Acta fabula
ISSN 2115-8037

Dossier critique
2021
Août-septembre 2021 (volume 22, numéro 7)
titre article
Alain Boillat

Les chemins détournés de Francis Vanoye au pays de l’adaptation cinématographique

Francis Vanoye's roundabout ways in the land of film adaptation
Francis Vanoye, L’Adaptation littéraire au cinéma, Paris, Armand Colin, 2019 [2011], EAN : 9782200625559.

1« Bon objet » par excellence des départements de littérature qui souhaitent aborder des productions filmiques à notre époque où les études cinématographiques ont tendance sur le plan académique à être noyées dans un magma médiatique favorable à l’interdisciplinarité au détriment des connaissances disciplinaires (elles-mêmes élaborées, rappelons-le, à la croisée des champs), la question de l’adaptation a donné lieu à pléthore d’études, en particulier dans le domaine anglo-saxon. Face à la prolifération de telles publications dues à des chercheuses et chercheurs tels que Robert Stam ou James Naremore, il paraît difficile, au-delà d’études de cas inédites, de fournir une contribution décisive à cet édifice théorique qui consiste souvent à explorer les opérations de l’ajout, de la suppression, du déplacement et de la transformation, ou les implications d’une fidélité « à l’esprit » ou « à la lettre ». Dans cet ouvrage paru en 2019 dont l’éditeur et le titre (L’Adaptation littéraire au cinéma) annoncent une publication généraliste à vocation pédagogique, Francis Vanoye, professeur émérite de l’Université Paris Nanterre, revenant sur la question de l’adaptation déjà discutée dans un chapitre de Scénarios modèles, modèles de scénarios1, ne semble guère s’inquiéter de la difficulté afférente à l’abondance de références sur le sujet. La bibliographie de son ouvrage, en effet, qui n’intègre pas la plupart des auteurs extérieurs au domaine des études cinématographiques que Vanoye convoque pourtant de manière parfois judicieuse — à l’instar de George Steiner (p. 32), auteur de l’essai théorique Après Babel (1975) inscrit dans le champ de la traductologie, une discipline dont il n’est pas inintéressant de considérer les acquis méthodologiques dans le cadre d’une réflexion sur l’adaptation —, tient sur une page et demie et comprend exclusivement des références francophones dont la plus récente, datée de 2008, est un ouvrage de l’auteur lui-même (dont la parution originale est plus ancienne). L’Adaptation littéraire au cinéma est en fait une réédition d’un texte de 2011 repris à l’identique : seule l’illustration de la couverture diffère, le film Cœurs (2006) de Resnais adapté du dramaturge anglais Ayckbourn (discuté succinctement pp. 105-106) étant remplacé par une image du Madame Bovary de Chabrol (1991), un film dont Vanoye ne propose aucune analyse dans l’ouvrage2 mais qui, sans doute, a paru à l’éditeur davantage emblématique d’une valorisation du patrimoine littéraire (en l’occurrence français), et ce d’autant qu’il suscita à sa sortie de nombreux discours sur l’adaptation3.

