Acta fabula
ISSN 2115-8037

2021
Novembre 2021 (volume 22, numéro 9)
titre article
Charlène Huttenberger-Revelli

Les « Vies » stendhaliennes : petit éloge d’un précieux « capharnaüm »

The Stendhalian "Lives": a small praise of a precious "capharnaüm"
Antoine Guibal, Stendhal biographe, Grenoble : UGA éditions, coll. « Bibliothèque stendhalienne », 2020, 197 p., EAN 9782377471911.

1Il n’est pas facile de donner une définition claire et univoque de la biographie dans le premier tiers du xixsiècle, genre encore boudé au xviiie siècle mais qui finit pourtant par s’installer dans le paysage littéraire français comme un genre à part entière, à la fois héritier d’une tradition (c’est‑à‑dire de genres plus anciens tels que la « vie », les mémoires ou encore l’oraison funèbre) et novateur, car marqué par l’émergence des sciences historiques et l’épanouissement du romantisme qui mettent au premier plan l’actualité, l’existence singulière d’un individu et l’émotion. La tâche se révèle encore moins aisée quand il s’agit d’éclaircir la nature des biographies de Stendhal qui, loin de participer à la mise en place d’une vision unifiée du genre, viennent au contraire brouiller davantage les pistes et renforcer son instabilité.

Biographies stendhaliennes

2Antoine Guibal s’attaque pourtant à ces épineuses et complexes questions dans son ambitieux ouvrage intitulé Stendhal biographe, dans lequel il se donne pour objectifs, dès l’introduction, de mettre en avant le caractère hybride des différentes « vies » stendhaliennes, de mettre en lumière leurs points communs et leurs différences, leurs principes d’écriture et leurs contradictions, tout en les replaçant dans l’histoire du genre biographique et de son évolution. Son étude vient ainsi combler une lacune dans la critique stendhalienne, qui s’explique selon l’auteur justement par le manque d’unité des biographies stendhaliennes, véritable « fatras » dont l’écheveau semble impossible à démêler : « que sont réellement ces biographies, si tant est qu’on puisse (ou doive) leur attribuer un genre défini ? » (p. 37) s’interroge A. Guibal. Désireux de rendre justice à tout un pan de l’œuvre stendhalienne qu’il juge quelque peu délaissé ou alors uniquement envisagé sous son angle polémique, A. Guibal indique et justifie, toujours dans son introduction, le choix de son corpus, composé de la Vie de Haydn (1814), du diptyque Vie de Napoléon (1817‑1818) et Mémoires sur Napoléon (1836‑1837), mais aussi de la Vie de Rossini (1823) et enfin de la Vie de Henry Brulard (1835‑1836). Bien que tous les titres contiennent le mot « vie », le contenu des œuvres en question place pourtant le lecteur dans un « véritable carrefour générique » (p. 33) parfois éloigné du genre biographique, comme si ce dernier n’était, en fin de compte, qu’un « prétexte idéal » (p. 21) pour aborder d’autres sujets. La Vie de Haydn, par exemple, est loin d’être la simple copie de la biographie de Carpani : on y constate l’émergence d’une voix et d’une esthétique singulières, qui rapproche le genre biographique de la critique musicale ou encore de l’anecdote digressive. La Vie de Napoléon ne peut pas non plus se réduire à une simple compilation d’écrits empruntés à d’autres auteurs ni à une biographie : c’est à la fois un libelle, écrit en réponse au pamphlet de Mme de Staël, un livre d’histoire, un essai de philosophie politique et une biographie. Quant aux Mémoires sur Napoléon, ils comportent sans conteste une part autobiographique et révèlent une caractéristique essentielle de l’écriture stendhalienne : la continuité existant entre écriture biographique et autobiographique, l’une émanant de l’autre et réciproquement. La pluralité des genres se retrouve aussi dans la Vie de Rossini, qui tient autant de la biographie que du récit de voyage, du recueil d’anecdotes et de souvenirs et de la critique d’art. Enfin, la pluralité générique semble atteindre son paroxysme dans la Vie de Henry Brulard, véritable « fourre‑tout générique » (p. 41) et formel qui met en abyme la difficile et ultime quête de l’auteur : celle de la connaissance de soi. Finalement, le mot « vie » n’est pas loin d’être un mot‑écran derrière lequel se dissimule la vérité suivante : l’essentielle liberté de l’écriture stendhalienne, qui n’entend pas se laisser brider par des règles et des contraintes. Ainsi, ce qu’entend nous montrer A. Guibal dans son ouvrage, c’est avant tout que la biographie stendhalienne est une ode à la liberté et à l’originalité créatives.

