Acta fabula
ISSN 2115-8037

2022
Janvier 2022 (volume 23, numéro 1)
titre article
Sébastien Baudoin

« Des fragments d’inégale longueur »

"Fragments of unequal length"
José-Luis Diaz et Mathilde Labbé (dir.), Les XIXe siècles de Roland Barthes, Bruxelles, Les Impressions nouvelles, coll. « Réflexions faites », 2019, 272 p., EAN 9782874497049.

1L’on pourrait fort bien dire, à la lecture du recueil d’articles Les xixe siècles de Roland Barthes, que le pluriel employé est plus que justifié tant le rapport du grand critique et écrivain, penseur du fragment et du haïku, exprime une vision en morse du siècle d’or du roman français. Le rapport de Barthes au xixe siècle est en effet à prendre sur le régime de l’intermittence, tantôt profond et immersif comme avec Michelet ou Balzac, tantôt par la négative ou de manière souterraine, comme avec Zola ou Flaubert.

2L’intérêt majeur de ce recueil est d’aborder à la manière d’un panorama — si cher au xixe siècle — la pluralité des rapports entretenu par Barthes avec ce siècle qui lui est plus cher que nul autre en ce qu’il s’y reconnaît volontiers et s’y contemple comme dans un miroir, à rebours de son époque. Quel meilleur point de vue adopter, pour une vision d’ensemble, que celui de la Tour Eiffel, comme le fait José‑Luis Diaz dans l’introduction de l’ouvrage ? Postulant que Barthes procède à une « toureifellisation » (p. 8) du xixe siècle, devenu sous sa plume un monument, d’abord « siècle honni » (p. 14) il devient objet de fascination qu’il parcellise par sa vision critique : ce « panoramisme sauvage » (p. 16) tourne autour des dates, focalise ou prend du champ, bref règle la mire pour saisir l’essence de cette mue qui s’opère à partir de la révolution romantique. Vu « en bloc » ou « en miettes » (p. 27), parcellisé et fragmenté, le xixe siècle de Barthes s’atomise pour mieux se recomposer par le fil de la pensée qui unit tout. J.‑L. Diaz y voie une théâtralisation, une « scénographie » (p. 32) où l’observateur analyste est rarement absent par la densité de son regard et des « enquêtes » (p. 37) auxquels il se livre.

3C’est d’abord Chateaubriand qui, l’ordre chronologique orchestrant l’évolution du recueil, ouvre le bal des happy fews barthésiens. Philippe Roger montre combien l’intérêt de Barthes pour l’auteur de Vie de Rancé est tardif, « au milieu des années 60 » (p. 43), saturant de sa présence La préparation du roman, retranscription des cours donnés en 1978‑1980. Son aspect « glissant » (p. 46) ne le séduit d’abord pas, car il lui semble d’abord un obstacle jeté sur sa route, incontournable : sa situation l’interpelle, entre deux époques, entre deux siècles, entre deux esthétiques. L’intermédialité est proprement barthésienne et trouve un point de cristallisation dans l’œuvre-limite qu’est Vie de Rancé, où Chateaubriand, selon lui, pratique l’anacoluthe et l’antithèse, œuvre de la brisure et du pointillé qui semble née en retard. P. Roger montre bien combien dès lors, Chateaubriand fascine Barthes, notamment les Mémoires d’outre-tombe qu’il lit avidement et le jette dans les bras de l’écrivain jadis considéré avec distance et circonspection. Il y a de ces revirements chez Barthes qui trahissent un « éblouissement » (p. 63) soudain qui ouvre une voie nouvelle. Il devient dès lors pour lui le modèle par excellence de l’écrivain de la vie, loin du rejet stendhalien pour lui.

