Acta fabula
ISSN 2115-8037

2021
Novembre 2021 (volume 22, numéro 9)
titre article
Cassandre Martigny

La création littéraire & intellectuelle, un enjeu pour la reconnaissance culturelle des minorités : traduction & commentaire de l’article de Clorinda Cuminao Rojo, “Ensayo en torno a los escritos Mapuche”

Literary and intellectual creation, an issue for the cultural recognition of minorities: translation and commentary of the article by Clorinda Cuminao Rojo, "Ensayo en torno a los escritos Mapuche"
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Texte original de Clorinda Cuminao Rojo

Introduction

1Depuis1 plusieurs décennies, se multiplient en Amérique latine des ouvrages écrits par des historiens, sociologues, anthropologues, auteurs ou poètes issus des populations dites indigènes. Un double sentiment d’appartenance, à un peuple originaire et à un collectif continental, est à l’origine de ces écrits. L’assimilation conflictuelle des peuples autochtones aux États nationaux, souvent liée à des projets de modernisations menés au xxe siècle, a permis l’émergence d’une nouvelle figure, celle de l’intellectuel indigène qui cherche à faire reconnaître politiquement la culture et l’identité de son peuple grâce à l’écriture. Le concept « d’intellectuels indigènes », qui donne son titre à l’ouvrage dirigé par Claudia Zapata Silva, permet de nommer ces nouveaux acteurs qui se sont formés dans les institutions de la société occidentale et qui ont politisé leur origine indigène à travers une activité intellectuelle.

2Le but de l’ouvrage Intelectuales indígenas piensan América Latina2 est de rendre visible cette production indigène, récemment apparue dans le paysage littéraire latino-américain, et de souligner la particularité de cette activité intellectuelle et de ses auteurs, à peine reconnus par la société. Leur production est plurielle, à l’image des identités et des sociétés indigènes qu’elle défend. Les auteurs et autrices de l’ouvrage incarnent la diversité, tant par leur identité indigène – mapuche, aymara, zapotèque, nahuatl ou quechua – que par leur profession : professeurs, anthropologues, historiens, écrivains, poètes, linguistes ou encore travailleurs sociaux. Par ses enjeux politiques, cet ouvrage est aussi engagé : de ces écrits, émerge un « je » indigène, qui recouvre différents niveaux d’appartenances identitaires – celui de la communauté, du groupe ethnique d’un collectif continental –, une subjectivité qui bouleverse l’objectivité de rigueur autant dans les écrits théoriques et épistémologiques que dans les écrits narratifs.

3Parmi la diversité des articles et des identités indigènes représentées, l’article de Clorinda Cuminao Rojo, “Ensayo en torno a los escritos mapuche3” [« Essai sur les écrits mapuches »] traite du peuple indigène le plus important du Chili, les Mapuches, dont se revendiquent environ un million de personnes. Avant l’arrivée des Espagnols, les Mapuches occupaient un énorme territoire, allant des vallées du nord de Santiago jusqu’aux îles du sud de l’archipel de Chiloé. Ils vivent aujourd’hui dans des communautés rurales au sud du Chili, dans la région de l’Araucanie, d’où ils tirent également leur nom d’Araucaniens, et occupent, dans une moindre mesure, des territoires au sud de l’Argentine. Actuellement, une grande partie de cette population a migré en villes. Ce peuple tente de maintenir sa langue, le mapudungun, ainsi que la plupart de ses traditions et affirme une très forte identité4.

4L’article de C. Cuminao Rojo, présente l’intérêt de rendre compte de la production littéraire mapuche, notamment féminine, à travers le regard d’une anthropologue qui appartient aussi à ce peuple indigène. Ce travail synthétise les travaux de recherches menés par l’autrice avec d’autres intellectuelles mapuches (Ariel Antillanca et Elisa Loncón) dont le but était de réunir et d’analyser les écrits des auteurs du peuple mapuche pour montrer leur importance dans la constitution d’un patrimoine culturel mapuche toujours plus diversifié. On reviendra plus particulièrement sur deux points développés dans l’article : les enjeux de l’appropriation d’une langue et de l’écriture dans le travail de mémoire et de revalorisation de l’identité culturelle mapuche et l’importance politique des écrits des femmes mapuche dans le mouvement plus général de leur émancipation.

L’appropriation d’une langue & de l’écriture, un acte de résistance culturelle ?

5L’article de C. Cuminao Rojo s’inscrit dans l’axe thématique “Conocimiento y escritura” [« Connaissance et écriture »] qui réunit quatre travaux dont l’enjeu commun est d’analyser la complexité des liens entre l’indigène et l’écriture, entre langue orale et langue écrite. Dans le cas des Mapuches, « Peuple de la terre » en mapudungun, l’appropriation de la langue écrite permet de faire reconnaître la culture de ce groupe ethnique et peuple autochtone. La revalorisation des pratiques culturelles du peuple mapuche grâce une écriture spécifique apparaît comme un moyen de résister à la politique d’acculturation et d’assimilation mise en place par les deux États aux xxe et xxie siècles. Ce processus de reconstruction identitaire des Mapuches, notamment dans les années 80 et 90, s’est accompagné de tensions, mises en évidence par un autre article de l’ouvrage, “Identidad mapuche desde el umbral (o la búsqueda de la mismidad étnica en el Chile de los noventa)5[« L’identité mapuche depuis le seuil (ou la recherche de la similitude ethnique dans le Chili des années 90) »] de Maribel Mora Curriao, poétesse et professeure mapuche au Chili. Les premiers écrits de revendications, nés des mouvements mapuches, ont ouvert la voie à l’émergence d’une production culturelle diversifiée, à un « torrent fertile » [“un torrente fecundo”], dont l’ouvrage Intelectuales indígenas piensan América Latina est l’un des résultats.