Projet biographique ou autobiographique ?

3L’auteur a choisi de structurer son étude en quatre chapitres, tous très complets et très intéressants, même si le fil conducteur du raisonnement n’est pas toujours facile à saisir et que l’on se perd un peu dans les sous‑parties, les arguments et les exemples. Le premier, intitulé « Des journaux à l’épitaphe », est un chapitre liminaire centré sur l’écriture autobiographique et son évolution. A. Guibal y développe la thèse selon laquelle le passage du pronom de première personne « je » au pronom de troisième personne « il », non seulement permet d’établir une continuité entre les journaux écrits dans les années 1800 et l’épitaphe et les écrits autobiographiques des années 1820 et 1830, mais encore explique la diminution du volume autobiographique au fil des années ainsi que l’émergence de l’écriture biographique, dont l’écriture de soi constitue en fait une première émanation. L’auteur utilise l’intéressante image de la « pyramide » (p. 44) pour évoquer le passage des foisonnants et hétéroclites journaux de jeunesse, véritables laboratoires d’expérimentation de l’écriture de soi, à la très brève épitaphe de 1821 insérée dans les Souvenirs d’égotisme. Cette image matérialise ainsi parfaitement le cheminement de l’écriture autobiographique stendhalienne et ses différentes phases dans la quête de la connaissance de soi, Stendhal ayant été toute sa vie tiraillé entre deux approches contraires : l’épanchement lyrique et l’extrême concision. Comme le rappelle A. Guibal, la quête identitaire est affaire de langage, et les mots se révèlent bien souvent impuissants à dire la sensation vécue, d’où la méfiance de Stendhal à l’égard de la première approche. Si, pour Jean‑Pierre Richard, Stendhal a trouvé dans la fiction un moyen de pallier les insuffisances du langage, A. Guibal pense quant à lui que c’est au sein de l’écriture autobiographique que tout se joue, et ce dès le début : en effet, dès 1805, Stendhal, bien qu’il use majoritairement du pronom « je », s’essaie à l’écriture de soi par le biais du pronom « il », constatant ainsi dès ses jeunes années qu’une certaine distanciation permet peut‑être paradoxalement de se voir de plus près, du moins de façon plus objective. L’usage du pronom « il » a aussi un autre avantage : il oblige à la brièveté, qui constitue une forme de maturité voire de sagesse, puisque écrire peu, c’est en fait écrire l’essentiel, et parvenir malgré tout à une forme de connaissance de soi, bien que lacunaire. Est‑il d’ailleurs possible de se connaître soi‑même ? Bien que Stendhal réponde à cette question par la négative dans Souvenirs d’égotisme puis Vie de Henry Brulard, l’échec avoué du projet autobiographique semble pourtant à relativiser : A. Guibal évoque le plaisir éprouvé par Stendhal à errer de souvenir en souvenir et à ne pas trouver de réponses aux questions qu’il se pose. Finalement, dans ce récit inachevé, l’absence de mots trahit et transmet l’intensité de l’émotion éprouvée, et contient la vérité de l’être intime. Ainsi, des journaux de jeunesse à l’épitaphe finale, en passant par l’autobiographie et les notices autobiographiques, Stendhal s’essaie à l’écriture de soi, alternant tour à tour le « je » et le « il », l’autobiographique et le biographique, qui s’entremêlent et s’influencent réciproquement. Il hésite, tâtonne, évoluant en fin de compte vers un récit de plus en plus dépouillé, ramené à « sa plus stricte essence, à ce qui suffit : vivre, écrire, aimer » (p. 68). Ces trois verbes, chargés d’émotion, résument toute la vie de l’auteur, bien mieux que l’épanchement et l’emphase.