2Il ne faut par conséquent pas s’attendre à trouver chez Vanoye un état de la question, ni même la discussion de propositions théoriques jusqu’ici avancées dans des ouvrages sur l’adaptation cinématographique : l’essai se permet à cet égard de se soustraire aux exigences académiques usuelles. L’auteur n’y développe pas à proprement parler un modèle théorique, mais livre une suite d’éclairages éclatés en l’espèce d’une compilation d’articles précédemment parus dans des contextes spécifiques (la liste de ces textes figure à la fin du volume dans la rubrique des remerciements). L’avantage de cette carence relative en termes de cohérence argumentative en est une invitation au butinage, le lecteur étant balloté d’une hypothèse, d’une esquisse de proposition méthodologique ou d’une étude de cas à l’autre sans devoir se confronter à la lourdeur (et souvent à l’étroitesse) d’une éventuelle typologie, mais aussi, et on peut le regretter, à la rigueur d’une démonstration serrée ou à la définition d’un positionnement par rapport à d’autres discours qui se verraient contextualisés. Les opinions à propos des adaptations d’œuvres littéraires au cinéma dont l’auteur postule la prédominance sont rapportées à des énonciateurs évanescents. Ainsi, des affirmations telles que « tout le monde […] tient à l’égard de l’adaptation des discours doubles » (p. 14) ou « l’adaptation est toujours suspectée d’être une solution de facilité » (p. 17) ne s’encombrent ni d’un ancrage historique ni de références, leur évidence étant supposée garantir la validité du propos. Certes, le célèbre texte de 1954 de François Truffaut est cité (p. 15)4, mais plus, en fin de compte, pour en intégrer les présupposés que pour les discuter. En effet, si Vanoye mentionne l’évolution de la conception de « l’auteur » du film en soulignant à propos des rédacteurs des Cahiers du cinéma notamment que leurs discours s’inscrivaient dans une « politique auto-promotionnelle des réalisateurs permettant d’écarter les scénaristes du champ de la notoriété » (p. 18), il procède lui-même de manière quasi systématique à cette même éviction en abordant principalement les films étudiés au travers de la figure d’un cinéaste (Jean Renoir, Stanley Kubrick,…) et de sa filmographie (traversée par des échos qui priment chez Vanoye sur la comparaison avec les œuvres littéraires adaptées). La dimension collaborative de l’écriture cinématographique n’est presque pas prise en compte, ni le statut d’un métier crédité aux génériques comme celui « d’adaptateur ». L’auteurisme conduit par exemple Vanoye à interpréter certains motifs récurrents dans la filmographie de réalisateurs/trices comme une thématisation du statut de l’adaptation, et de ce fait à noter, au gré d’une extrapolation à notre sens abusivement orientée en fonction de l’objet de l’ouvrage, que « le cinéma de Kubrick (comme d’ailleurs ceux de Welles ou de Kurosawa) est parcouru de figures d’imposteurs » (p. 21), sous-entendant par-là une corrélation entre ce motif et l’inavouable « pillage » que constituerait l’adaptation. De même, il envisage le parcours des personnages féminins de Les Biches (1968) et de Betty (1992) comme celui de « femmes tentant […] d’usurper une place qui n’est pas la leur » (p. 63-64), comme des « itinéraires métaphoriques » renvoyant « aux chemins tortueux de Chabrol, à ses adaptations masquées, à ses hommages purs impossibles » (p. 30).

3Si l’argument d’une telle « diégétisation » par métaphorisation d’enjeux liés à l’adaptation n’est selon nous pas convaincant dans les exemples mobilisés par Vanoye, son commentaire des Biches est emblématique d’une approche dont l’intérêt, qui n’est pas l’un des moindres mérites de son essai, réside dans le choix de chemins détournés qu’il emprunte de manière originale, au gré de certaines intuitions ou observations. Dans le domaine assez balisé des études sur l’adaptation, Vanoye déplace volontiers son dévolu comparatiste sur des objets tiers, hors le binôme formé d’un côté par l’œuvre originale, de l’autre par l’adaptation dans un autre médium. De cette manière, il intègre à sa réflexion des films qui ne sont pas des adaptations d’œuvres littéraires, mais qui lui permettent d’explorer certains aspects qu’il peut rapporter à des processus d’adaptation.