6La transposition d’une langue orale à une langue écrite, ainsi que le bilinguisme mapudungun et espagnol, apparaissent comme les seuls moyens proprement linguistiques pour le peuple mapuche d’« accéder à la perception, à l’existence, dans les régions dominées de ce monde6 », et de faire reconnaître des écrivains hors des seules frontières de leur peuple. Si ces opérations linguistiques apparaissent comme des armes majeures dans la lutte pour la légitimité, elles révèlent également une domination symbolique, exercée par la culture dominante, que ne semble pas prendre en compte l’autrice de l’article. Domination symbolique puisque, comme l’a montré Pascale Casanova dans La Langue mondiale : traduction et domination, celle-ci ne dépend pas des faits, mais d’une croyance, collectivement partagée qui « conforte la domination linguistique telle qu’elle se présente aux locuteurs et raffermit chaque fois qu’elle est parlée sa puissance7 ». Le peuple mapuche établit, malgré lui, une hiérarchie entre les langues et le bilinguisme mapudungun‑espagnol est un signe de sa domination8. De même, le passage de l’oral à l’écrit, la conversion de « l’audible » en « lisible », laisse pressentir l’assujettissement d’un discours local au discours dominant9.

7En outre, le passage de la langue orale à la langue écrite suppose d’adopter une dimension classificatoire, qu’on appelle « acte de langage10 ». Celle-ci implique un nécessaire appauvrissement puisque la parole se trouve expurgée de son contexte d’énonciation et de l’ensemble des stratégies élocutoires qui lui sont associées, pour ne se résumer qu’à sa dimension sémantique, qu’à son contenu informatif11. La perte contenue dans le passage de l’audible au lisible touche également le texte traduit : celui‑ci subit « une dévaluation par rapport à la valeur non économique de l’original12 ». En voulant lutter contre la culture dominante, la traduction renforce son emprise, en adoptant ses codes de pensées, ses visions et divisions. En effet, l’appropriation d’une langue implique bien plus que la langue elle-même : elle inclut aussi « toute une vision du monde », selon l’hypothèse de Sapir‑Whorf13. L’adoption d’une langue écrite, l’espagnol, la langue des classes dominantes, ne met-elle pas en péril toute une dimension de l’identité des Mapuches14 ? Cette problématique, qui fait écho aux débats anthropologiques15, sociologiques et historiques16 autour de la question de la restitution de la parole des indigènes, est au cœur de l’article de C. Cuminao Rojo.

L’écriture d’un féminisme indigène

8Au milieu de ce « torrent fertile », les écrits des femmes mapuches sont encore trop peu étudiés, comme le constate C. Cuminao Rojo au début de la sous-partie qu’elle consacre à cette production. Les femmes mapuches restent souvent cantonnées à une place secondaire et invisible, assignée tant par la société chilienne que par la société mapuche, comme l’explique Margarita Calfío dans un autre article de l’ouvrage, « “Ella es dueña de su voluntad y de su cuerpo…” Una reflexión sobre mujeres mapuche, participación y políticas públicas17 » [« “Elle est maîtresse de sa volonté et de son corps…” Une réflexion sur les femmes mapuches, participation et politiques publiques »].

9Bien que peu d’écrits de femmes mapuches aient été publiés, ils ont permis à certaines de ces autrices, pour la plupart poétesses, de sortir de l’ombre et d’accéder à la sphère publique. En tant que femmes et mapuches, elles présentent dans leurs œuvres littéraires et travaux de recherches une double revendication qui mêle les enjeux politiques de la reconnaissance de l’identité et des droits de leur peuple et les enjeux politiques de la remise en cause de leur situation de femmes mapuches à l’intérieur de la culture traditionnelle.

10La production intellectuelle des femmes mapuches exprime autrement les revendications sociales et politiques qui émergent dans la sphère publique au début du xxie siècle. Comme l’explique C. Cuminao Rojo dans un autre article, “Mujeres mapuche: voces y escritura de un posible feminismo indígena18” [« Femmes mapuches, voix et écriture d’un possible féminisme indigène »], des femmes mapuches, travaillant pour la grande majorité en ville dans les services domestiques dans des conditions précaires, élèvent leurs voix pour que soit intégré à la sphère syndicale la question de leur identité et de leurs droits en tant que femmes travailleuses indigènes :

11De esta manera, se crea un discurso desde las mujeres para: mejorar su condición; visibilizarse ante una sociedad dominante, en donde se es mujer mapuche y se pertenece a un pueblo oprimido sin derechos colectivos; y exigir –al interior de la comunidad y la organización– ser valorada, escuchada e incidir en la toma de decisiones.
De cette façon, un discours est créé par les femmes pour : améliorer leur condition ; se rendre visibles devant une société dominante, où elles sont des femmes mapuches et appartiennent à un peuple opprimé sans droits collectifs ; et exiger – au sein de la communauté et de l’organisation – d’être valorisées, écoutées et d’influencer les prises de décision19.