4Stendhal justement, porté par la belle plume de Philippe Berthier, affleure à la surface d’une anecdote et d’un rendez‑vous manqué, d’un texte non‑prononcé, la mort ayant frappé Barthes trop tôt. Là encore, Barthes s’épanouit dans les marges officielles de l’écrivain, dans ses œuvres moins connues, comme Armance, ou Promenades dans Rome, confirmant qu’il aime les lisières de l’histoire littéraire. Entre résistance et connivence à Stendhal, son rapport à lui est de l’ordre du « compagnonnage » (p. 81). Barthes effleure et analyse par la bande, il rôde autour des livres et pourtant, comme le montre Paule Petitier pour le cas de Michelet, il sait parfois sonder en profondeur une esthétique. Il s’agit là encore d’un rapport de miroir, de symbiose, d’affinités électives qui pourraient être nées d’un attrait commun pour l’écriture du moi, Michelet devenant un moyen pour Barthes de se penser à travers lui, en abordant indirectement le problème de la modernité. Mais cela n’a pas suffi à sortir Michelet d’un discrédit relatif. Lorsque l’on touche à la question centrale du romantisme, comme le fait ensuite Éric Lecler dans l’étude de La Préparation du roman, c’est réduit au lyrisme ou à l’intuition, réfléchissant, aux deux opposés du spectre, sur l’individualisme ou « l’absolu littéraire » (p. 113), contradictions que Barthes expose en tentant de les résoudre par la forme minimale du haïku ou par sa conception du « neutre » (p. 111). L’anti‑intellectualisme de Barthes se nourrit alors d’un repli sur le moi, exposant les contours d’un romantisme désillusionné naissant avec Flaubert. Si là s’opèrerait une nouvelle étape dans la conception critique du romantisme, c’est peut‑être par la musique qu’il éclaire le mieux la complexité de la notion à ses yeux, comme le démontre Claude Coste. S’il aime avant tout l’opéra et la musique conformes au goût de sa classe bourgeoise, c’est encore la brisure, le basculement que Barthes saisit dans ces arts entre les xix et xxsiècles. La musique à ses yeux libère de la chronologie permettant au corps d’entrer en vibration : « pour lui, le code, le sujet et le temps font corps grâce à la tonalité » (p. 139). Sa lecture élargie du romantisme par la musique passe encore par le lyrisme unificateur, sa réflexion tournant encore et toujours autour de « l’abolition des frontières » (p. 145).

5Mais c’est sans doute Balzac qui est l’un des auteurs les plus fameusement étudiés par Barthes dans son article « S/Z » sur Sarrasine, qui a marqué l’histoire de la critique. Jacques‑David Ebguy entreprend cette lourde tâche de « dégager les différents visages de Balzac » (p. 147) chez Barthes, rappelant d’abord que Balzac est, comme Flaubert, une borne de l’histoire littéraire du xixe siècle, le premier étant considéré comme pré‑moderne et le second comme moderne. L’examen qu’il en fait révèle cependant les limites de cette conception car il considère en effet une nouvelle fois des œuvres de la marge, « œuvres limites » (p. 154) pour reprendre la formule de Thibaudet et qui font déjà signe vers la modernité, prenant à rebours l’image d’Épinal de l’auteur résolument passé qu’il avait contribué entre autres à forger. La « pensée‑vision » (p. 167) qu’il élabore à propos de Balzac, nourrie de symboles, réduit les œuvres à des textes, mettant l’accent sur la moderne combinaison des régimes d’écritures. Souvent donc, l’auteur étudié par Barthes est un miroir de ses conceptions, au point qu’il puisse s’y déceler une « flaubertisation de l’écriture » (p. 180) comme le propose Françoise Gaillard qui met en valeur les points de similitude entre Flaubert et Barthes, « marinade » (p. 178), temps de réflexion et de repos de l’œuvre, fascination de la bêtise, souci « artisanal » (p. 180) du travail bien fait, haine du bourgeois en lui. Le souci de la phrase leur sont communs mais c’est peut‑être au fond quelque chose de plus profond qui les lie, formant un trio avec Balzac, qui est « la recherche du sens » (p. 195) qui guide Barthes les abordant.