4Par exemple, il avance l’hypothèse intéressante selon laquelle Les Biches, film issu d’un scénario original co-écrit par Chabrol et Paul Gégauff, serait une adaptation cachée du roman Betty de George Simenon (1961), lequel se verra adapté « officiellement » par le même Chabrol vingt-trois ans plus tard dans un film reprenant le titre du roman, et que l’on pourrait dès lors considérer comme une sorte du remake du film de 1968. La comparaison à trois termes fonctionne ici très bien, qu’elle porte sur la structure narrative — l’ouvrage se situe dans la filiation de la narratologie genettienne, surtout pour ce qui relève du mode et de la voix5 — ou sur des variations à partir de mêmes motifs (l’invitation à prendre un bain ou une « scène primitive » qui se déroule au-delà d’une porte)6, et se justifie d’autant plus que, comme l’a noté Christian Janssens (dans la seule monographie consacrée à ce jour aux diverses adaptations de Simenon, que Vanoye ne cite pas), Chabrol était hanté par le projet d’adapter les récits du romancier — en particulier Les Fantômes du chapelier, dont il ne tirera un film qu’en 1982 —, mais que ses projets furent entravés par le fait que les tarifs exigés à titre de droits d’auteur par Simenon étaient à l’époque inadaptés au budget des productions du cinéaste7. Dans son analyse croisée de deux films de Chabrol rapportés au même roman, comme en plusieurs autres passages de l’ouvrage, Vanoye met fort justement l’accent, au-delà (ou en deçà) du personnage, sur l’acteur/l’actrice qui l’incarne et sur l’intertexte qui lui est associé. Dans ce cas, il s’agit non seulement de la persona des interprètes mais aussi de biographies personnelles : Stéphane Audran joue en effet un rôle similaire dans Les Biches et dans Betty ; dans le premier, elle côtoie Jean-Louis Trintignant (son ex-mari avant qu’elle n’épouse Chabrol), dont la fille Marie interprète le personnage éponyme de Betty.

5Autre exemple d’étude oblique où le processus de l’adaptation est déplacé à l’intérieur même du champ cinématographique : partant d’un constat (bien peu étayé) selon lequel « en 2004, Innocents (The Dreamers), de Bernardo Bertolucci, fait irrésistiblement penser aux Enfants terribles (1949), au texte de Cocteau comme au film autoadapté par son auteur et réalisé par Jean-Pierre Melville » (p. 65), Vanoye développe un parallélisme entre la chambre des enfants chez Cocteau et celle d’un autre film de Bertolucci, Le Dernier Tango à Paris (1972), offrant un éclairage inédit sur ce dernier. Cette étude de cas lui permet en outre d’amorcer une réflexion sur les « espaces potentiels », notion qu’il emprunte au psychanalyste britannique Donald Winnicot (Playing and Reality, 1971). Ce cadre théorique d’inspiration freudienne, dont Vanoye ne semble pas se rendre compte qu’il consonne avec les théories actuelles du champ des études vidéoludiques8 au sein desquelles l’ouvrage Les Jeux et les hommes de Roger Caillois (1958) a connu une relecture tardive, constitue l’assise du chapitre 2 de L’Adaptation littéraire au cinéma. Vanoye y postule avec Winnicot que l’expérience culturelle peut être envisagée comme le prolongement de la création d’un espace intermédiaire entre intérieur et extérieur dont l’expérience est faite lors de la petite enfance. Le recours à des « objets transitionnels », dès lors, guide la lecture faite par Vanoye de certains films, notamment lorsqu’il examine la déclinaison d’un motif pour le moins tranchant, celui du couteau, en circulant à travers les œuvres d’Hitchcock, Conrad, Dostoïevski, Kurosawa et Bresson. Alors que toute création fictionnelle semble justiciable de ce cadre théorique, Vanoye ne motive pas en quoi les concepts de Winnicot seraient particulièrement pertinents pour traiter d’adaptations d’œuvres littéraires, ou en quoi ils contribuent à dégager certaines spécificités des fonctionnements (trans)sémiotiques que celles-ci engagent.

