Acta fabula
ISSN 2115-8037

Dossier critique
2021
Août-septembre 2021 (volume 22, numéro 7)
titre article
Joséphine Haillot

Francis Ponge, portrait du poète en « suscitateur » de cinéma

Francis Ponge, portrait of the poet as a cinema « suscitateur »
Philippe Met, Ponge et le cinéma, Nouvelles Éditions Place, coll. « Le cinéma des poètes », 2019, 122 p. EAN : 9782376280545.

1Si Francis Ponge n’hésite pas à dire qu’il fait partie de la génération surréaliste et s’il partage certaines idées du mouvement, il garde toujours une distance avec celui-ci. Il entretient des rapports tout aussi excentrés voire excentriques avec le cinéma. Philippe Met — bien armé pour s’attaquer au cas de Ponge puisqu’il lui a consacré de nombreux textes interrogeant tour à tour le commun de l’écriture pongienne1, ses préoccupations rhétoriques2 ou encore sa théâtralité et son oralité3, etc. —ne manque pas de le rappeler à de multiples reprises dans son essai critique Francis Ponge et le cinéma. C’est d’ailleurs ce qui distingue cet ouvrage publié dans la collection Le cinéma des poètes, dirigée par Carole Aurouet aux Nouvelles Éditions Place : Ponge n’a jamais écrit pour le cinéma, et même assez peu sur ou autour du cinéma, il « […] ne fut ni critique, ni adaptateur, ni scénariste, ni dialoguiste et encore moins cinéaste » (p. 17).

Ponge, marginal cinématographique et « suscitateur »

2C’est à ce constat qu’est dédiée la première partie du livre, sorte de longue introduction contextuelle. Le cinéma est le fantôme qui hante les activités pongiennes. Philippe Met en traque la figure spectrale dans les œuvres complètes de Ponge comme dans ses archives personnelles et en fait le récapitulatif. Se distingue un tempo lavorativo et un tempo libero de l’approche pongienne du cinéma. D’une part, le poète fait tourner certaines de ses productions textuelles autour du cinéma, ainsi Charlie Chaplin sert de figure tutélaire – Ponge lui dédie le premier des trois apologues de ses Douze petits écrits et joue dans le Verre d’eau sur le voisinage de sonorités avec Monsieur Verdoux. Il rédige même dans les années 1930, deux critiques de films au sujet de Les 400 coups du diable (Georges Méliès, 1904) et de La Marseillaise (Jean Renoir, 1938). Sollicité, dans les années 1950, pour concevoir des scénarii de films publicitaires alors qu’il est employé comme rédacteur par l’Ogep (Office général d’édition et de publicité), aucun de ces projets ne voit le jour. Philippe Met prend le soin de reproduire un extrait d’un brouillon de scénario pour les tissus Nadia. D’autre part, en dehors de ses domaines professionnels, Ponge répertorie dans ses agendas les films qu’il a vus lors de sorties au cinéma ou de rediffusions télévisuelles — « […] il se montra téléphage sur le tard » (p. 18) note l’auteur. Ces notes sont souvent de télégraphiques et acerbes critiques : des Fraises sauvages d’Ingmar Bergman, il écrit « un film suédois assez ennuyeux et grossièrement émouvant ». C’est loin d’être la seule remarque faite sur ce ton. Visconti, Truffaut, Godard, Lelouch subissent le même traitement (pp. 20-21). C’est pourquoi Philippe Met s’interroge : Ponge est-il un non-cinéphile ? Loin de là selon lui. S’il se montre mordant avec les films de fiction, le genre documentaire, en particulier animalier (Jacques-Yves Cousteau, etc.) et ethnographique (Robert Flaherty, Michel Zimbacca et Jean-Louis Bédouin, etc.), trouve grâce à ses yeux car il résonne avec ses réflexions poétiques sur les mots et les choses, « […] sensibilisé que Ponge fut […] à la fois par le rapport de l’homme à une nature première et par l’implication, bien plutôt que le retrait, du créateur dans le processus même de la – de sa – création » (p. 19). Toutefois, il est indéniable que Ponge a été avant tout « suscitateur » — terme dont le poète use lui-même pour se qualifier, à la fois au sens christique de détenteur du pouvoir de résurrection mais aussi au sens plus prosaïque d’inspirateur — plutôt que générateur et créateur d’objets cinématographiques. Après avoir synthétisé l’influence de Ponge sur le travail de Jean-Luc Godard (Deux ou trois choses que je sais d’elle, 1967) et Joao Monteiro (Fragments d’un film-aumône, 1972), Philippe Met s’emploie, dans les deux grandes parties suivantes de son essai, à explorer, par une analyse esthétique et critique, la fonction « suscitatrice » que Ponge a incarné pour Robert Bresson et Jean-Daniel Pollet.