6Qian Sun envisage en effet la manière dont Barthes s’interroge sur le sens par le signe — démarche trouvant son accomplissement dans L’Empire des signes. Là, sa fascination pour le silence et le vide du sens, côtoyant une pluralité en creux, joue à plein. En proposant une relecture intéressante de « S/Z » renvoyant moins à Sarrasine qu’à « Sens/Zen » (p. 200), la perspective s’ouvre sur la démarche critique de Barthes, s’articulant au fond, par‑delà l’unicité des auteurs envisagés au sein du xixe siècle, sur le « vide pur et simple du sens » (p. 201). N’est‑ce pas là rejoindre l’idéal flaubertien du « livre sur rien » (p. 201) qui n’est qu’un avatar du haïku ou du neutre. Sous la plume de Qian Sun, un nouveau Barthes se révèle, un Barthes taoïste ou plutôt « tassiste » si l’on me permet l’expression, adepte du « Tas », cet « état passif, humble, pensant, sensible, mais où l’on ne bouge pas extérieurement, sans lutter, sans tendre vers aucun changement » (p. 207). Mais comment concilier cette « philosophie du non‑vouloir‑saisi » (p. 206) et la fascination de Barthes pour la « vérité emphatique du geste » (p. 213) chez Baudelaire ? Dans son bel article, Mathilde Labbé montre en effet combien Barthes là encore nous surprend : il s’intéresse moins au poète Baudelaire qu’au critique d’art ou au dramaturge indirect qu’il se révèle parfois être. Le concept d’emphase, qu’il repère chez lui, mobilise chez Barthes tout un imaginaire qui se mue chez lui en « punctum » (p. 217), en démonstration esthétique, mouvement de décantation qui clarifie et explicite. Il rejoint alors le souci de netteté de la forme mû par l’ivresse théâtrale du mouvement, non exempte d’artifice.

7Barthes se joue ainsi des auteurs qu’il envisage en ne les prenant pas dans le sens attendu, déroulé par l’histoire littéraire : il contourne les massifs et use de chemins de traverse pour révéler l’inattendu. Ses rapports aux auteurs du xixe siècle sont capricieux, indirects et parfois si latents que, comme pour Zola ainsi que l’envisage Philippe Hamon, ils ne sont que des présences‑absences qui paraissent au gré d’une citation ou au sein d’une liste, perdus et comme étouffés par le nombre. C’est un Zola presque clandestin et anecdotique que le Zola de Barthes, évoqué rapidement, esquissé mais constant dans son champ de références. Réduit à son type d’écriture, à son souci maniaque du détail, à son enflure opposée à la contraction idéale du haïku, il est contourné par Barthes plus qu’analysé avec profondeur. Nietzsche, au contraire, imprègne sa vision et sa « méthode » (p. 240) : Vincent Vivès montre ainsi que Barthes trouve en lui le risque de la pensée, l’émiettement du propos, son rapport à la science, le goût pour le renversement des valeurs, le rejoignant au fond par l’entremise de Bataille. Véritable « fil conducteur » (p. 258) de sa pensée, il est surtout objet de fascination.

8En abordant le rapport de Barthes aux xixe siècles qu’il envisage par la lorgnette de l’exception et du contour, Anne Herschberg‑Pierrot parle avec justesse d’une « lecture‑écriture » (p. 259) en conclusion de ce volume. Il y a en effet de cette circulation électrique chère à Julien Gracq dans le rapport dialectique ainsi établi entre Barthes et les textes qu’il aborde. Il se lit et se lie à travers les grandes figures du xixe siècle, commente moins qu’il ne s’approprie et vectorise sa perception à travers le corps des œuvres envisagées. La nouveauté de son approche est son ouverture, mais nous ajouterions aussi volontiers que ce que révèle ce beau recueil d’études est un Barthes séduit par la marge et qui a besoin de cette perspective cavalière, décalée, pour repenser et se penser par le détour fertile de l’hapax, de l’inattendu, de l’insoupçonné comme si les chemins tout tracés lui étaient au fond odieux.

9L’originalité de l’approche barthésienne se nourrit ainsi bel et bien de l’exception, de l’écart, pour ouvrir de nouvelles perspectives critiques, de nouvelles voies d’approches : la brisure n’est plus tant un éclat de signes qu’un rassemblement en mosaïques d’une pensée qui se recompose et se décompose tout à la fois au gré de la logique fertile du fragment, libérant le sens.