6Après avoir évoqué Betty, Vanoye reste sur l’œuvre de Simenon, l’un des auteurs francophones le plus adapté (ne serait-ce qu’en raison des récits de Maigret) au cinéma et à la télévision9, et examine l’adaptation par Patrice Leconte des Fiançailles de Monsieur Hire (Monsieur Hire, 1989), dans un des passages qui correspond le plus à ce que l’on attendrait d’un volume consacré à l’adaptation. Ici, le propos de l’auteur se situe à un niveau plus « micro », puisqu’il se concentre sur une scène spécifique du roman, à la fois emblématique de celui-ci et résolument « méta-cinématographique » puisqu’elle se construit, comme chez Hitchcock (Rear Window, 1954) ou De Palma (Body Double, 1984), sur un dispositif ouvertement voyeuriste : Hire dissimulé dans la nuit observe à travers la fenêtre de son appartement sa jeune voisine Alice alors que celle-ci, dévêtue, se couche pour lire. Vanoye fait se succéder une longue citation du roman, puis l’extrait correspondant d’un découpage technique, sorte de paraphrase et de synthèse d’un texte paru dans L’Avant-Scène Cinéma d’avril 1990 dont il cite précédemment la référence en note, mais dont il ne dit rien10. Lorsqu’il cite une notation de Leconte (fort à propos d’ailleurs, puisque le film ajoute à cette action une dimension itérative à laquelle participe la musique), « c’est la même action et c’est un autre jour » (p. 40), nous ne savons pas non plus d’où il la tire.

7Après un commentaire pertinent de l’extrait du texte romanesque, déduit de la comparaison entre roman et film que les choix de mises en scène, de cadrage et de montage dont témoigne le film « placent le spectateur en observateur de Hire bien plus qu’en connivence voyeuriste avec lui », et que, par conséquent, « le texte de Simenon est pris à contre-pied : Alice est d’abord vue s’habillant, puis l’effeuillage fait l’objet d’une ellipse, Leconte refusant au spectateur ce que Simenon offrait au lecteur » (p. 40). Il est vrai que le romancier, dans ce roman paru en 1933 (c’est-à-dire peu après la volumineuse production de récits populaires écrits sous pseudonyme, dont des contes galants), ne manque pas de préciser qu’Alice « frictionna longtemps pour les réchauffer ses bouts de sein » puis que la main de la jeune femme « continuait à caresser le téton dont on voyait le relief chaque fois qu’elle l’abandonnait » (le pronom personnel incluant à la fois Hire et le lecteur). Le film de Leconte, réalisé à une époque où le « male gaze » de Laura Mulvey est devenu un concept largement diffusé et emblématique de l’application au cinéma des gender studies, se distingue ainsi nettement à la fois du roman et de la première adaptation qu’en proposa Duvivier, Panique (1945), en particulier à travers des nuances apportées au « personnage de la femme-garce » (p. 33)11 — plus loin, Vanoye se demande si les choix d’Ophuls dans le segment « Le Modèle » du Plaisir adapté d’une nouvelle de Maupassant ne serait pas « un moyen de contrecarrer les propos misogynes du narrateur » (p. 47).

8Vanoye constate que le sujet percevant et la femme observée sont tous les deux en train de manger chez Leconte, alors que ce n’est pas le cas dans le roman. Il lit cette différence ainsi : « Dans leurs solitudes, Alice et Hire sont reliés par ces gestes » — le film exacerbe en effet la dimension ritualisée des scènes représentées —, et précise que ces gestes ont « peut-être [été] inspirés aux adaptateurs par “le bébé qu’on oubliait peut-être de nourrir“ » (p. 42), en référence à un autre énoncé du roman qui, dans ce même passage, participe à la création de l’ambiance sonore de cette nuit (sur un mode hypothétique si souvent utilisé par Simenon en tant qu’effet de réel, le narrateur feignant une incertitude comme s’il n’était pas à l’origine du monde fictionnel). L’hypothèse de Vanoye basée sur une observation fine postule un déplacement effectué par les adaptateurs à partir d’une isotopie possiblement repérée dans l’œuvre originale (en l’occurrence ici alimentaire), qui d’ailleurs se prolongera plus tard dans le film avec la scène (absente chez Simenon) de la cage d’escaliers dans laquelle Alice renverse volontairement son panier de tomates12. Ce type de suggestions de l’image par le texte nous semble tout à fait productif à discuter, car son examen permet de dégager des liens souterrains entre roman et film qui échappent à la logique de la correspondance terme à terme — on pourrait même ajouter dans ce cas précis que la disparition du bébé à nourrir s’inscrit dans la même logique que la suppression de la monstration à l’écran de la poitrine d’Alice.

