Acta fabula
ISSN 2115-8037

2022
Avril 2022 (volume 23, numéro 4)
titre article
Clément Gautier

Les enjeux d’un comparatisme Chine-France

The stakes of a China-France comparatism
Muriel Détrie & Philippe Postel (dir.), La Chine dans les études comparatistes : nouvelles approches et repositionnements, Nîmes : SFLGC-Lucie éditions, coll. « Poétiques comparatistes », 2021, 301 p., EAN 9791034605996.

1Quelque vingt ans après son article « Le comparatisme occidental / extrême‑oriental en France : bilan et perspectives méthodologiques1 », Muriel Détrie dirige, avec Philippe Postel, ce volume ambitieux se proposant de réaliser une « cartographie des différents types de recherches comparatistes qui ont été menés en France depuis les années quatre‑vingt » (p. 10). L’ouvrage commence par un « bilan critique », au cours duquel M Détrie et Ph. Postel interrogent respectivement, dans les deux plus longs articles du livre, « L’étude des relations littéraires avec la Chine » et « La littérature générale et le domaine chinois ». Ils donnent ensuite la parole à d’autres comparatistes, venus proposer, en écho aux articles liminaires, des « Études de réception » dans la deuxième partie du volume et des « Études de poétique comparée » dans la dernière. Comme le précise Céline Barral, « il s’agit [pour ces chercheurs] de faire le bilan de recherches personnelles en les situant dans une perspective théorique » (p. 232). La bibliographie placée en fin d’ouvrage adopte son plan général — en le détaillant pour permettre un accès raisonné aux références — et propose un panorama exhaustif des thèses et ouvrages comparatistes francophones « concernant la Chine » (p. 11).

2À la consultation de ces références bibliographiques, le lecteur ne peut que constater un important déséquilibre, que M. Détrie ne manque pas d’analyser dans son article « L’étude des relations littéraires avec la Chine : tendances générales et nouvelles perspectives ». En effet,

qu’il s’agisse d’étudier le rapport d’un écrivain français à la Chine ou la réception (souvent conçue en termes d’« influence ») d’un écrivain français en Chine — et l’on a vu que c’étaient là les deux types d’études les plus représentés —, la littérature française est placée en position dominante de sujet actif par rapport à la littérature chinoise ramenée au rôle d’objet passif. (p. 32)

3Notons que cette situation semble en partie justifiée par le fait que, comme le note M. Détrie dans le même article, « l’importation des littératures occidentales en Chine est bien plus grande que ne l’est l’exportation de la littérature chinoise » (p. 34). Il n’est donc pas étonnant que les chercheurs aient choisi de se consacrer en premier lieu à la réception d’auteurs français en Chine, qui offre matière à des études plus nombreuses et plus riches que l’inverse.

4Afin de rendre brièvement compte de cet ouvrage foisonnant, dans lequel se côtoient des approches et méthodologies fort diverses et parfois contradictoires, nous nous consacrerons à ce qui nous semble constituer les principaux enjeux du volume : peut‑on comparer la littérature chinoise à la littérature occidentale ? que comparer ? et comment comparer ?

La littérature chinoise est‑elle comparable à la littérature occidentale ?

5« Littérature chinoise » et « littérature occidentale » sont des notions sujettes à caution, que les contributeurs ne manquent pas d’interroger, et sur lesquelles nous reviendrons lorsque nous aborderons le deuxième enjeu de l’ouvrage.

6Au‑delà même de la terminologie et des réalités complexes et mouvantes qu’elle désigne, le débat sur la possibilité de comparer des littératures a priori incomparables occupe une place centrale dans l’histoire du comparatisme. M. Détrie, dans l’article « La Chine dans les études comparatistes : aperçu historique », propose un retour en arrière d’une clarté salutaire. Après avoir évoqué Étiemble et son projet d’« édifier une théorie littéraire universelle » (p. 12), elle rappelle la querelle ayant opposé François Jullien et Jean‑François Billeter, le second reprochant notamment au premier d’« ériger la spécificité chinoise en altérité radicale » (p. 16) qui interdit toute comparaison.

7Si, comme le souligne Ph. Postel, « l’invariant et le binarisme sont des tendances légitimes du comparatisme » (p. 84), l’ensemble des contributeurs s’intéresse d’avantage au premier qu’au second. Rappelant les « écueils du pseudo‑universalisme et du différentialisme » (p. 227), Ph. Postel insiste surtout sur l’inanité des clichés opposant Chine collective et Occident individualiste, Chine soucieuse de la nature et Occident conquérant, ou encore Chine synthétique et Occident analytique (p. 56). Pour lui, littératures chinoises et occidentales sont comparables puisque la littérature comparée permet de « replacer [l]es processus à l’œuvre dans une histoire littéraire singulière à l’intérieur d’un ensemble plus vaste, qui tend vers l’universel » (p. 225). Cette perspective générale est partagée en dehors du champ des études comparatistes dans la mesure où, comme le note M. Détrie, « la Chine elle‑même se revendique [sic] désormais d’une forme d’universalité » (p. 18).