12Ces femmes se réunissent dans des organisations20 ou prennent la tête d’associations mapuches, comme la “Región Metropolitana” (RM), afin de lutter contre la triple discrimination dont elles sont victimes « comme femmes, comme indigènes et comme pauvres » (“como mujeres, como indígenas y como pobres21”), dans la société chilienne mais aussi dans la société mapuche.

13Si les intellectuelles mapuches ne se définissent pas dans leurs écrits comme féministes22, leurs réflexions participent à la création d’un féminisme indigène qui s’inscrit dans la perspective théorique et politique de l’intersectionnalité, en plein essors en Amérique Latine, depuis les années 90 jusqu’à nos jours23.

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[Texte original en espagnol]

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14Clorinda Cuminao Rojo « Ensayo en torno a los escritos mapuche 24», Intelectuales indígenas piensan América latina, Claudia Zapata Silva [compilatora], Quito: Universidad Andina Simón Bolívar, Ecuador: Abya-Yala; Santiago de Chile: Centro de Estudios Culturales Latinoamericanos, 2007, p. 151-165.

Introduction

15Le passage de l’oralité à l’écriture est le processus historique qui a permis l’émergence des « écrits mapuches 25». L’écriture apparaît dans un contexte défavorable au peuple mapuche et son appropriation émerge comme une manière de valider cette culture et de la mettre au même niveau que la culture chilienne. Ainsi l’intérêt principal des auteurs mapuches est de faire connaître la réalité et la situation de leur peuple à partir de différents domaines tels que la poésie, la narration, les études, les essais et les rapports de recherche. De plus, certains écrits de ce type émanent des organisations elles‑mêmes et du mouvement mapuche dans le but de diffuser leurs revendications et leurs réclamations.

16Entre 1986 et 1999, cette production a augmenté et s’est diversifiée, s’étendant à de nouvelles disciplines grâce à la professionnalisation des Mapuches. À la suite de cela, l’écriture produite par les femmes va prendre une importance croissante : elle rend compte de la situation interne de la culture et de la pensée qui naît du féminin et devient publique. En même temps, il faut souligner les contributions qui naissent du savoir mapuche et qui rendent compte de la diversité et du pluralisme culturels, des questions qui sont aujourd’hui pertinentes dans l’agenda social et politique du Chili.

17« Écrits mapuches » est le titre d’un projet de recherche sur ce sujet qui a consisté en un suivi, une révision et une analyse bibliographique de textes produits par des auteurs mapuches qui ont choisi d’écrire pour faire connaître leurs pensées, leurs connaissances et leurs revendications. À travers cette étude, nous avons essayé d’établir les divers types de préoccupations présentes dans ces écrits ; pour cela, nous avons examiné les différentes opinions et analyses émises par les auteurs mapuches sur les thèmes abordés. Pour l’enquête, nous avons mis en place une périodisation qui, bien qu’arbitraire, a permis de replacer les auteurs dans un contexte historique, social et culturel.

18Avant de poursuivre, il faut préciser que par « écrits mapuches » on entend toutes les œuvres produites individuellement ou collectivement, qu’il s’agisse de poésie, de récit, d’essais, de théâtre ou d’autres études spécialisées, qui sont analysées en fonction des contextes sociaux dans lesquels elles sont produites et des contributions qu’elles peuvent leur apporter.

19Dans cet article, nous voulons réfléchir sur quelques idées qui ont émergé du projet de recherche ainsi que sur d’autres qui, après un certain temps, nous sont apparues comme importantes pour une analyse plus approfondie. Les thèmes ainsi retenus sont liés au passage de la tradition orale à l’écriture, qui résulte de la nécessité de faire connaître massivement la situation sociale des Mapuches.

20Les premiers écrits sont nés du monde organisé ainsi que du mouvement mapuche qui utilisait l’écriture pour faire valoir ses revendications. Ce contexte a ouvert la voie à l’émergence d’auteurs mapuches dans les domaines de la poésie, de la narration, des études spécialisées et du théâtre. Avec la professionnalisation des auteurs, les écrits mapuches vont englober d’autres champs disciplinaires, tels que, entre autres, la linguistique, la pédagogie, l’histoire, la sociologie et l’anthropologie, qui constitueront le « torrent fertile » de la production mapuche, comme nous l’appelons dans ce travail de recherche.

21Par l’écriture, les connaissances et la situation vécue sont systématisées, à partir d’une logique qui est traitée au sein de la culture elle-même. Les femmes et leurs écrits portent également un regard – féminin – sur les problèmes qui touchent le mouvement mapuche en général et les femmes indigènes en particulier. Nous allons exposer quelques idées, mais ce sujet mérite sans doute d’être approfondi de manière indépendante. Il faut également ajouter que la relation entre le savoir mapuche, la production écrite et le patrimoine culturel est fondamentale pour la revendication des droits de ce peuple.

De l’oralité à l’écriture

22Le passage de la tradition orale à l’écriture par le peuple mapuche s’est produit dans un contexte caractérisé par la déstructuration de la culture, un fait qui a commencé en 1883 avec la « Pacification de l’Araucanie », l’octroi des Titres de Pitié et la promulgation de lois par l’État chilien, qui visaient à réglementer la vie de cette société nouvellement incorporée. Le problème de la division des terres et de la réduction des territoires, qui s’est intensifiée au cours des années 1929 et 1931 avec ces mesures, vient du fait qu’elles prétendaient « intégrer » les Mapuches à un processus de modernisation qui semblait absorber la culture traditionnelle et les identités particulières. Les structures sociales indigènes étaient considérées comme des « bastions de l’arriération » qui devaient disparaître ; c’est pourquoi « un certain mode de vie, de conduite » a été imposé aux indigènes « par le biais de programmes d’éducation, d’agriculture et de logement »26. Ces mesures sont d’assimilation totale : puisque les indigènes sont considérés comme des populations indifférenciées, en aucun cas comme des peuples, il n’y a pas eu de reconnaissance des droits collectifs des peuples indigènes, une situation qui est toujours en suspens au Chili.

