Acta fabula
ISSN 2115-8037

2022
Février 2022 (volume 23, numéro 2)
titre article
Clara de Raigniac

Littérature & politique sous le règne de Charles VII (1422‑1461)

Literature and politics during the reign of Charles VII (1422-1461)
Florence Bouchet, Sébastien Cazalas et Philippe Maupeu (dir.), Le Pouvoir des lettres sous le règne de Charles VII (1422‑1461), Paris, Honoré Champion, coll. « Bibliothèque du 15siècle », 2020, 316 p., EAN : 9782745354754.

La politique de la littérature n’est pas la politique des écrivains. Elle ne concerne pas leurs engagements personnels dans les luttes politiques ou sociales de leur temps. Elle ne concerne pas non plus la manière dont ils représentent dans leurs livres les structures sociales, les mouvements politiques ou les identités diverses. L’expression « politique de la littérature » implique que la littérature fait de la politique en tant que littérature.1

1Jacques Rancière, en ouvrant son livre Politique de la littérature par ces mots, inscrit sa réflexion sur les liens entre littérature et politique dans une démarche esthétique. Traditionnellement, la critique en médiévistique est bien loin de cette approche. Quand ils parlent de rapport entre littérature et « politique », « société » ou même « réel » et « histoire »2, les médiévistes s’inscrivent d’abord dans le cadre d’une analyse thématique ou idéologique. C’est ainsi que la synthèse de Dominique Boutet et d’Armand Strubel, Littérature, politique et société dans la France du Moyen Âge se proposait de mettre en avant « [les] représentations que la littérature offre des visages successifs de cette société [médiévale], quand elle se fait l’écho des rêves, des idéaux de l’aristocratie, ou des aspirations et des ambitions de la bourgeoisie. Comment les écrivains participent‑ils aux bouleversements de leurs temps ? Comment vivent‑ils et reproduisent‑ils les transformations de l’histoire ?3 » Pour la période du bas Moyen Âge, une bibliographie récente s’est constituée, guidée par le thème du « miroir » qui désigne un traité d’éthique gouvernementale. Le Miroir du pouvoir de Colette Beaune, en 1989, s’intéressait aux manuscrits des rois de France4, le recueil Le Prince au miroir de la littérature politique de l'Antiquité aux Lumières paru en 2007 couvrait un large spectre temporel5, Le Prince en son « miroir ». Littérature et politique sous les premier Valois (2009) portait plus spécifiquement sur un corpus produit sous les règnes de Charles V et Charles VI. Selon les éditeurs, c’est à ce moment que « la politique devient une science » et que l’on peut véritablement parler d’une « écriture du politique6 ». Enfin, Au‑delà des miroirs : la littérature politique dans la France de Charles VI et Charles VII7 proposait en 2012 d’amplifier la réflexion. L’objectif du volume était de mieux comprendre les contextes de cette littérature politique, de s’interroger sur les genres et formes littéraires dans lesquels elle s’inscrivait, et la manière dont elle en renouvelait les thèmes entre 1380 et 1461. Dans sa conclusion, Mireille Chazan reprenait les différentes formes adoptées par la littérature politique : les miroirs des princes, la littérature de propagande, et, plus originales, les formes poétiques par lesquels les poètes entrent dans le champ politique pour dire la vérité8.

2C’est dans la ligne directe de ce dernier ouvrage que s’inscrit Le Pouvoir des lettres sous le règne de Charles VII (1422‑1461). Édité suite au colloque du même nom qui s’est tenu à l’Université Toulouse ‑ Jean Jaurès en 2018, l’ouvrage vient pallier deux manques dans la critique en médiévistique : il porte d’une part sur le seul règne de Charles VII, roi dont les rapports avec les lettres et les arts ont été négligés9, il intègre d’autre part des œuvres poétiques et fictionnelles qui, sans être proprement politiques, ont bien un lien avec le politique.