Que comparer ?

8Une fois posé le fait que les différences entre la France et la Chine, pour réelles qu’elles soient, ne les rendent pas incomparables, demeure la question des corpus à comparer. M. Détrie, au début de l’ouvrage, interroge la pertinence des

études binaires mettant en relation un écrivain ou un mouvement occidental (ou français) avec la Chine (ou l’Orient auquel la Chine est implicitement rattachée), ou un écrivain ou un mouvement chinois avec l’Occident (ou la France), ce qui revient à faire des deux termes en présence des entités stables et bien définies. (p. 31)

9Deux approches sont développées dans l’ouvrage pour répondre à la « nécessité de distinguer les différents espaces chinois et occidentaux, de sortir du binarisme » (p. 31).

10La première, qualifiée de « triangulaire » (p. 38) par M. Détrie, consiste à inclure un tiers dans l’analyse. C’est ce que propose Sabrina Yeung Choi‑kit dans son article « Le Japon, un pont culturel entre l’Europe et la Chine à l’époque de la Révolution littéraire. Le cas de la réception de Paul Morand par l’école des sensations nouvelles shanghaienne ». Après avoir rappelé comment le Japon a joué un rôle d’intermédiaire entre l’Occident et la Chine lors du Mouvement de la Nouvelle Culture (p. 136), S. Yeung Choi‑Kit montre l’influence des traductions japonaises des nouvelles de Morand sur l’œuvre de Li Na’ou. Relevant chez l’écrivain chinois des citations et métaphores provenant du texte morandien, et d’autres propres à sa traduction japonaise, elle met en évidence un « effet d’intertextualité transnational » (p. 137), que seule l’approche « triangulaire » permet de révéler.

11Une deuxième voie pour « sortir du binarisme » consiste à ne plus envisager la Chine, mais la sinophonie. Le terme apparaissant tout aussi problématique que les notions d’Orient et d’Occident, Yinde Zhang choisit de ne se consacrer qu’à la « sinophonie transgressive » qui donne son titre à son article. Mettant en évidence une « voix transgressive pour la littérature sinophone » (p. 271) elle en étudie la vision « anti‑centraliste, anti‑expansionniste et anti‑hégémonique » (p. 259). Le critère de la transgressivité la conduit à ne pas opérer de distinction a priori entre littératures produites et publiées à l’intérieur ou à l’extérieur des frontières de la RPC. En effet, Y. Zhang montre l’existence de « bastions de résistance à l’intérieur du système » (p. 269) et souligne que « la diaspora n’exclut ni la complaisance ni la complicité » (p. 269).

12M. Détrie va plus loin, expliquant que « les différences linguistiques ne sont pas pertinentes » (p. 48) et que le fait qu’un roman soit écrit en français ou en chinois ne doit pas constituer un critère distinctif. Une telle perspective est incontestablement stimulante, et permet d’en finir avec des catégories parfois inopérantes. Mais ces catégories, aussi imparfaites soient‑elles, ne permettent‑elles pas de nourrir la réflexion et de fournir un cadre commun propice à des échanges passionnants, dont l’ouvrage dont nous rendons compte ici constitue un exemple remarquable ?

Comment comparer ?

13Une fois admise la possibilité d’une comparaison et soulevées les interrogations relatives à l’établissement du corpus, demeure le vaste problème de la méthodologie à adopter. Ph. Postel, dans « La littérature générale et le domaine chinois » note que « Partir du genre pour mener une comparaison entre des littératures éloignées est une pente naturelle mais semble une erreur méthodologique » (p. 62), dans la mesure où les équivalences entre genres chinois et occidentaux sont sujettes à caution.