23Durant cette période, le modèle de développement promu par l’État chilien s’est inspiré du colonialisme, dans lequel le progrès, la rationalité et la modernisation constituaient des politiques officielles de domination sur les institutions sociales et culturelles considérées comme traditionnelles. Les pratiques et coutumes culturelles ont dû être modifiées en fonction des modes de vie considérés comme modernes. Ainsi les Mapuches sont devenus une minorité ethnique au sein de la société et de la nation chilienne. Cette situation a eu pour effet de réduire drastiquement leur pouvoir de décision et leur contrôle culturel. Cette idée rappelle l’affirmation de Guillermo Bonfil Batalla selon laquelle, dans ce processus, les peuples colonisés ont été limités dans leur capacité de décision et privés du contrôle des éléments culturels27. Il s’est alors produit un phénomène de négation culturelle, opposé à l’affirmation d’une identité mapuche et à la création d’espaces culturels propres.

24Ce contexte n’a pas été des plus favorables, surtout avec le début de l’hispanisation, qui a entraîné un effondrement culturel et, de ce fait, la perte du mapudungun [la langue de la terre], en passant par le biais de l’éducation officielle. Sur le plan social, les Mapuches ont été obligés de parler et d’écrire l’espagnol. Cependant, il se produit un type de résistance et d’adaptation culturelle qui rend compte d’un processus dynamique, dans lequel se produit une appropriation d’éléments culturels étrangers permettant de prendre des décisions autonomes. C’est ce qui s’est passé avec le passage de l’oralité à l’écriture.

25Les formes de transmission orale en mapudungun ont constitué la base du maintien de la culture mapuche, qui a été et continue d’être la plus privilégiée ; mais l’appropriation de l’écriture, tant en mapudungun qu’en espagnol, s’impose comme une stratégie de développement culturel et comme un exercice intellectuel de protestation qui apparaît avec les premiers Mapuches qui ont accès à l’éducation officielle, ceux qui rejoindront plus tard les premières organisations mapuches vers 1910.

26Les Mapuches utilisent certains éléments qui sont significatifs dans leur culture. Le fait d’étudier, de fréquenter l’école et plus tard les universités, a toujours été bien vu par les familles mapuches. Cette situation a élargi les espaces de la culture, permettant l’appropriation des éléments qui étaient utiles et nécessaires. À partir de ce moment, des générations d’hommes et de femmes ont commencé à écrire leurs idées, leurs conceptions et leurs descriptions de la culture mapuche. Ainsi, par l’écriture, ils ont cherché à retrouver et à exprimer une identité individuelle et collective, devenant à terme les précurseurs des écrits mapuches.

Les organisations, le mouvement mapuche & leurs écrits

27Selon une périodisation assez arbitraire, on peut suggérer que les premiers écrits ont été faits dans les années 1910‑1966. Ils décrivent et analysent les contextes sociaux, culturels et politiques, tant passés que présents. Au cours de cette période, furent écrits les premiers essais et poèmes qui ont pour particularité d’être issus des premières organisations mapuches : elles se caractérisaient par des stratégies allant d’initiatives culturalistes et traditionalistes, comme dans le cas de la Fédération araucanienne, à des initiatives avec des politiques plus intégrationnistes, comme la Sociedad Caupolicán Defensora de la Araucanía, qui a cherché à établir un dialogue avec l’État à travers ses différents organes, afin de résoudre les problèmes considérés à l’époque comme les plus urgents, tels que le droit à l’éducation et à la justice contre l’usurpation des terres.

28À cette époque, se détachent des auteurs tels que Manuel Manquilef avec ses « Commentaires du peuple araucanien » [1911], ou Manuel Aburto Panguilef qui, dans ses discours publiés dans les journaux de l’époque, se réfère à la situation culturelle, religieuse et politique du peuple mapuche, évoquant même la nécessité d’une république indigène. Il est intéressant de noter que, dans la plupart des cas, les écrits mapuches ont été publiés par des membres d’organisations mapuches. Cette situation a donné lieu à un type d’écriture et de connaissance qui provient et en même temps découle de la culture et du travail d’organisation : cela est manifeste dans le souci de faire connaître les coutumes, les valeurs du peuple mapuche et l’utilisation du mapudungun et de l’espagnol.

29Si l’on suit la périodisation, on arrive à une période qui se caractérise par des « années difficiles », de 1966 à 1986. À cette époque, la production des écrits s’est faite dans un contexte d’émergence du mouvement mapuche, marqué par des événements tels que la récupération des terres usurpées et les diverses conséquences du coup d’État militaire de 1973, notamment la promulgation de lois permettant la division des terres communautaires. Mais c’est dans les années 1980 que le champ de la production écrite s’est étendu à d’autres domaines jusqu’alors jamais explorés, comme le théâtre, genre tout juste né, et le recueil d’epeu [histoire mapuche]. De la même manière, ces textes font entendre un discours qui défend fortement la langue et le sauvetage de l’histoire. C’est également à cette époque qu’apparaissent les études d’Anselmo Raguileo, un professeur espagnol qui a consacré une grande partie de son travail à l’analyse structurelle du mapudungun et dont les travaux ont abouti à la création d’un alphabet mapuche basé sur ses propres modèles culturels28.