Du Quadrilogue invectif d’Alain Chartier aux miroirs : un corpus traditionnel de littérature politique

3Une partie des articles du recueil propose de revisiter des textes littéraires et politiques, s’inscrivant en partie dans le corpus déjà étudié dans Au‑delà des miroirs : la littérature politique dans la France de Charles VI et Charles VII mentionné précédemment10. Il est notamment question des écrits politiques de Jean Juvénal des Ursins et du Quadrilogue invectif d’Alain Chartier, tous deux proches de Charles VII. Pour ces deux œuvres, l’étude est renouvelée. Florence Bouchet s’intéresse à un aspect particulier du Quadrilogue invectif : la plainte du peuple qui, dans le texte, se présente d’abord comme victime11. L’innovation d’Alain Chartier, par rapport à Honoret Bovet, Philippe de Mézières ou encore Christine de Pizan qui rendent aussi compte des souffrances populaires, est de donner la parole au peuple lui‑même. Cette parole, certes, n’a rien de réaliste, mais elle a sans doute influencé d’autres auteurs. Quant à savoir si elle a eu un impact réel sur le roi, cela reste difficile à évaluer. En étudiant les écrits politiques de Jean Juvénal des Ursins, Sébastien Cazalas se propose ensuite de penser l’expression viriliter age (Ps 26, 14) comme la clef de voûte de l’éthique et de la politique ursiniennes12. Souvent reprise (par exemple dans son discours Loquar in tribulatione des années 1440), cette interpellation vise à sortir le roi de l’acédie. Cette faute s’estompe au fur et à mesure et les critiques portent peu à peu sur d’autres sujets. Est ainsi inaugurée la tradition littéraire du grand prélat qui tance les puissants.

4La partie « Miroirs du règne de Charles VII » propose plusieurs portraits de la figure royale. Peu diffusée, l’Histoire de Charles VII et Louis XI remise au goût du jour par Joël Blanchard montre que Thomas Basin oppose les deux rois tout en montrant comment, en germe, la politique de Charles VII contient les dérives tyranniques de son fils13. Une autre image de Charles VII se dessine à travers le Jouvencel qui peut être lu comme un roman à clef qui ferait d’abord l’apologie du souverain. Selon Élisabeth Pinto‑Mathieu, l’éloge passe par plusieurs aspects : la tonalité religieuse et le thème du renversement de Fortune en font un roi soutenu par Dieu (de roi moqué il passe à roi triomphal), le problème moral d’Agnès Sorel est évacué en n’en faisant plus qu’une « simple bouffonne distrayante », toujours en présence de la reine14. C’est aussi à travers le programme iconographique des Vigiles de Charles VII de Martial d’Auvergne (dans le manuscrit Paris, BnF, Fr. 5054 offert à Charles VIII) que Sophie Brouquet met en avant la figure idéale d’un roi combattant. Durant la campagne de Normandie (1449‑1450) à l’issue de laquelle il gagna le titre de « roi victorieux », les miniatures dessinent un souverain qui écoute des conseillers avisés, chevauche sur le champ de bataille, promeut la paix et le pardon pour les populations civiles15. Enfin, en étudiant les trois uniques traductions dédiées à Charles VII, Marta Marfany trace le portrait d’un roi qui, sans pour autant s’inscrire dans un programme culturel, s’intéresse aux questions militaires, à l’histoire ancienne et à la littérature classique16.

5Parmi ces manuscrits, textes et auteurs clairement engagés, une figure originale se dégage sous le règne de Charles VII : les orateurs en français. Dans son article, Estelle Doudet présente un éclairage sur les années 1420‑1460 qui voient l’apparition d’une nouvelle forme d’auctorialité, l’orateur, passant d’écrivain parmi d’autres à « une hyperposture, autrement dit un idéal du grand auteur17 ». Cet intervalle temporel a été un moment de consensus au cours duquel s’observe une quasi institutionnalisation de la figure, en particulier dans la culture littéraire bourguignonne où la « communication conquérante » est valorisée, contrairement à la discrétion des écrivains de l’historiographie royale.

