Acta fabula
ISSN 2115-8037

2022
Mars 2022 (volume 23, numéro 3)
titre article
Cory Stockwell

Contre la normalité constituée, une pensée prépositionnelle

Against the constituted normality, a prepositional thought
Irving Goh, L’Existence prépositionnelle, Paris : Galilée, 2019, 120 p., EAN 9782718609836.

1Ceci est un livre important qui interroge ce qu’Irving Goh appelle la pensée prépositionnelle dans l’œuvre de plusieurs penseurs français, dont Jacques Derrida, Emmanuel Levinas, Luce Irigaray, et Jean‑Luc Nancy, ce dernier étant la pierre de touche du projet. I. Goh explique au début du livre que le terme « préposition » est à entendre, dans cet ouvrage, en deux sens à la fois : au sens linguistique où le terme est le plus souvent utilisé, mais aussi comme « pré‑position, c’est‑à‑dire le mouvement ou l’élan presque fluide et libre avant qu’on prenne (une) position ou qu’on s’y fixe » (p. 11). Il considère les penseurs mentionnés ci‑haut comme ceux qui ouvrent la voie à une pensée prépositionnelle, et il y voit un indice dans le fait que les prépositions jouent un rôle important dans plusieurs des concepts (ou non‑concepts) qu’ils ont construits — à savoir, l’à‑venir de Derrida, le « j’aime à toi » d’Irigaray, le « face à face » de Levinas, et l’être‑à (entre autres) de Nancy. Comme on voit dans ces exemples, et comme le dit I. Goh lui-même, c’est surtout la préposition « à » qui l’intéresse. Pour le cas de Nancy, I. Goh a certainement raison de souligner l’importance de l’à ou de l’être‑à, puisque Nancy lui‑même l’affirme. Dans Le Sens du monde, il écrit : « Nous savons catégoriser l’être‑en, l’être‑pour ou l’être‑par, mais il nous reste à penser l’être‑à, ou le à de l’être, son trait ontologiquement mondain, et mondial1 » — ce qui laisse à penser qu’une pensée prépositionnelle, telle que I. Goh l’élabore ici, est fondamentale. Or, Nancy a écrit les mots que je viens de citer en 1993. On peut donc se demander à juste titre comment autant de temps a pu passer avant que quelqu’un interroge ce thème dans son œuvre. Dans ce sens, le livre de I. Goh rappelle un mot de l’écrivaine américaine Mary McCarthy, qui a dit de Hannah Arendt que les idées de cette dernière étaient « à la fois étonnantes et évidentes2 » : le livre d’I. Goh est tellement juste qu’on se demande pourquoi personne ne l’a écrit auparavant.

2Dans son avant‑propos, I. Goh explique que ce qui l’intéresse dans la préposition à, c’est sa force d’ouverture, et c’est cette ouverture qu’il explore à travers le livre, à commencer par le premier chapitre qui concerne l’ontologie. On a beau parler de l’existence, selon lui, mais seulement à condition d’avoir déjà demandé : « comment l’existence existe‑t‑elle » (p. 22) ? Autrement dit, pour que l’existence existe, il faut quelque chose pour la produire, ce qu’I. Goh appelle une force : « tout commencement ne le serait pas sans avoir quelque rapport avec une force, à savoir qu’il n’y aurait pas de commencement sans force » (p. 23). Cette force ne se réduit donc pas aux existants qu’elle produit, mais sa trace reste dans ces existants, les poussant « à exister hors de soi », et donc aussi hors « du désir ontologique qui cherche à positionner l’existant dans une forme quelconque de l’être » (p. 26‑27) — raison pour laquelle cette force et ses traces restent pré‑positionnelles. D’où ce que Nancy appelle la surprise de l’existence : puisque cette force ne s’épuise jamais, on ne peut jamais être certain de ce qui va arriver ; l’existence signifie, avant tout, une ouverture à ce qui survient sans avoir été prévu. La force pré‑positionnelle, écrit I. Goh, est invisible, mais elle se laisse voir — ou plutôt entendre — dans les expressions temporelles qui contiennent la préposition à, à savoir : à bientôt, à plus tard, à présent… expressions comportant toutes un à qui livre le présent à la surprise de cette force.