14Tristan Mauffrey parvient au même constat au terme du questionnement méthodologique qui ouvre son article « La mémoire des accomplissements héroïques dans le Shi Jing et les poèmes homériques : une lecture croisée de deux corpus poétiques traditionnels ». On ne peut qualifier le texte chinois de « lyrique » — et l’opposer ainsi à l’épopée homérique — sans commettre un anatopisme, le terme étant issu de la tradition littéraire grecque (p. 183). Conscient de cet écueil, T. Mauffrey fonde sa comparaison sur les notions de « Gloire héroïque et mémoire poétique : des catégories provisoires pour construire des comparables » (p. 186). Il recommande de mener les études comparatistes à partir de concepts de cet ordre, ne présentant pas de tradition critique dans l’une ou l’autre des littératures que l’on compare, afin de pouvoir s’en emparer et les façonner selon les corpus à l’étude. De la même façon, Ph. Postel, dans l’article « Comment lire un roman de la première modernité en Chine et en Europe », consacré aux critiques romanesques chinoise et française, forge les concepts de « critique médiate » et « critique immédiate », « typologie qui ne relève d’aucune des deux traditions littéraires critiques » (p. 227). La critique immédiate se caractérise pour Ph. Postel par la continuité par rapport à l’acte de lecture, l’expression de jugements personnels (p. 217), une certaine empathie avec les personnages (p. 218) ainsi que la forme dialoguée feinte (p. 221). Ph. Postel parvient ainsi à mettre en évidence, en France comme en Chine, l’existence et la persistance d’une critique immédiate, chantre de valeurs plus pragmatiques que théoriques (p. 222) et d’une esthétique du plaisir (p. 223).

15Dans « Un héritage de la philologie. Pour une lecture rapprochée de la littérature chinoise », C. Barral propose une approche différente. La philologie permet au comparatiste d’accéder aux microstructures, aux mots des textes, et chez C. Barral, ce sont justement ces mots qui constituent les concepts sur lesquels se base la comparaison. En rapprochant les œuvres polémiques de Charles Péguy, Karl Kraus et Lu Xun en raison de leur contemporanéité, de leur genre littéraire et des connexions factuelles qui les unissent (p. 240), C. Barral parvient à mettre en évidence des concepts communs, parfois au prix de développements acrobatiques. Pour rattacher la polémique péguienne et la notion de tact, C. Barral lie la première à la connaissance pratique et parvient ensuite, au terme d’un raisonnement virtuose, aux pages de l’Encyclopédie consacrées au jugement social.

Il m’a semblé que toute la question posée par la polémique au tournant des xixe et xxe siècles était celle de la connaissance pratique et du jugement social, dans un monde qui prétend au progrès et à la positivité du savoir spécialisé ; qu’ainsi, la polémique mettait profondément en jeu l’héritage des Lumières jusque dans la manière dont les mots ont pu être définis. Or, les termes de l’Encyclopédie pour apprécier le jugement social [sont] « touché », « politesse », « civilité », « savoir‑vivre ». (p. 251)

16C. Barral relève chez Péguy et Kraus la présence de Panoptikum et note, non sans enthousiasme : « Un bonheur de lecture a été de retrouver ce motif du musée de cires dans un petit texte de Lu Xun sur les proverbes » (p. 254). On partagera ce bonheur, ou s’interrogera sur l’importance de ce « petit texte » dans l’œuvre du grand écrivain et la pertinence d’une analyse de la figure du Panoptikum chez lui. Au reste, on pourra questionner l’adéquation d’un comparatisme centré sur les mots avec la littérature chinoise, faite de caractères.

En guise de conclusion : pourquoi comparer ?

17L’ensemble des contributions réunies dans La Chine dans les études comparatistes l’affirme : la comparaison entre les littératures chinoises et occidentales est possible, bien qu’elle présente des écueils, dont le binarisme n’est pas le moindre. Celui‑ci peut être contourné, voire surmonté, en introduisant un troisième objet d’étude ou en s’intéressant à la notion instable et stimulante de sinophonie. Les méthodes pour construire des comparables sont diverses, qu’il s’agisse, dans une perspective philologique, de demeurer au plus près des mots des textes à la manière de Céline Barral, ou, comme le proposent Philippe Postel et Tristan Mauffrey, de « Choisir une catégorie floue, destinée à un usage provisoire, pour construire une comparaison, [ce qui] est un moyen d’éviter d’ériger en universel une catégorie propre à une culture poétique et de la projeter, sans regard critique, sur une autre culture » (p. 186, la citation est de T. Mauffrey).

18Le quatrième enjeu de l’ouvrage, qui apparaît en filigrane dans chacun des articles qui le compose, est l’intérêt du comparatisme Chine‑France. Celui‑ci est multiple, mais l’apport le plus évident des études réunies par M. Détrie et Ph. Postel est d’améliorer la connaissance de chaque culture considérée dans sa singularité — ou ce qu’il en reste. Le lecteur francophone accèdera assurément à une compréhension plus fine de sa littérature s’il est en mesure de l’analyser, non comme un Chinois, mais comme un francophone ayant abordé la littérature chinoise.