Des pièces poétiques au Jouvencel : le renouveau du Pouvoir des lettres

6L’apport principal du recueil est d’incorporer des textes littéraires qui, en apparence, ne présentent pas une dimension politique. Comme le rappellent les éditeurs en introduction, la polarisation entre engagement et retrait est un des traits de l’écriture à l’époque de Charles VII. C’est à ce titre que les articles de la première partie du volume, intitulée « Autour d’Alain Chartier », portent sur les œuvres du poète. C’est dans la lignée des travaux de Emma Cayley, David Hult, Alain Corbellari et Marie Jennequin que l’aspect politique de ses œuvres poétiques est examiné18. Laëtitia Tabard montre comment l’auteur a intégré des questions d’actualité au genre de la dispute poétique19. L’amour, chez Alain Chartier comme dans toute la littérature médiévale, est un thème important et politique : s’il y a un engouement pour la querelle de la Belle dame sans mercy, c’est parce que « le débat sur le comportement à adopter à l’égard des femmes peut cristalliser l’expression d’un malaise social dont on ne saisit pas nettement les contours, et n’est pas sans lien avec une crise de la virilité chevaleresque [et des structures du pouvoir] »20. Ce rapport entre amour et politique est d’autant plus fort quand le couple est inscrit dans un contexte historique : dans le Livre des Quatre Dames, les plaintes des dames formulées après la défaite d’Azincourt semblent surtout porter une critique sociale. Plus encore, selon l’autrice, Alain Chartier renouvelle le genre de la complainte grâce au genre du débat : à la fin des Livre des Quatre Dames, les quatre plaintes sont débattues, jusqu’à trouver l’apaisement. S’intéressant non plus à la poésie narrative de Chartier mais à ses ballades, Joan McRae en montre la visée politique21. Dans la ballade XXVIII (Il n’est danger que de villain) par exemple, on est face à un système grinçant d’oppositions. L’autrice lie alors la ballade à d’autres textes politiques comme le Bréviaire des Nobles avec lequel le texte est souvent copié, ou encore avec les conseils du Curial (dans le manuscrit d’Oxford) : ces juxtapositions suggèrent « qu’il faut y lire un sous‑texte qui est un commentaire satirique sur la cour et le monde politique dans lequel évolue notre poète mais face auquel il reste positif (ou bien sarcastique) à chaque refrain : Ne chere que d’omme joieux »22.

7Deux articles de la dernière partie du recueil, « Dispositifs fictionnels », interrogent les rapports entre mutations et bouleversements politiques d’une part, et permanences ou ruptures littéraires et poétiques d’autre part. La démarche est donc ici plus esthétique que thématique ou idéologique. La forme de la « pastourrie » étudiée par Daisy Delogu permet de mettre en avant un texte hybride, le Pastoralet composé entre 1422 et 1425 ; il allie vers narratifs et paratexte (prologue, rubrique initiale, titre de chapitre, exposition) pour retracer « les actions politiques et militaires qui ont eu lieu en France entre l’assassinat de Louis d’Orléans en 1407, et celui de Jean sans Peur, advenu le 10 septembre 1419 »23. Dans son article, l’autrice met en avant le rôle du paratexte et de la fiction qui, brouillant le récit historique, permettent d’en révéler les faits de manière indirecte et didactique. La féminisation du personnage de Lëonet permet notamment au texte d’affirmer l’innocence absolue du feu Jean sans Peur. Plus encore, par la lecture allégorique, l’auteur du Pastoralet invite à lire son texte aux sens multiples pour réfléchir aux voies possibles d’un futur politique (fondé sur l’amitié entre Français et Bourguignons), jamais explicité. Dans son article « Écrire l’histoire dans les interstices de la fiction : Le Jouvencel », Michelle Szkilnik dépasse quant à elle la lecture du Jouvencel comme un roman à clef, et propose un point de vue littéraire : selon elle, l’histoire est bien présente mais en arrière‑plan, et sert moins à raconter ce qu’il s’est passé qu’à proposer aux lecteurs des exemples à méditer – on observe ce traitement de l’histoire dans la bouche des personnages et dans les réflexions du narrateur : tous envisagent ce qui aurait pu se passer. Là encore, les bouleversements du temps impactent la forme littéraire, créant un texte hybride, entre histoire et fiction.

Extensions de la littérature, extensions du politique

8Une autre force du volume est de considérer la littérature médiévale non pas comme un simple texte, mais dans sa dimension intermédiale : étudier la littérature implique aussi des analyses codicologiques et iconiques, la prise en compte d’effets spéciaux et musicaux quand le texte dramatique se fait performance scénique. Plutôt que de littérature et politique, il s’agit plutôt ici de liens entre littérature et contextes historiques, tant de production que de diffusion.

