Acta fabula
ISSN 2115-8037

2021
Novembre 2021 (volume 22, numéro 9)
titre article
Aurélie Briquet

Le poème objet d’art : cerner l’ambition plastique de la poésie en prose

The art object poem: identifying the aesthetic ambition of prose poetry
Bertrand Bourgeois, Petits poèmes à voir : de la bambochade textuelle aux pochades en prose (1842‑1948), Paris : Hermann, coll. « Savoir lettres », 2020, 355 p., EAN 9791037003355.

1Lorsqu’il émerge dans le paysage littéraire de son temps, le poème en prose doit imposer sa singularité : genre hybride, genre sans règles, mineur, échappant en apparence à toute définition si ce n’est par la négative. Bertrand Bourgeois, qui avait déjà rapproché littérature et arts plastiques par sa réflexion sur les maisons‑musées1, propose avec cet ouvrage de rendre au poème en prose une véritable identité loin de ces apories. Son essai Petits poèmes à voir. De la bambochade textuelle aux pochades en prose (1842‑1948) souligne la nature proprement visuelle de ce genre nouveau. S’inscrivant explicitement dans la continuité des travaux d’Anne‑Marie Christin et de Bernard Vouilloux, qui fournissent un « cadre épistémologique » (p. 14) à sa propre analyse, il explore les rapports entre poésie et arts picturaux, en montrant comment le poème en prose s’éloigne de la musicalité généralement associée à la poésie traditionnelle pour chercher sa légitimité du côté de la visualité.

2L’auteur propose alors de penser les rapports entre poésie en prose et arts visuels non pas en termes de concurrence mais plutôt d’équivalence : les moyens exploités par le poème en prose correspondent, dans le domaine de la création verbale, de la typographie et de la rhétorique, aux procédés de la peinture et du dessin. Alors que les relations entre poésie et arts picturaux ont été le plus souvent pensées sous l’angle d’une représentation des uns par l’autre, avec l’ekphrasis comme modèle fondamental, le poème en prose inverse ce rapport. C’est ce que B. Bourgeois désigne comme le « renversement de l’Ut pictura poesis », expression qui fournit le titre de sa première partie et qui constitue l’un des points de départ majeurs de sa réflexion. Il s’agit en effet pour le poème en prose non plus de décrire et révéler le tableau mais bien de se faire tableau lui‑même ou, mieux encore, de donner à voir au même titre que l’œuvre plastique.

3Après une première partie vouée à exposer les principes de cette visualité du poème en prose dans les différentes œuvres du corpus choisi, l’essai s’engage dans des analyses microstructurales qui examinent différents traits visuels en jeu dans ce genre nouveau. Les sections suivantes examinent ainsi successivement les jeux de lumière et de couleurs puis différents motifs exploités dans le corpus : la fenêtre, le miroir et l’œil, qui pointent la nature visuelle du poème en prose.

La poésie à la lumière des tendances artistiques

4Les bornes chronologiques du corpus établi sont fixées par la publication des œuvres de sept poètes particulièrement concernés par cette ambition visuelle : Aloysius Bertrand, Baudelaire, Huysmans, Rimbaud, Reverdy, Apollinaire et Ponge. L’étude détaillée de leurs poèmes en prose met en lumière l’évolution qui se dessine à travers l’histoire des arts et de la littérature. La nature des effets visuels produits par le poème en prose et le sens qu’il faut leur accorder apparaissent en effet nettement soumis aux fluctuations et transformations des pratiques artistiques : « les stratégies qu’adoptent les poètes changent à mesure que la peinture elle‑même évolue » (p. 161), ainsi que le formule l'auteur.

5Dès lors, pour en éclairer les significations, l’ouvrage renvoie notamment aux différents courants picturaux qui émergent dans la période étudiée. Grâce à la démarche diachronique adoptée par B. Bourgeois, son essai est aussi « une histoire culturelle des pratiques artistiques à l’ère médiatique qu’amorce le XIXe siècle » (p. 27‑28). Les jeux de lumière, l’emploi des formes et des couleurs analysées dans les chapitres spécifiques permettent notamment d’évoquer les tendances qui traversent cette période jusqu’au milieu du XXe siècle. On voit ainsi se succéder par exemple l’inspiration de Rembrandt et de l’école hollandaise à propos d’Aloysius Bertrand et de Huysmans, les Nabis et les peintres symbolistes en référence à l’œuvre de Rimbaud ou encore le cubisme pour Reverdy, avec toutes les réserves que ce poète avait préféré émettre à son égard (p. 72 sq.). Une fois encore, cependant, il ne s’agit pas de mettre en parallèle ou en vis‑à‑vis peinture et poésie, ni d’aborder le poème en prose comme une ekphrasis de tableaux extérieurs, mais bien de souligner les ferments d’inspiration qui traversent simultanément les arts plastiques et verbaux.