30De son côté, Domingo Curaqueo Huaiquilaf, dans son étude des formes culturelles du peuple mapuche, réfléchit sur les aspects culturels et cosmogoniques qui les caractérisent29. Dans le texte El Mapuche en la estructura social chilena (1984) [Le Mapuche dans la structure sociale chilienne], il souligne également que la société chilienne détermine les conditions sociales, économiques, politiques et culturelles de ce peuple, mais que, malgré tout, les Mapuches continuent d’être différents et que leur identité en tant que peuple perdure. Il est intéressant de noter que la plupart de ces auteurs font référence à la question des Mapuches, où la notion de différence culturelle est toujours présente.

31Malgré des conditions peu favorables, l’idée du mouvement mapuche commence à circuler par le biais de l’écriture. Celle-ci a également permis de diffuser les actions collectives qui ont été menées au Chili et à l’étranger, donnant lieu à un échange fluide de documentations et d’expériences avec d’autres peuples indigènes du monde. De ces contacts naîtront de nouvelles façons de s’approprier la question indigène, qui ne seront pas exemptes d’idéologies.

Les écrits mapuches : un « torrent fertile »

32On peut dire que pendant les années 1986‑1999, les écrits mapuches ont été un « torrent fertile ». C’est en effet à cette époque que s’est concentrée la majeure partie de la production écrite, qui, influencée par des positions idéologiques, a véhiculé différentes interprétations du problème mapuche. Les œuvres étaient des essais, des poèmes, des récits, des pièces de théâtre et des créations collectives. La production écrite est toujours restée axée sur une façon particulière de voir la situation des Mapuches, en se référant à leurs coutumes propres et à leurs rituels traditionnels.

33C’est à cette époque qu’apparaissent les études réalisées par Elisa Loncón, qui, dans ses écrits, défend la création d’une stratégie pour le développement linguistique du mapudungun et prône la nécessité d’une politique linguistique30. Parmi les créations collectives, il convient de mentionner le travail réalisé par le Centre d’Études et de Documentation Mapuche Liwen, dont la production écrite s’inscrit dans le cadre d’une réflexion sur la réalité contemporaine du peuple mapuche, définissant des lignes de travail autour de la relation entre l’État-nation et les politiques de développement. La proposition d’articuler un ensemble de connaissances, dans le but de construire une théorie d’interprétation qui rende compte de la relation de domination qui a caractérisé le conflit entre l’État-nation chilien et le peuple mapuche, est une contribution importante de cette production. C’est dans ce contexte qu’émergent des écrits tels que Pueblo mapuche: Estado y autonomía regional [Peuple mapuche : État et autonomie régionale], dans les années 90.

34En ce qui concerne la poésie, des poètes importants tels que Leonel Lienlaf, Elicura Chihuailaf, Rayen Kvyen et David Aniñir émergent : les thèmes centraux de leurs poèmes embrassent divers aspects de la réalité mapuche, comme la culture traditionnelle et communautaire et la réalité urbaine. Dans le domaine de la narration, apparaît Miguel Antipán en 1997 avec Cuentos de un Mapuche [Contes d’un Mapuche] qui raconte et réunit une série de situations vécues par les protagonistes, comme l’expérience de la modernité31. L’œuvre d’Antipán est intéressante car la narration reste un domaine inexploré par les écrivains mapuches.

35Concernant les questions d’éducation, un effort a été mené pour introduire des points de vue qui justifient les connaissances et les pratiques des peuples autochtones par l’approche de l’interculturalité. Dans le domaine politique, les principes d’autonomie territoriale et d’autodétermination permettent de remettre en question les idées d’assimilation et d’intégration promues par l’État chilien à travers différentes politiques au fil du temps.

36Un autre aspect intéressant : la création de pièces de théâtre dont les thèmes traditionnels et contingents sont liés aux demandes culturelles du peuple mapuche. On doit ce type de production à la troupe de théâtre mapuche, qui était au départ lié à l’organisation Ad Mapu et plus tard au Consejo de Todas las Tierras, [Conseil de Toutes les Terres]. Par exemple, la pièce intitulée El regreso de nuestros lonkos, [Le retour de nos chefs mapuches], a pour thème central le problème de la terre dont la conséquence fut l’application des lois promulguées par la dictature militaire et l’imposition de modèles culturels étrangers. Un autre exemple est celui de la pièce Kilapan, qui a une connotation historique puisqu’elle présente les difficultés qu’avait le chef mapuche à maintenir la résistance face à une tendance marquée du peuple à suivre la conduite imposée par l’État chilien.

37Cette troupe de théâtre a également effectué un travail de compilation de la tradition orale, comme c’est le cas de la pièce El zorro y la liebre [Le renard et le lièvre], adaptée pour un public d’enfants. Pendant ce temps, Ñuke Mapu, [Terre Mère], représente la vie d’une communauté, l’« ahuincamiento » d’un des personnages venant de la ville, c’est-à-dire la perte de son identité mapuche, et les efforts pour renforcer cette identité au sein du groupe. Ils introduisent également le thème de « We Xipantu » ou de « Nouvelle Année Mapuche » dans un contexte de revitalisation culturelle. Le principal est que la pratique théâtrale permette de renforcer le mapudungun et la participation des spectateurs qui contribuent également à l’œuvre par leur connaissance de la culture mapuche.