Écrire l’émotion

4C’est la question cruciale de l’émotion qui fait l’objet du second chapitre de l’ouvrage, centré sur la Vie de Rossini et intitulé « Mouvements rossiniens », par référence à l’étymologie du mot « émotion ». A. Guibal y développe l’idée selon laquelle l’objectif de l’œuvre stendhalienne est de transmettre des émotions par le biais d’une écriture en mouvement semblable au style même de Rossini. L’auteur s’attarde ainsi sur les caractéristiques de l’écriture stendhalienne qui font de cette biographie, qui « n’en est pas vraiment une » (p. 76), une œuvre génériquement inclassable, unique et originale. En effet, Stendhal, qui vient de s’installer comme chef de file du mouvement romantique avec Racine et Shakespeare, n’hésite pas à faire du compositeur italien, bien vivant en 1823, son alter ego musical, visant comme lui, dans une même « convergence des luttes » (p. 85), à bousculer des règles jugées arbitraires et n’en reconnaissant qu’une seule : la transmission d’émotions. La Vie de Rossini se caractérise alors par une intense liberté thématique et formelle : Stendhal y commente aussi bien les œuvres du compositeur italien qu’il parle de Cimarosa, de Mozart, ou encore de notions théoriques telles que le Beau musical ou le conflit entre les sensations et l’analyse critique. Digressions en tout genre, anecdotes, points de vue convergents et divergents se multiplient et foisonnent au sein d’un texte énergique et désordonné. Surtout, le biographique et l’autobiographique se mêlent, le premier servant alors de prétexte au second : Stendhal parle de l’autre pour parler de lui‑même, des sujets qui lui tiennent à cœur et de ses sensations personnelles, et la pluralité des voix qui résonnent dans l’œuvre fait écho à ses propres sentiments contradictoires vis‑à‑vis de Rossini, entre l’admiration et la réserve. A. Guibal s’attarde aussi sur la réception de l’œuvre, littéraire comme musicale, rappelant que le plaisir du lecteur ou de l’amateur d’opéra naît de la mobilisation de son imagination et non de son antonyme, qui est la mémoire. Une fois de plus, l’émotion esthétique, dont il ne faut pas oublier qu’elle est à la fois psychologique et physiologique, est affaire de mouvement, d’énergie, de passion et de vitalité. Stendhal cherche alors à faire de sa Vie de Rossini une œuvre apte à reproduire d’un point de vue stylistique le plaisir musical intense qu’est celui de l’instant présent. Ainsi, parce qu’elle rime avec liberté et profusion, parce qu’elle est liée à l’actualité, aux fluctuations de l’histoire et à l’évolution d’un artiste toujours vivant, et parce qu’elle ne met pas en avant d’autres vérités que celles, absolument subjectives, de leur auteur, la Vie de Rossini, « livre de sensations » (p. 40), pourrait bien incarner à la perfection « le parangon de la biographie romantique » (p. 39).