Ponge et Bresson, un dialogue tout en « réson »

3La rencontre Ponge/Bresson doit beaucoup à Pierre Charbonnier, chef décorateur attitré de Bresson mais également ami et voisin de la famille Ponge à Paris. Malgré la relation interpersonnelle avérée entre Ponge et Bresson, Philippe Met renonce à situer leur rapport sous un régime d’influence réciproque, d’intermédialité ou de topoï thématiques, leur amitié paraissant trop timide et les traces archivistiques de leurs échanges épistolaires trop ténues, voire inexistantes, du moins disparues. C’est donc sous l’idée de résonance, de « réson », que Philippe Met caractérise les croisements des poétiques bressoniennes et pongiennes, tant par adhésion sensible que par conviction intellectuelle. Les démarches poétiques du cinéaste et du poète œuvrent tout d’abord par jointure, c’est-à-dire par opération d’addition ou de soustraction, de plein ou de vide, de façon à parvenir à la vérité des choses, à des « définitions-descriptions esthétiquement et rhétoriquement adéquates4 ». Cependant, Philippe Met relativise l’intensité de la résonance dans ce processus de jointure. Bresson et Ponge ont recours à des stratégies souvent opposées : addition contre soustraction, recherche contre découverte, acharnement contre attente, focalisation contre sérendipité (p. 42). C’est surtout la nécessité « d'opérations cruciales et d'impératifs épistémologiques » (p. 44) qui, pour Philippe Met, constitue un point de rencontre entre la poétique de Ponge et de Bresson. En effet, certains concepts-opérateurs, forgés par le poète et le cinéaste, semblent se répondre sémantiquement. Pour exemple le « désaffabuler » pongien et le « déchloroformer » bressonien se rejoignent quant à l’impératif de refuser tout lyrisme. L’auteur se demande alors si ce n’est pas sur le plan de l’animalité que l’on peut trouver un point de tangence encore plus stable entre Ponge et Bresson. L’âne est chez l’un et l’autre un motif essentiel. Selon l’étude de Philippe Met, il s’agit, là encore, plus d’un recoupement que d’une congruence exacte. Bresson, dans son film Au hasard Balthazar (1966), réinscrit l’âne dans une symbolique christique tournée vers la spiritualité et la transcendance ; alors que, chez Ponge, l’âne de « Préface à un bestiaire » est l’occasion de subvertir la symbolique christique et de rappeler à la matérialité et à l’immanence. Toutefois, ces deux équations sont à nuancer. Dans le cas de Bresson, au-delà des connotations spirituelles, prend forme un érotisme : la passion de Marie tiraillée entre l’âne innocent et Gérard le voyou. Cette transgression de la représentation initiale se produit de même autour de la figure du cheval, dans le film Lancelot du Lac (1974) et « Le Cheval » du recueil Pièces. Bresson expose et dénude, grâce aux équidés, la violence, le sang, le désir ; quant à Ponge, il fait du cheval une fusion entre profane et sacré jusqu'à un imaginaire sadique évoquant l’analité. En finalité, les rapports entre Robert Bresson et Francis Ponge ne sont pas tant à opposer sur l’axe transcendantalisme-matérialisme. Le poète en glorifiant la matière la divinise et le cinéaste infléchit la symbolique christique vers la matière.

Pollet pongien et Ponge polletien, une histoire de chiasme et de circumambulation

4Dans le cas de Jean-Daniel Pollet, le jeu des correspondances entre sa production filmique et la production textuelle pongienne est bien moins sibyllin. Une proximité évidente lie Ponge et Pollet. Le réalisateur a lu Le Parti pris des choses adolescent. Puis, il a rencontré Ponge lorsque, à la sortie de Méditerranée (1963), le Groupe Tel Quel a soutenu le film et que Philippe Sollers lui a demandé un texte à ce sujet (Dire ce que l’on aime, resté inédit à l’époque, mais publié dans Trafic numéro 13 en janvier 1996). Méditerranée, note Philippe Met, se distingue comme « un film générateur que le reste de l’œuvre de Pollet ne cessera […] de refaire et de défaire » (p. 85). La dimension matricielle du film explique sans doute beaucoup la fascination de Ponge pour celui-ci : n’y reconnait-on pas une homophonie suggestive de la mère à la mer proprement pongienne ? Ce film, avec sa structure ressassante, pleine de « différence et répétition […] » (p. 73) grâce au montage des plans sans cesse recomposé comme autant de séquences-phrases subdivisées en images-signes ou images-mots (des plans où seul un objet est montré par image) fait écho à la méthode de Ponge qui dans sa visée définitionnelle et objectale reformule encore et encore. Après Méditerranée, Philippe Met examine le cas de Grandeur nature — première tentative d’adaptation de l’œuvre de Ponge — écrit alors que Pollet est cloué à son lit d’hôpital. La pensée initiale du réalisateur est de pratiquer le « pléonasme dépassé » (p. 78) pour créer un effet de multiplication en faisant coller les images au texte. Pollet veut présenter une adaptation scrupuleuse du Parti pris des choses, avec des découpages très précis des mouvements de caméra, en espérant que quelque chose puisse naître de ce redoublement : « […] la littéralité, au lieu d’aplatir ou de réduire par illustration, déplierait le pluriel des significations » (p. 79). Dans la continuité de cette idée, Pollet dessine les contours d’une réversibilité entre écrire et filmer au point de faire du poète et du cinéaste un seul et même individu : en recopiant les textes choisis, Pollet modifie leur présentation (taille et type de police, blanc typographique, etc) mais il va encore plus loin en insinuant sa propre prose dans le corps du texte pongien. Le pléonasme dépassé ne consiste donc pas seulement en une sur-saturation (coller les images aux mots), il s’agit également d’une co-création, d’« […] une fusion hermétique et homogène ne laissant de facto plus de place, ni de sens, à la redondance. Ecriture poético-filmique unique à deux mains […] » (pp. 86-87). Au fil des réécritures, Grandeur nature se transforme pour devenir Dieu sait quoi (1996), Pollet abandonne la coïncidence entre texte et mot pour recomposer la dynamique de son film autour de la non-coïncidence : « il s’agit de dériver sans dévoyer […] De s’écarter pour mieux se rapprocher […] » (p. 91). Philippe Met montre alors qu’à la tautologie se substitue la circonvolution : les gros plans fixes de figues ne s’accompagnent d’aucun texte de Ponge (et pourtant les figues ne manquent pas chez le poète) et au contraire à la séquence de l’escargot se superpose le texte éponyme.