38D’autre part, il est important de noter que tout au long de ce processus d’écriture, apparaissent de nouvelles approches qui se concentrent sur des questions culturelles, religieuses, éducatives, historiques et politiques, pour produire un discours. En ce sens, une variété d’écrits se fait jour : testimoniaux, poétiques et descriptifs, qui revendiquent un passé historique tout en rendant également compte de la réalité de la dépossession et de la situation actuelle de l’identité mapuche. Apparaissent également des textes spécialisés, en linguistique, en histoire, en anthropologie et en sociologie, afin de discuter et de remettre en question des approches déformant la réalité culturelle. Dans ce contexte, ces écrits proposent de nouveaux points de vue qui prennent en compte des concepts plus appropriés, tirés de la culture elle-même, pour parvenir à une interprétation plus pertinente de la réalité mapuche. Il est également intéressant de noter que certains auteurs commencent à mettre en évidence des dynamiques et des conflits qui naissent au sein de leur propre culture, en traitant des relations qui se produisent à l’intérieur et avec la société chilienne.

39Si l’on abandonne la périodisation qui a servi à ordonner les recherches antérieures, et que l’on repense la question de l’écriture mapuche, des idées émergent qui, bien qu’elles aient été mentionnées dans le cadre de la précédente étude, méritent d’être reprises dans cet article. Certains de ces thèmes sont présentés ci-dessous.

1. L’écriture & le savoir mapuche

40Il est indéniable que l’écriture sert à diffuser la connaissance ou la sagesse mapuche, une stratégie suivie par des auteurs issus de différents peuples, qui écrivent à partir d’un lieu particulier de la culture et de l’identité dans lesquelles ils ont été socialisés. Dans le cas des Mapuches, ils écrivent à partir de positions de revendication qui visent à valoriser, transmettre et remettre en question la situation des Mapuches. Dans leurs écrits, ils manient un double registre linguistique : le mapudungun et l’espagnol. À travers cette dynamique, les auteurs tentent d’écrire la langue mapuche et, plus encore, de la distinguer de l’espagnol, comme c’est le cas du graphiste Raguileo. Au moment du passage à l’écrit, c’est cette première différence linguistique que les auteurs établissent, sans ignorer des positions allant de la culture traditionnelle, à des perspectives interculturelles qui visent à de nouvelles relations avec la société et l’État chilien.

41La production écrite a permis de constituer un corpus de connaissances sur la réalité passée et présente de la culture mapuche. Les thèmes abordés rendent compte de la diversité culturelle, de l’hétérogénéité au sein d’une culture, d’une nation, d’un État, d’un pays. De cette façon, les écrits des Mapuches montrent une réalité pluriculturelle, surtout lorsqu’ils demandent en tant que groupe différencié le développement et le maintien de leur propre culture. Cela se reflète également dans le simple fait de décrire et d’analyser la ritualité, la religiosité, la vision du monde, l’histoire, ainsi que la pensée et l’émotion à travers la poésie.

42Aujourd’hui de nombreux Mapuches écrivent dans la discipline où ils se sont formés professionnellement. Leurs études et enquêtes ont un cachet particulier, un regard ou une logique différente qui vient de la place que ces écrits occupent dans la culture ainsi que du rôle ou de la fonction qu’ils jouent ou devraient jouer au sein de leur peuple.

43D’autre part, la tendance est à une plus grande spécialisation des écrits, due la professionnalisation : de plus en plus de thèses, d’études et de recherches sont réalisées par des professionnels mapuches qui abordent les thèmes indigènes à partir de leurs différentes disciplines, avec leurs propres approches et leurs positions particulières. Dans la plupart des cas, leurs écrits visent à établir une situation qui révèle la différence culturelle. De cette manière, se créent des espaces de discussion, où sont proposées des lignes de pensée alternatives qui rompent avec les lignes officielles, ainsi que de nouvelles argumentations qui contiennent plus de propositions. Cependant on ne peut nier que, tout au long de ce processus, il existe un fossé entre la réflexion théorique et la pratique sociale, une situation qui mérite d’être réfléchie par les Mapuches eux-mêmes.

2. Les femmes mapuches & leurs écrits

44La question de la production écrite par les femmes mapuches est toujours en suspens, n’ayant pas fait l’objet d’études suffisamment approfondies. Ce domaine contient pourtant une série de situations intéressantes à connaître et à analyser, dont on présentera dans cet article seulement quelques aspects.

45On soupçonne que le rôle et la participation des femmes au sein des communautés et des organisations mapuches sont devenus plus importants à partir du moment où celles-ci se sont fait connaître dans la sphère publique. Dans cette dynamique, émerge également une forme d’écriture où les femmes font connaître, depuis une perspective féminine, leur savoir, leurs opinions et leur vie intérieure, comme dans le cas de la poésie. La vérité est qu’au fil du temps de nombreuses femmes mapuches ont écrit mais que peu d’entre elles ont publié leurs travaux ou ont obtenu une plus grande diffusion de leurs pensées.