6Ces influences se formalisent toutefois à travers les modèles constitués par les genres mineurs de la création picturale contemporaine : présents dès le sous‑titre de l’essai, ils font l’objet d’un chapitre spécifique dans la première partie de l’ouvrage. B. Bourgeois met en exergue les références explicites à ces catégories présentes dans le paratexte de la plupart des poèmes du corpus : la fantaisie et la bambochade se trouvent ainsi associées au Gaspard de la nuit (1842), la nature morte investit les poèmes de Huysmans, les croquis et les caricatures émaillent la production baudelairienne ou encore les gravures et enluminures nourrissent la création de Rimbaud. Leurs traits caractéristiques se retrouvent dans les textes poétiques : ces genres volontairement modestes et parallèles à la création artistique dominante partagent aussi ces attributs avec le poème en prose. Comme lui, ils caractérisent une époque vouée à l’hybridité et, pour certains d’entre eux liés aux nouveaux médias comme l’affiche ou la caricature de presse, au transitoire de la modernité. La dimension picturale du poème en prose s’affiche donc ici par le recours à une terminologie générique, qui fonctionne comme un indice destiné au lecteur et forge son horizon d’attente : le poème en prose se signale d’emblée comme « un genre mineur et anarchique, en marge du champ littéraire et qui se définit par des pratiques et des formes individuelles » (p. 83). C’est là qu’il trouve une nouvelle forme de légitimité et affirme sa persistance dans la durée.

La visualité graphique du poème en prose

7L’une des principales modalités de cette ambition visuelle du poème en prose réside naturellement dans sa matérialité même. Avant d’être lu, le texte, quel qu’il soit, est d’abord vu comme une composition de signes noirs sur une page blanche. Cette dimension fondamentale est convoquée à plusieurs occasions dans l’ouvrage. Lorsqu’il s’agit d’évoquer les revendications plastiques explicites du poème en prose, les déclarations d’Apollinaire arrivent en première ligne : avec « Et moi aussi, je suis peintre » (cité p. 68 sq.), le futur auteur des Calligrammes place dès 1914 ses « idéogrammes lyriques » sous le signe de l’égalité avec la création picturale. Dans son projet, le poète dessine de ses mots des motifs plus ou moins figuratifs qui entrent en dialogue avec le contenu de ses textes, sans toujours leur apporter la simple correspondance d’une illustration. Les formes esquissées par les caractères imprimés contiennent une valeur propre, autonome, stimulant l’imaginaire et l’émotion du lecteur et renvoyant de manière oblique à une signification potentielle.

8À bien d’autres occasions, néanmoins, la visualité graphique des textes fonctionne de manière beaucoup plus allusive : chez Reverdy ou Ponge, le texte ne vise pas d’abord à dessiner ou évoquer un motif concret mais, par la disposition spatiale des signes sur la page, crée ce que Gérard Dessons et Henri Meschonnic ont désigné comme un « rythme visuel2 ». L’impression suscitée chez le lecteur naît de l’équilibre ou des rapports variés des mots ou lettres et du blanc. C’est notamment ce que B. Bourgeois analyse dans les recueils de Reverdy comme Les Ardoises du toit (1918) ou Plupart du temps (1915‑1922), où la typographie se substitue à la ponctuation. Ainsi, le texte devient « un espace en mouvement, une surface tabulaire où les contrastes du noir du texte et du blanc de la page sont rendus signifiants à l’œil du lecteur » (p. 117). De façon plus abstraite que chez Apollinaire, la plasticité visuelle de l’écriture participe à l’efficacité sensible de la prose du poème. Le lecteur regrettera d’ailleurs de ne pas pouvoir profiter ici de reproductions de fragments de textes pour pouvoir s’y reporter et suivre plus étroitement le propos de B. Bourgeois : les illustrations présentes dans l’essai se limitent à cinq tableaux figurant en noir et blanc dans l’introduction de la première partie, mais auraient montré une réelle utilité ici même si l’analyse de ces textes a déjà été menée ailleurs, notamment dans des monographies.

9Quoi qu’il en soit, cette exploration de la matérialité graphique de la poésie en prose fait souvent émerger le jeu qui s’installe avec son contenu thématique, comme l’auteur l’observe notamment chez Ponge où le poème « La Bougie » (Le Parti pris des choses, 1942) semble « s’offrir et se détacher sur la page blanche comme un tableau verbal minimaliste » (p. 118) tandis que Reverdy, dans La Lucarne ovale (1916) propose à sept reprises une « déclinaison calligrammatique » (p. 199) de ce titre. Le lecteur est ainsi convié en permanence à la découverte d’une plasticité signifiante du texte : la réalisation typographique du poème en prose oriente et complète sa réception, le constituant en œuvre plurielle, à la fois littéraire et plastique.