5Le subtil et synthétique essai que propose Philipe Met développe, sous la force de son objet, une méthodologie quasi pongienne : ressassement des matériaux de recherche (l’auteur, entre autres, retravaille la communication « Ponge et Bresson, ou comment ne pas faire l’âne » qu’il a donnée en 2015 à l’occasion du colloque Francis Ponge, ateliers contemporains5), répétition des thématiques (choséité, animalité, matérialité, spiritualité), et surtout leur re-montage, leur ré-articulation, leur re-formulation et leur re-croissement dans une perspective euristique proche de la rage expressive, comme pour adhérer au plus près des rencontres directement ou indirectement suscitées par Ponge avec le cinéma.

6Néanmoins, on regrette que certaines voies aient été vite traitées ou écartées. Si Philippe Met, en fin de sa partie liminaire, annonce vouloir « se pencher sur l’attention pongienne […] à la ciné(ma)tique » et cite l’exemple « de la crevette paradoxalement présentée dans l’insaisissabilité ou la fugacité de tous ses états, défiant la mise au point, le gros plan ou l’arrêt sur image et la continuité […] » (pp. 28-29), le sujet n’est pas frontalement abordé par la suite (même s’il transparaît dans le rapprochement qu’esquisse l’auteur entre Ponge et le cubisme). Pourtant l’idée d’un regard cinétique/cinématique innervant l’écriture pongienne semble d’importance. Comme le souligne Christophe Wall-Romana6, l’« objeu » — en se faisant « collection des phases et positions successives du je […]7 », et en favorisant la « […] multiplicité de points de vue (ou, si l’on veut, angles de visions) […]8 » — « mobilise tout à la fois l’espace et le temps astronomiques, la photographie, la chronophotographie de Marey avec ses "positions successives", la parallaxe mobile de l’ère audiovisuelle pour libérer l’écriture de l’arbitraire9 ». Enfin, ce cinétisme/cinématisme semble prendre forme également dans un livre génétique comme La fabrique du pré enrichi d’une mise en page où dialogue écriture manuscrite, typographique et documents iconographiques. Dans le colophon de La fabrique du pré, Lauro Venturi est crédité de la « mise en images » du livre. La formule, a quelque chose de cinématographique signale Jean-Charles Depaul10. Et ce n’est pas pour rien car Venturi, non seulement a mené une carrière de directeur artistique au sein des Éditions d’art Albert Skira mais aussi de réalisateur de films sur l’art pour la société de production Skira-Flag films, au point de faire s’entremêler son travail de maquettiste (disposition du texte et des images sur les pages des livres) et de réalisateur (montage des images et du son, c’est-à-dire narration en voix-off et musique, dans la continuité filmique), instaurant un régime d’intermédialité où se joue une transposition des procédés caractéristiques du livre dans le film et réciproquement (les effets de feuilletage des pages, la mise en mouvement sur la double page ou d’une page à l’autre par la circulation du regard ou par la manipulation des pages par le lecteur). Comment la méthode de mise en page cinétique/cinématique de Venturi rencontre-t-elle le pré pongien ? Ponge y a-t-il pris part, ou du moins s’y est-il identifié ? Que révèlent ses archives personnelles ? Dans quelle mesure La fabrique du pré de Ponge se rattache à une « combinatoire de montages possibles, […] à l’(un)making-of d’un film » (pp. 28-29) dont Philippe Met esquisse furtivement les contours ? Autant de questions relatives à la cinétique/cinématique qui permettraient de tisser plus avant les liens entre Ponge et le cinéma, et qu’à notre sens il est possible d’envisager sans tomber, comme le craint l’auteur, dans une « approche candidement mécanique » (p. 28).