46Lorsqu’on parle des femmes mapuches, il est impossible de ne pas mentionner Zoila et Zenobia Quintremil, toutes deux enseignantes normalistes et ferventes défenseuses de leurs idées. Zoila Quintremil a fait des propositions pour l’éducation des jeunes paysans mapuches et est devenue en 1954 la première femme mapuche à se présenter au Congrès. On se souvient de Zenobia Quintremil parce qu’elle a prononcé avec le dirigeant mapuche Miguel Aburto Panguiled de fervents discours sur la Plaza de Nueva Imperial, dans lesquels elle réclamait l’éducation pour les Mapuches. Il n’est donc pas surprenant que les sœurs Quintremil aient écrit des commentaires sur la situation que vivaient les Mapuches, en particulier dans le domaine de l’éducation. Cependant il ne reste de ces écrits que peu de traces qui n’ont été rendues visibles que récemment. De fait, peu de gens ont manifesté un intérêt pour elles, et bien que les sœurs Quintremil aient été connues en leur temps, elles sont restées anonymes, comme de nombreuses femmes.

47Ces dernières années, grâce à la poésie, plusieurs femmes mapuches se sont fait connaître, mais ici aussi une même situation se produit : plusieurs femmes sont reconnues pour la poésie qu’elles écrivent, mais peu ont réussi à publier leurs œuvres et à accéder à la sphère publique, comme leurs homologues masculins. Dans ce contexte, apparaissent des noms comme celui de Rayen Kvyen qui, dans Luna de los primeros brotes (1996) [Lune des premières pousses], et dans Lunas y Cometas (1998) [Lune et comètes], rend compte de la conquête et la de résistance des Mapuches, tout dénonçant la situation sociale. Plus tard, Graciela Huinao écrit Walinto [2001], un recueil de poèmes en mapudungun et en espagnol. Celle-ci a également exploré le terrain narratif dans un recueil de contes, intitulé La nieta del brujo (2003) [La petite-fille du sorcier], qui reprend les histoires que l’autrice a entendues de sa mère et de ses grands-parents. S’ajoute María Teresa Panchillo, une poétesse bien connue, qui traite dans ses écrits du passé mapuche ainsi que des questions actuelles et contingentes qui découlent de sa participation active dans des organisations. Quant à María Huenuñir, dans son recueil de poèmes Malen Mapu. Niña de campo (2003) [Malen Mapu, petit-fille du champ], elle parle de sa vie à la campagne, de la nature, de ses grands‑parents et de la façon dont elle s’est découverte en tant que poétesse.

48Il est intéressant que les femmes mapuches aient pu accéder, grâce à l’écriture, à la sphère publique, généralement dominée par les hommes. Ce scénario rompt avec la vision traditionnelle qui circonscrit les femmes à l’espace domestique, selon la division historique du travail en fonction des sexes. Un exemple de cette réalité est que certaines femmes mapuches ont quitté leur communauté rurale pour aller travailler comme domestiques en ville et qu’elles ont pu, dans le cadre de leur participation aux organisations mapuches, faire connaître leurs écrits, notamment dans le domaine de la poésie, où elles sont reconnues et invitées à faire des présentations. Dans ce cas, on constate que les femmes se déplacent aussi bien dans la sphère privée [domestique] que dans la sphère publique. Et, pour briser certains stéréotypes, on peut dire qu’il y a une frontière porreuse entre ces deux sphères, puisque « tout ce qui est public n’est pas masculin et tout ce qui est privé n’est pas féminin32 ». Les femmes mapuches ont rendu compte de ce fait dans leurs écrits.

49Au fil du temps, de nouveaux écrits ont vu le jour, notamment avec la professionnalisation des femmes mapuches : des études plus spécialisées, dans le domaine des sciences sociales, de la pédagogie, du droit et de la linguistique. De plus en plus de femmes écrivent des thèses ayant pour sujet principal la question mapuche et celle des autres peuples indigènes.

50Concernant ce type d’études, il est important de mentionner María Catrileo Chiguailaf, titulaire d’un Master en Langues, dont le travail s’est concentré sur la préparation de matériel pour l’enseignement du mapudungun, tant à l’oral qu’à l’écrit. Parmi ses travaux figurent Consideraciones lingüísticas para el grafemario uniforme para el mapudungun (1984) [Considérations linguistiques pour le système graphique uniforme du mapudungun] et Concepto y forma de la cuantificación en mapudungun (1995) [Concept et forme de quantification en mapudungun]. Cependant, sa contribution la plus importante est le Diccionario Lingüístico-Etnográfico de la lengua mapuche. Mapudungun-Español-English (1996), [Dictionnaire Linguistico-Ethnographique de la langue mapuche. Mapudungun-Español-Anglais]. L’autrice met en evidence que le mapudungun est un système linguistique de communication et d’unité ethnique, lié aux manifestations culturelles mapuches, où le contexte social et culturel est crucial pour maintenir la pratique de la langue. Par cette approche, l’auteur met en évidence l’unité qui existe entre la langue et la culture33.

51En général, les écrits mapuches sont un moyen de faire connaître ou de transmettre les situations particulières des femmes, qui sont toujours liées à la communauté, à l’organisation et au peuple. Si, en termes généraux, les idées de revendications naissent dans le cadre d’un peuple, émergent toutefois des positions qui remettent en question la situation des femmes mapuches au sein de la culture traditionnelle. C’est le cas d’América Painemal, dont l’écrit El velo de la mujer mapuche (2004) [Le voile de la femme mapuche], signale l’émergence d’organisations composées uniquement de femmes, en raison du manque d’espace dans les sociétés mixtes dominées par le pouvoir décisionnaire des hommes. Elle mentionne également la nécessité de traiter les situations de discrimination et de maltraitance domestique dont sont victimes les femmes au sein des communautés, et de prendre en considération la violence à laquelle elles sont exposées lors des violations de domicile qui ont lieu dans les communautés en conflit avec les compagnies forestières. Elle fait remonter ces revendications aux institutions publiques afin qu’elles prennent en charge la question des femmes indigènes, en laissant de côté la perspective de l’assistentialisme34. Ainsi l’émergence de questions et d’idées, à partir d’une vision ou d’une perception féminine, est intéressante et contribue à la discussion sur les situations qui permettent d’améliorer les relations entre les sexes et d’affronter les inégalités qui peuvent se produire tant au sein de la culture qu’en relation avec la société et l’État chilien.