De la création de scènes colorées à la mise en œuvre d’une verbalité picturale

10L’essai de B. Bourgeois réserve cependant la plus grande partie de son analyse aux éléments qui nourrissent et réalisent textuellement les images projetées par le poème : la lumière, les couleurs et certains motifs structurants qui endossent simultanément une valeur métatextuelle c'est‑à‑dire la fenêtre, le miroir et l’œil. Ces différents aspects, au sens d’éléments constitutifs mais aussi d’angles de vue, de perspectives, sont observés successivement chez les sept poètes du corpus établi. B. Bourgeois échappe cependant au risque de l’application mécanique d’une grille de lecture en faisant varier son approche au gré des œuvres et de leur singularité. L’étude du clair‑obscur est ainsi l’occasion d’évoquer la réalité graphique du texte chez Apollinaire ou Reverdy, par exemple, tandis qu’elle dévoile plutôt le goût pour les contrastes violents et les antithèses chez Baudelaire. Le recours foisonnant aux couleurs donne accès à des visions stupéfiantes chez Rimbaud, mais renvoie à la réalité lexicale du texte chez Ponge.

11Dans l’ensemble, cependant, les scènes et paysages ainsi évoqués par le langage et dans le langage ne visent pas l’illusion mimétique mais font naître des éclairages, des couleurs et des perspectives virtuelles par le jeu des mots. Les points de lumière dirigés sur les « fantaisies à la manière de Rembrandt et de Callot » d’Aloysius Bertrand ou encore le « ténébrisme du texte baudelairien » (p. 95) invitent ensuite à une lecture symbolique, tout comme le choix des teintes. Les camaïeux de rouge chez Huysmans, les chatoiements colorés chez Rimbaud, la « textualisation poétique complète de la couleur » (p. 155) chez Ponge stimulent la rêverie, l’élaboration du travail d’interprétation ou la réflexivité chez le lecteur. La plasticité évidente des coloris se double d’une intention sémiotique analysée en détails par l’essayiste.

12Il en va de même pour l’élaboration des motifs de la fenêtre, du miroir et de l’œil qui organisent les mouvements du regard à l’intérieur des poèmes et depuis la projection mentale du lecteur. Bien que B. Bourgeois distingue nettement leur examen, développé dans la troisième partie de l’essai, de l’étude de la lumière et de la couleur dans la précédente, ces analyses semblent bien relever d’une démarche et de domaines similaires : l’analyse du texte est détaillée grâce aux ressources de la poétique, de la sémiotique et de la rhétorique pour mettre en lumière l’efficacité plastique de la création visuelle qui y est à l’œuvre. Se situant certes à un niveau légèrement supérieur et nous ramenant, dans le même temps, aux interrogations initiales sur la mimesis poétique, ils réitèrent la volonté de proposer des univers déformés voire annihilés par la subjectivité du poète. Les fenêtres qui sont esquissées ici se révèlent brisées, obstruées ou fermées, les miroirs ne reflètent plus que des anamorphoses ou des trompe‑l’œil. Le regard omniprésent dans le poème en prose, infernal chez Baudelaire ou hallucinatoire chez Rimbaud, se trouve finalement mis en question dans Le Parti pris des choses : « Il semblerait que Ponge n’ait ainsi de cesse d’insister sur les limites d’un regard humain inadéquat à saisir les choses dans leur mouvement et leur multiplicité » (p 310). Les motifs traditionnels essentiels de la représentation picturale s’avèrent ainsi détournés au profit d’une ambition non‑mimétique et d’une visualité subjective ou purement verbale. Les métaphores visuelles qui innervaient la poésie en vers des siècles antérieurs se trouvent ici entièrement transformées et renouvelées par ce genre poétique moderne.

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13L’essai de Bertrand Bourgeois fournit donc un regard à la fois global et détaillé sur une époque fondatrice du poème en prose, de ses origines jusqu’à l’avènement de la Seconde guerre mondiale qui frappa soudain d’interdit la monstration visuelle. Si l’ouvrage se construit en bonne partie suivant l’examen successif et distinct des différentes œuvres, la première partie, l’introduction, la conclusion et surtout les synthèses régulières qui ponctuent chaque fin de section mettent parfois en évidence les liens qui se dessinent de l’un à l’autre ou les traits communs qui s’y retrouvent. Ces rapprochements transversaux mettent surtout en évidence l’évolution globale qui émerge à travers le corpus : les œuvres partagent la volonté de substituer à l’ambition musicale une perspective picturale mais la manière dont elles s’y attachent semble peu à peu se modifier. À mesure que le poème en prose s’éloigne de ses origines et du XIXe siècle, il paraît abandonner tout objectif de représentation pour créer de toutes pièces des univers de plus en plus abstraits, réflexifs et intangibles. La période de l’après‑guerre, en renouvelant encore la poésie en prose et en lui ouvrant des perspectives inédites, mettra un terme à cette époque décisive du poème objet d’art.