Biographie & hagiographie

5Le fil conducteur du chapitre intitulé « Du style de l’histoire », est la trace de genres et de formes anciens persistant au sein des biographies stendhaliennes, et ce malgré leur modernité, leur appartenance à l’esthétique romantique. Plus précisément, c’est à l’hagiographie que s’intéresse l’essayiste dans ce chapitre, à son influence et à son détournement chez Stendhal. L’auteur commence d’abord par rappeler à quel point la question du religieux dans l’œuvre stendhalienne est marquée par l’ambivalence, partagée entre l’athéisme de son auteur et l’existence chez lui d’une certaine sensibilité religieuse. Il constate que malgré les études très complètes de critiques tels que Francine Marill‑Alberès, Michel Crouzet ou encore Philippe Berthier, la question du style de l’histoire a été quelque peu laissée de côté. Pourtant, en écrivant la première phrase des Mémoires sur Napoléon, Stendhal avoue éprouver « une sorte de sentiment religieux » (p. 97), et déjà, la Vie de Napoléon s’ouvrait sur une citation extraite des Oraisons funèbres de Bossuet, grand orateur français, maître de l’éloquence et de la gravité religieuse. Force est donc de constater que Stendhal, que l’on rattache très souvent au xviiie siècle, se situe en réalité en tant que biographe à mi‑chemin entre la sécularisation du genre qui se produit au xixe siècle et une approche apostolique héritée du xviie siècle. Ainsi, dans la Vie de Napoléon, dans la lignée des écrivains du Grand Siècle, Stendhal use d’outils oratoires visant à toucher et à convertir le lecteur à une figure napoléonienne quasi‑sanctifiée. Néanmoins, « peut‑on emprunter un style, un vocabulaire et un ensemble d’images sans nécessairement souscrire aux valeurs sur lesquelles ils sont fondés ? » (p. 102) interroge justement A. Guibal, qui répond à cette question par l’affirmative : s’il est vrai que Stendhal utilise de manière récurrente des termes religieux pour exprimer ses sentiments, la religion demeure un moyen, jamais une fin en soi. D’une part, Stendhal ne verse jamais dans le dogmatisme, de sorte que toute volonté d’édification dans ses biographies demeure nuancée, limitée, marquée par qu’il appelle lui‑même « le génie du soupçon » dans ses Souvenirs d’égotisme. D’autre part, l’ironie n’est pas absente des biographes stendhaliennes : qu’il s’agisse de Napoléon, de Rossini ou encore de Haydn, l’emploi du style hagiographique n’est jamais entièrement sérieux et se révèle plus ou moins parodique. A. Guibal remarque ensuite que la plupart des « vies » stendhaliennes sont des lettres (c’est le cas de la Vie de Hadyn, Mozart et Métastase, c’était aussi à l’origine le cas de la Vie de Rossini, et les autobiographies sont perçues par Stendhal comme des lettres à un ami) : si l’écrivain affectionne particulièrement la forme épistolaire, c’est non seulement parce qu’elle est la plus apte à mettre en avant la sincérité du témoignage de l’auteur, mais aussi parce qu’elle suppose l’établissement d’une intimité avec un lecteur installé comme confident. Le besoin d’entraîner l’adhésion à la fois rationnelle et sentimentale d’« une communauté idéale de lecteurs » (p. 114) est bien sûr un clin d’œil aux happy few, mais peut également faire penser aux Épîtres du Nouveau Testament qui entraînèrent l’émergence d’une Église primitive. A. Guibal rapporte aussi que le désir de sincérité de Stendhal se double d’un besoin constant de persuader son lectorat de la légitimité et de la fiabilité de ses témoignages : or, bien que l’écrivain se réclame de modèles d’historiens de l’Antiquité tels que Pline, Tite‑Live ou encore Plutarque et insiste sur sa qualité de témoin souvent direct ayant vu et connu le sujet biographé, il est cependant peu pertinent de le qualifier d’historien. Son désir de vérité est parfois mis à mal par des mensonges et, comme le rapporte A. Guibal, son « approche historiographique [est] presque dénuée de sens critique » (p. 119). L’exemple napoléonien est à cet égard parfaitement éclairant : véritable apôtre de l’Empereur, Stendhal cherche dans la Vie de Napoléon à rétablir la vérité face à ceux qu’il considère comme des faussaires de l’histoire, c’est‑à‑dire Mme de Staël et Chateaubriand. A. Guibal évoque justement la grande subjectivité de son approche apostolique et, partant, son manichéisme. Il s’arrête enfin, dans un dernier temps, sur le style biographique stendhalien et sur ses contradictions : il montre que l’écrivain a beau clamer son refus total du grandiose et de l’emphase, son écriture en porte cependant parfois la trace. Le cas d’Haydn est par exemple abordé à travers la dichotomie corps/âme typique de l’hagiographie, tandis que pour parler de Napoléon, Stendhal emploie le futur prophétique et un vocabulaire imagé, contrasté et hyperbolique. Certains effets de style ne sont ainsi pas sans rappeler Bossuet ou même Pascal. En définitive, il est difficile de nier le caractère hybride et même contradictoire des biographies stendhaliennes, à mi‑chemin entre la modernité romantique et des pratiques d’écriture plus archaïques et a priori assez éloignées du style de Stendhal. S’il fait usage de ces dernières avec parcimonie et ne s’interdit pas l’ironie, elles existent néanmoins bel et bien et méritaient qu’on leur consacre un chapitre.