52Enfin, il faut noter que de nombreuses femmes mapuches écrivent actuellement et que seules quelques-unes ont été mentionnées à l’occasion de cet article.

3. Écrits mapuches & patrimoine culturel

53L’appropriation de l’écriture en espagnol a des aspects fonctionnels dont le principal est de pouvoir diffuser massivement des éléments culturels, de les enregistrer et de les préserver dans le temps, comme c’est le cas depuis le début du xxe siècle avec les textes et les documents qui sont devenus partie intégrante du patrimoine culturel mapuche. Pour cette raison, il est important de reconnaître que, dans chacune des œuvres des auteurs, on trouve le souci de faire connaître différents aspects de la culture matérielle et symbolique qui fait partie du patrimoine culturel mapuche. L’écriture est le moyen de diffuser publiquement ce patrimoine conservé et transmis oralement.

54Si l’on comprend le patrimoine comme héritage culturel collectif qui appartient à tous les êtres humains relevant d’une même culture et d’un peuple, la gestion adéquate de cette notion devient vitale lorsqu’il s’agit de réclamer des droits collectifs ou de valider l’ensemble des connaissances des Mapuches face à celles qui sont dominantes et officielles. Pour cette raison, on peut affirmer que les connaissances contenues dans les écrits mapuches font partie d’un patrimoine, héritage exclusif du peuple mapuche. Ce patrimoine culturel a une signification particulière : il acquiert un sens dans la perspective culturelle qui lui est propre et dans la perspective des personnes qui le considèrent comme le leur. On voit ainsi l’importance pour les Mapuches de retrouver une certaine autonomie qui leur permette d’assurer un contrôle effectif de ce patrimoine culturel. Il devient alors nécessaire de trouver une manière de faire reconnaître un patrimoine culturel mapuche unique, de le valoriser pour que les nouvelles générations ressentent l’obligation de le préserver et que les autres sociétés et peuples ressentent l’obligation de le respecter.

Conclusions

55On peut conclure que la catégorie des « écrits mapuches » apparaît parce que ce sont les auteurs eux-mêmes qui opèrent cette distinction, principalement en raison de la façon dont ils abordent la question mapuche. Ils écrivent dans une logique qui part de la culture à laquelle ils appartiennent et de la vision collective qui s’est construite au sein du peuple mapuche, pour exposer de manière plus pertinente la situation qu’ils vivent, notamment en ce qui concerne la tradition, les coutumes, le rôle des autorités traditionnelles, le droit collectif, ainsi que les revendications et les perspectives d’avenir en tant que peuple. Ces écrits apparaissent comme un moyen de surmonter les visions biaisées et les stéréotypes sociaux qui se sont construits au sein de la société nationale chilienne. Leurs auteurs établissent une différence entre la société mapuche et la société chilienne pour montrer qu’il existe un chemin historique et culturel différent. En ce sens, cette vision qui émerge du point de vue ethnique est une contribution au développement dynamique d’une culture et d’une nation, et à leur variation interne, ainsi qu’à la diversité et au pluralisme culturel.

56La façon particulière dont les auteurs mapuches conçoivent et traitent la connaissance est intéressante puisque c’est la perspective « mapuche » qui prévaut. Cela montre que le savoir est également diversifié, puisque son interprétation, sa production et son articulation dépendent de la culture dont il est issu. Ainsi la vision mapuche favorise toujours le collectif, le communautaire et l’organisationnel.

57Si l’on comprend bien la relation entre le savoir mapuche et le patrimoine culturel, il est possible de proposer que la production écrite fasse partie de ce patrimoine. Dans cette perspective, il est essentiel aujourd’hui d’être clair sur les différentes composantes que doit contenir ou plutôt gérer ladite idée de patrimoine culturel mapuche, une idée qui contienne une perspective appropriée aux éléments qui constituent le patrimoine culturel mapuche, pour parvenir à un contrôle plus autonome de ceux-ci.

58De la même manière, les écrits des femmes contribuent à ce patrimoine culturel en rendant publique la vision féminine, la situation au sein de la culture, la relation avec la société et l’État chilien.

59Enfin, on peut constater que les auteurs rendent compte dans leurs écrits de la tradition, des coutumes et du contexte rural et/ou urbain dans lequel vit le peuple mapuche, ainsi que de ses revendications et de ses réclamations, que ce soit par le biais de la poésie, du théâtre, du récit, des études ou de la recherche. Dans cette perspective, ils adoptent des positions engagées dans le but de remettre en question la « vision officielle », et ce à travers leurs différentes disciplines, telles que la linguistique, l’histoire, la sociologie, l’anthropologie et la pédagogie, dans lesquelles ils esquissent des lignes et des interprétations alternatives qui commencent à circuler dans la culture elle-même.

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