3Si I. Goh a certainement raison de parler d’une force pré‑positionnelle, il me semble néanmoins qu’il aurait pu consacrer plus de temps à un des motifs de Nancy qui ressemble, à plus d’un égard, à cette force : celui du sens. Or, le sens, pour Nancy, ne veut pas simplement dire la signification, mais plutôt ce qui la précède — la venue sans laquelle la signification ne saurait pas advenir. I. Goh le mentionne de temps en temps, sans jamais le traiter de façon systématique. Mais ceci ne diminue pas l’importance de son ouvrage. Car si, comme I. Goh le soutient, il existe une force pré‑positionnelle qui précède les existants, cela veut dire qu’il y a toujours des possibilités pour changer le monde, même ces aspects du monde qui semblent les plus figés et les moins ouverts aux changements : l’ouverture, après tout, constitue le monde et les existants qui s’y trouvent. C’est ce qu’il explore, par exemple, dans un chapitre sur l’éthique, où I. Goh, dans une lecture de Lévinas, d’Irigaray, et encore de Nancy, affirme que « l’Autre est toujours pré‑positionnel par rapport aux positions dans lesquelles je tente de le fixer selon mes intentions, mes attentes, et mes images à propos de lui » (p. 53). Mais c’est sur le long chapitre où I. Goh discute la politique (ce qu’il appelle « l’à politique », qui est, il précise, « à l’opposé de l’apolitique » [p. 104]) que je veux me concentrer.

4I. Goh commence ce chapitre avec une liste :

Paris, la Belgique, Nice, l’Allemagne, Baltimore, Chicago, Orlando, la Grèce, la Thaïlande, Manchester, Londres : tous ces noms de villes ou de pays, depuis 2015 environ, racontent une violence qui se répand mondialement, au sens où cette liste de noms ne s’épuiserait malheureusement pas. (p. 77)

5On reconnaîtra tout de suite les actes auxquelles I. Goh se réfère : attentats terroristes, violences policières… I. Goh renvoie à ces actes et à ces noms parce qu’il veut indiquer une certaine communauté entre eux : « on peut dire, écrit‑il, que toute cette violence exprime brutalement en somme l’intolérance et la haine d’autrui et de ses différences » (p. 77‑78). C’est pourquoi il n’arrête pas là : « outre les noms de villes ou de pays, n’oublions pas ici le Brexit, qui n’était en fin de compte qu’une voie légale pour exprimer la xénophobie, non plus que les insupportables paroles racistes de Donald Trump pendant sa campagne présidentielle » (p. 78) — et pas seulement, on pourrait ajouter, pendant ses campagnes. Pour lutter contre cette violence contemporaine, I. Goh prône une politique de l’ouverture qui est propre à la préposition à : contre ceux (par exemple les états) qui cherchent toujours à nous positionner, il faut « renoncer à toute position, à tout positionnement » pour « assumer la trajectoire d’un pré‑positionné ou mieux d’un im‑positionné » (p. 84), et pour engager « un mouvement qui cherche à échapper à la capture par le dispositif localisant ou surveillant » (p. 87). Ceci implique un certain refus : le refus des positions qui nous sont accordées par les instances politiques, non pas pour construire de nouvelles positions, mais pour trouver un accès à l’im‑position qui précède toute position. Un accès, autrement dit, à un espace ouvert où on peut commencer à imaginer de nouveaux langages et de nouvelles formes politiques — langages et formes qui s’ouvrent à « tous les sens et toutes les formes d’exister », à condition « qu’un sens ou une forme d’exister n’en viole pas d’autres » (p. 106‑107).

6Je suis d’accord avec la quasi‑totalité de ce que dit I. Goh au sujet de la politique. Ma seule réserve, c’est que je crois qu’il pourrait pousser cette logique de la pré‑position encore plus loin. Il mentionne, par exemple, les phénomènes Brexit et Trump au moins trois fois, les citant, comme j’ai indiqué supra, comme des formes par excellence de l’intolérance et de la haine de notre temps. Ce faisant, il risque, à mon avis, de prôner un certain retour à la normale — un retour, par exemple, au temps d’avant le Brexit ou d’avant Trump. Or, cet état « normal » est responsable non seulement de beaucoup de misère, mais aussi de la chute effrayante de la biodiversité à travers la planète, et de l’extinction massive des espèces d’animaux et de plantes — des existants, autrement dit — qui a lieu actuellement. I. Goh a raison, autrement dit, de parler de violences policières, d’attentats terroristes, d’intolérance et de haine. Mais pourquoi ne dit‑il pas davantage sur cette autre forme de violence qui réside dans le cours normal du monde actuel : le règne de la technique et du calcul dont parle si souvent Nancy, et auquel Derrida, déjà, a consacré beaucoup de pages ?

7Ceci n’est pas exactement une critique : au contraire, je pense que cette pensée prépositionnelle qu’I. Goh nous a fournie aurait beaucoup à dire au sujet de cette violence normalisée ; je crois même qu’elle pourrait fonctionner comme un outil puissant pour en sortir. À la dernière page du livre, I. Goh écrit que la « normalité constituée » de nos jours est fondée sur « des paroles exprimant l’intolérance » (p. 110). D’un côté, il a certainement raison. Mais j’aimerais aussi savoir ce que peut porter la pensée prépositionnelle à cette autre normalité, celle qui se prononce tolérante et ouverte — en détruisant tout ce qu’elle rencontre. Il n’y a peut‑être rien de plus important que de trouver des pré‑positions à cette normalité, si nous voulons commencer à penser et à exister autrement.