sans pratiquer la moindre concession, ils osent aussi parler d’un « message d’espoir » dans l’écriture célinienne, démontrant que celle‑ci révèle, crûment, combien certains formants narratifs – la temporalité du récit, l’attente d’un lecteur et non d’une foule – amènent l’homme à dépasser ses propres folies et médiocrités : « […] ce que la capacité romanesque entraîne de réussite sur ce qui aurait pu l’anéantir. » (p. 250)

16D’une composition particulièrement élégante, cet essai explore ainsi les liens entre le traumatisme et la création ou, plutôt, pour le meilleur et pour le pire, l’hybridation constante entre la créativité et la destructivité. Ne s’éloignant pas de la vie de l’auteur et de sa correspondance, il se termine par les échanges avec Henri Mondor, le précieux préfacier pour la Pléiade, décelant l’embarras et les atermoiements du pluri‑académicien avant qu’il ne remette sa copie à Céline, instruisant également, dans une conclusion au titre de fable (« Le Professeur Mondor et l’amibe »), la force d’un style qui paraît tout emporter, pliant peut‑être son lecteur vers la complicité.

17Impression très inconfortable, on en conviendra, aiguillon toujours vif (heureusement ?), que Yoann Loisel réfute : Céline ne viserait pas la complicité, mais l’absence d’indifférence. Le vœu finalement assez habituel du traumatisé, que l’écrivain comblerait encore à ce jour.