9Après l’emprunt de la notion de « jeu » à Winnicot, Vanoye prolonge l’inspiration freudienne de son propos en envisageant l’adaptation comme un « rêve ». Il introduit ce parallèle avec la désinvolture que nous avons déjà constatée, c’est-à-dire sans référence aucune : « [I]l est un autre espace, depuis toujours associé au cinéma, que l’on connecterait volontiers à l’adaptation : celui du rêve. Ou plus précisément celui de la rêverie. » (p. 87). Le « pillage » théorique masqué sous une évidence (« depuis toujours »), sorte d’acte performatif dans le contexte de la thématique traitée (l’adaptation comme irrespect volontaire de l’œuvre originale), procède ici aussi de traits qui furent appliqués au cinéma (de fiction) comme médium ou institution (dans Le Signifiant imaginaire de Christian Metz notamment) et qui sont repris dans le cadre spécifique de la question de l’adaptation (où, il est vrai, des opérations telles que la condensation ou le déplacement sont bien à l’œuvre, et peuvent être à la fois comprises dans un sens génétique, narratologique ou psychanalytique). Ainsi Jean Epstein a-t-il selon Vanoye « rêvé avec » Alphonse Daudet (La Belle Nivernaise, 1923) — bel exemple en effet chez un cinéaste où l’onirisme et la subjectivité imprègnent en profondeur la représentation, mais traité ici de manière trop rapide, comme Salo de Pasolini d’après Sade, Les Amours d’Astrée et de Céladon d’Éric Rohmer d’après Honoré d’Urfé, ou deux films de la dernière période de Resnais, Cœurs et Les Herbes folles — ce dernier film est une transposition à l’écran du roman L’Incident de Christian Gailly dont le style aurait pu conduire Vanoye à souligner davantage combien il résulte d’un déplacement réflexif de pratiques cinématographiques, combien le cinéma est susceptible de s’inscrire en profondeur, à l’époque contemporaine également, dans l’écriture littéraire13. Vanoye nous invite en outre à « rêver avec Jules Renard », à travers ce récit à la fantasmatique œdipienne qu’est Poil de Carotte (1894), auto-adapté par le romancier en pièce de théâtre et transposé au cinéma notamment à deux reprises (1926/1932) par Julien Divivier ; la circulation entre les textes proposée par Vanoye est ici plus rigoureuse et inspirée.

10Dans Scénarios modèles, modèles de scénarios, Vanoye combinait les termes « texte » et « adaptation » avec les qualificatifs « classique » et « moderne », générant ainsi quatre configurations qui organisaient son propos14. Dans L’Adaptation littéraire au cinéma, le modèle reste le même, mais demeure plus implicite. Ainsi, à propos du film Une vie d’Alexandre Astruc adapté de Maupassant (co-écrit avec Roland Laudenbach), Vanoye fait le constat suivant : « Il [Astruc] fait de Julien un personnage emblématique du cinéma de la modernité européenne » (p. 49). On pourrait se demander ce qu’il en est de films rattachés plutôt au cinéma dit « post-moderne » pour l’appréhension desquels la dichotomie classique vs. moderne s’avère partiellement impropre. Si Vanoye discute rapidement la filmographie de Brian De Palma, cinéaste connu pour ses pastiches et remakes15 — contrairement à ce que peut laisser penser le titre de l’ouvrage, une partie importante des phénomènes de transposition observés par Vanoye s’opèrent d’un film à l’autre sans passage par la littérature  —, c’est en fait pour mieux exclure de son corpus ce type de productions : « Mais les cinéastes évoqués ci-dessus, quant à eux, ne s’égarent pas au sein des espaces et des objets que leur offrent leurs auteurs et les œuvres qu’ils adaptent, pastichent ou détournent, ils se les réapproprient » (p. 75). Face à « l’égarement » de De Palma, ou à une autre pratique également dévalorisée implicitement qui résiderait dans une simple « illustration » de l’œuvre littéraire16, Vanoye valorise la « réappropriation », catégorie comprenant des films qui semblent être les seuls à mériter une analyse, et dont la définition résulte de la construction d’une identité d’auteur en tant que cinéaste. Les relents de la « politique des auteurs » tendent à limiter le propos de l’ouvrage en l’inscrivant dans le registre de la critique cinéphilique plutôt que dans une approche scientifique.