Henry Brulard en question

6Le dernier chapitre est centré sur la Vie de Henry Brulard et a pour titre « Vie de Henry Brulard : un genre à part ». L'auteur y interroge la « transgénéricité » (p. 135) de l’œuvre, qui traduit la complexité de la quête identitaire. Ce chapitre est sans doute le moins original de l’ouvrage, la question ayant déjà été maintes fois abordée par la critique et ayant aussi constitué un véritable casse‑tête pour les éditeurs successifs de l’autobiographie stendhalienne. A. Guibal tente à plusieurs reprises de définir le genre de son œuvre, comme le montre la multiplication des termes à connotation autobiographique tels que « mémoires », « confessions », « histoire de ma vie » ou encore « examen de conscience ». Bien que Stendhal emploie plusieurs fois les deux premiers termes, se refusant à choisir entre les deux, la Vie de Henry Brulard est bien plus proche des confessions et de sa forte composante psychologique et sentimentale que des mémoires, genre dont l’œuvre stendhalienne est même en réalité assez éloignée. En effet, à rebours des caractéristiques du genre, Stendhal dresse souvent de lui-même un portrait anti‑héroïque : sur le plan privé, il insiste sur ses malheurs familiaux et ses échecs sentimentaux, tandis que sur le plan public, il se présente comme spectateur plutôt que comme acteur de l’Histoire. Ce refus de se montrer sous un jour positif et cette humilité s’expliquent en partie par l’écueil stylistique que constitue la description du bonheur et le penchant de Stendhal pour la rêverie rousseauiste. Mais l’écrivain se retrouve confronté à d’autres obstacles liés au genre autobiographique, tels que le risque de l’insincérité ou le piège de l’égocentrisme. Finalement, aucun genre précis et délimité ne semble pouvoir convenir à l’écriture de la vie stendhalienne, qui s’assume donc comme véritable « capharnaüm générique » (p. 144), dont A. Guibal propose un inventaire : la Vie de Henry Brulard est non seulement une œuvre visuelle, comme en témoignent la métaphore de la fresque inachevée ainsi que l’importance toujours accordée aux images dans les résurgence des souvenirs, mais elle est également proche du genre théâtral, à travers la construction manichéenne des personnages mentionnés, le rôle majeur du décor et l’aspect dramatique des situations évoquées. L'essayiste met l’accent sur l’aspect profondément diaristique de l’autobiographie stendhalienne, incessamment saturée par la présence d’un impressionnant métatexte, de sorte que « lire la Vie de Henry Brulard, c’est en même temps lire le journal de bord de sa conception » (p. 147). Si la vérité surgit de ce désordre, et de la confrontation qui se produit immanquablement entre passé et présent, cependant tout désir d’ordre n’est pas absent de la Vie de Henry Brulard, Stendhal se donnant pour objectif d’organiser son autobiographie de façon rigoureuse, soit à la manière d’un soldat, soit à celle d’un botaniste. Deux plans possibles de vie apparaissent également en début d’autobiographie, mais ces derniers ne connaîtront pas d’actualisation effective, les étapes marquantes de la vie de l’auteur se retrouvant disséminées de façon sporadique tout au long du récit et la connaissance de soi s’effectuant alors au fil de la plume. Enfin, dans un dernier temps, A. Guibal s’arrête sur la méfiance de Stendhal envers le genre romanesque, méfiance d’autant plus grande que la fiction demeure une tentation puisqu’elle a le pouvoir de pallier les déficiences de la mémoire ou d’embellir et donc d’altérer les souvenirs. Néanmoins, bien que l’écrivain envisage ici le roman comme un ennemi de la vérité, d’une part la Vie de Henry Brulard comporte malgré tout une part romanesque, le parcours de l’auteur pouvant en effet se lire comme un véritable roman d’initiation. D’autre part, la volonté de Stendhal de mener un travail d’historien est mise à mal par sa procrastination incessante, la priorité absolue qu’il donne à ses sensations personnelles et un certain goût pour le laisser‑aller. En définitive, loin de constituer des faiblesses, les nombreuses contradictions et les obstacles qui parcourent la Vie de Henry Brulard font au contraire sa force et son originalité, celles d’une œuvre à part, « laboratoire vivant du travail de l’autobiographe » (p. 170).

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7Antoine Guibal réunit les biographies stendhaliennes sous la triple bannière de l’« imprévisibilité », de la « disparité » et des « méandres de la subjectivité » (p. 171), trois notions clés qui valent en réalité pour l’ensemble de l’œuvre stendhalienne. Il insiste sur la richesse de ces vies stendhaliennes auxquelles la critique n’a sans doute pas assez rendu justice, les laissant quasiment « effacées » (p. 175) des mémoires et leur préférant les compilations de Sainte‑Beuve ou les œuvres d’autres écrivains telles que la Vie de Rancé de Chateaubriand ou encore la Vie de Jésus d’Ernest Renan. La contribution de Stendhal au genre biographique n’en demeure pas moins essentielle, et l’étude d’A. Guibal constitue un hommage réussi au « souffle de liberté » (p. 175) qu’elle constitue.