9L’article de Hanno Wijsman porte sur un manuscrit richement enluminé contenant des œuvres poétiques et politiques d’Alain Chartier : le New Haven, Yale University, Beinecke Library, ms. 1216, récemment réapparu en 201624. L’analyse des indices emblématiques, des devises et des miniatures permet d’envisager que c’est Antoinette de Maignelet, maîtresse de Charles VII puis du duc de Bretagne, qui en a été la destinataire vers 1455‑1458. L’article contribue alors à double titre à l’étude des rapports entre politique et littérature : le contenu du recueil et les miniatures confirment les liens entre les œuvres politiques et la poésie d’amour courtois d’Alain Chartier (les représentation des allégories de France et Amour, sous la forme de deux dames, sont similaires), et le contexte de production est précisé. Deux articles traitent ensuite de livres imprimés à la toute fin du xve siècle‑début du xvie siècle. Dans « L’Abuzé en court face à l’acteur. Lectures de l’œuvre », Sylvie Lefèvre présente une nouvelle lecture de l’Abuzé en court dont elle montre comment l’illustration, au fil des manuscrits et des éditions, participe à l’efficacité poétique. Hélène Swift, elle, s’intéresse au Jardin de Plaisance, une anthologie imprimée vers 1501 par Antoine Vérard qui réunit des pièces écrites en partie sous Charles VII et Louis XI. L’incunable donne à voir, par ses choix de mise en page et d’illustrations, le processus de (dé-)construction d’identité d’auteur et de patrimonialisation du renom25.

10La partie sobrement intitulée « Théâtre et spectacles » se constitue de trois articles passionnants sur la pratique théâtrale sous le règne de Charles VII. Pour ce corpus, l’expression « sous le règne de Charles VII » devient davantage un intervalle temporel puisque les spectacles ne sont pas encadrés par une politique culturelle royale, mais résultent plutôt d’une démarche de la haute aristocratie du royaume. Dans son article « La professionnalisation des spectacles sous Charles VII », Jelle Koopmans propose d’étudier les spectacles dramatiques en ayant recours à une documentation historique. Sous le règne de Charles VII, les sources sont étonnamment plus nombreuses qu’auparavant, ce qui traduit, outre un changement dans l’enregistrement des dépenses, le développement d’une institutionnalisation théâtrale. Les acteurs, metteurs en scène, mais aussi les hommes responsables des effets spéciaux, se professionnalisent. Le rôle de ces derniers est fondamental alors que de grands spectacles théâtraux à la machinerie complexe, s’étendant sur plusieurs jours, se multiplient. Plus spécialisés, les articles de Jean‑Marie Fritz et Véronique Dominguez portent sur des cas particuliers. S’attachant à Arnoul Gréban, Jean‑Marie Fritz relit le Mystère de la Passion (écrit avant 1452) à l’aune des compétences d’organiste de l’auteur26. Véronique Dominguez s’applique quant à elle à lever un quiproquo sur la paternité du Mystère de la Résurrection d’Angers dont il reste trois manuscrits ; la version du Chantilly ms. 615 serait due à Jean Dupérier, le texte aurait été actualisé dans le BnF, ms. 972, et réécrit par Jean Michel dans une version dont témoigne l’incunable d’Antoine Vérard qui lui en attribue (faussement, donc) la paternité27.

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11Sous le titre Le Pouvoir des lettres sous le règne de Charles VII (1422‑1461), le recueil d’articles étudie donc les rapports entre politique et littérature. En introduction, les éditeurs évoquent quelques pistes de synthèse pour la fin du Moyen Âge : la question de l’impact réel de la littérature sur la politique (déjà soulevée par Alain Chartier dans le Livre de l’Espérance), l’adresse à un public plus large et à travers des genres littératures divers, la subjectivité croissante du poète dans le champ politique, la correspondance des motifs littéraire et l’urgence du temps… Tous ces éléments doivent encore être théorisés de manière plus systématique, mais grâce à ce recueil, les analyses précises de corpus variés sont, déjà, en partie réunies.