11À force, comme il le dit, de « donne[r] libre cours aux échos cinématographiques » (p. 79), Vanoye s’abandonne à une dérive qui l’éloigne passablement des rivages de l’horizon d’attentes suscité par le titre de l’ouvrage et du réquisit minimal en termes de méthodologie. Comptant Stage Coach (1939) de John Ford parmi les chefs-d’œuvres adaptés de Maupassant (p. 43) alors que le scénario de Dudley Nichols et Ben Hecht se base sur une nouvelle de Ernest Haycock, Stage to Lordsburg, parue en 1937 dans le magazine Saturday Evening Post (certes indéniablement inspirée par Boule de suif), Vanoye consacre ensuite une section complète à l’œuvre fordienne qu’il aborde sous l’angle de l’écriture de l’histoire en la comparant sur un plan thématique successivement aux romans de Fenimore Cooper, Mark Twain ou Nathaniel Hawthorne : ces pages auraient été plus à leur place dans une monographie sur John Ford que dans une réflexion sur l’adaptation.

12La partie qui précède cette section au chapitre 3 fait par contre un point utile sur certains partis pris qui caractérisent les pratiques de l’adaptation dans le cinéma des années 30 et des années 60 — ici le corpus est réduit à la production française, dont Vanoye postule une spécificité en ce qui concerne le « genre du “film littéraire” » (p. 125-126) initié par Alain Resnais dans lequel « l’écriture cinématographique ne le cède en rien au littéraire […], ce qui assure [un] effet de dédoublement textuel » (p. 126). On retrouve ici des questions qui ont été discutées notamment dans les ouvrages à vocation généraliste de Claude Murcia17 ou Monique Carcaud-Macaire et Jeanne Clerc18, ou dans des études consacrées à un auteur en particulier (notamment le volume II des Œuvres complètes de Marguerite Duras dans la « Bibliothèque de la Pléiade », édité sous la direction de Gilles Philippe).

13La sensibilité de Vanoye quant aux phénomènes d’interpénétration des écritures littéraires et cinématographiques le conduit en fin d’ouvrage à commenter la manière dont l’écriture de certains romanciers et poètes comme Soupault et Cendrars a été informée par le langage cinématographique. C’est là une approche qui, située au principe de la publication de L’Anthologie du cinéma invisible de Christian Janicot (1995) qui a le privilège de figurer parmi les quelques titres de la bibliographie de Vanoye, a été conduite de manière beaucoup plus approfondie, dans le prolongement de l’étude pionnière de Christophe Wall-Romana, Imaginary Cinemas in French Poetry (2013), par plusieurs chercheuses françaises issues des études littéraires telles que Nadja Cohen (spécialiste de Jacques Prévert)19, Carole Aurouet20 ou Mireille Brangé21. La première édition de l’ouvrage de Vanoye est antérieure à ces études et l’on peut donc saluer l’approche pionnière dont il amorce une proposition en commentant notamment le texte Charlot de Soupault (1931).

14L’ouvrage de Francis Vanoye s’inscrit, on l’aura compris, dans une perspective d’introduction à la problématique de l’adaptation conçue de manière ouverte comme la mobilisation d’un intertexte, y compris filmique.