Acta fabula
ISSN 2115-8037

2021
Novembre 2021 (volume 22, numéro 9)
Propos recueillis par Cem Algul

Fatih Özdemir : entretien

Fatih Özdemir: interview

1Diplômé de l’université Marmara en Turquie et auteur d’une thèse intitulée « Les Russes dans le roman turc », Fatih Özdemir enseigne actuellement à l’université Karamanoğlu Mehmetbey au sein du département de langue et littérature turques. Ses recherches se concentrent sur les mythes turcs à travers la littérature, l’art et la culture. Il est également l’auteur d’un article intitulé « Kızılelma’yı arayan üç yazar : Ömer Seyfettin, Ziya Gökalp, Ragıp Şevki Yeşim » [Trois écrivains en quête de la Pomme rouge : Ömer Seyfettin, Ziya Gökalp, Ragıp Şevki Yeşim] dans lequel il met en avant l’importance de la Pomme rouge comme motif littéraire1.

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Cem Algul : Dans quel contexte politique et idéologique l’œuvre de Ziya Gökalp a‑t‑elle été publiée ?

Fatih Özdemir : La pensée de Gökalp est marquée par l’émergence du turquisme2, mouvement qui commence pendant la période de réforme des Tanzimat (1839-1876) avec des noms comme Ahmet Vefik Paşa3, Şemsettin Sami4 et Necip Asım5. C’est après la Seconde Ère Constitutionnelle (1908‑1920) et sous l’impulsion des idées de Ziya Gökalp que cette pensée devient l’idéologie dominante. Pendant les débuts de la République promulguée le 29 octobre 1923, c’était le fondement du nouvel État sous le nom de nationalisme et de populisme. Commence alors une période de simplification de la langue et du mètre syllabique, d’orientation politique vers l’Anatolie et une attention particulière accordée à la gestion des questions nationales.

Le nationalisme turc est une pensée très liée à l’occidentalisation, politiquement et culturellement. C’est une synthèse des idées d’intellectuels turco-ottomans qui ont suivi de près les débats européens contemporains. Pour traiter le sujet, il est nécessaire de rappeler que le xixe siècle est celui des nationalismes et que cette préoccupation apparaît en dernier chez les Turcs puisqu’il est un élément constitutif de l’Empire. En m’appuyant sur ces considérations politiques, j’aimerais aborder l’aspect culturel, domaine plus proche de ma spécialité. Les artistes défendent la nécessité de se tourner vers les sources nationales, pas seulement pour la langue comme je l’ai mentionné mais aussi pour les sujets abordés en s’inscrivant de la lignée du mouvement romantique européen. C’est au cours des années pendant lesquelles ces idées sont débattues que Ziya Gökalp publie en 1913 le poème Kızılelma dans la revue Türk Yurdu [Territoire turc]. C’est à cette date qu’ont pris fin les guerres des Balkans et que commence la Première Guerre mondiale. Nous sommes alors dans les dernières années d’un Empire ottoman sur le point de s’effondrer et l’idéologue dont la pensée est adoptée par le Ittihat ve Terraki Partisi [Comité de l’Union et du Progrès] au pouvoir n’est autre que Ziya Gökalp. Ce dernier, dont la vision aura une grande incidence sur les fondements intellectuels de la Turquie moderne, publie un communiqué prônant l’émancipation de la langue turque de la domination des langues étrangères dans la revue Genç Kalemler [Jeunes Plumes] avec ses amis Ali Canip Yöntem et le grand nouvelliste, Ömer Seyfettin. Le turc d’aujourd’hui est tributaire de leurs initiatives.

Ils privilégient une culture populaire délaissée pendant des siècles par rapport à l’influence arabo‑persane de la poésie du Diwan6 et des écrivains d’inspiration occidentale. Ces derniers sont jugés trop centrés sur l’individu et éloignés des réalités locales concrètes. Cette attention portée à un retour à une langue et des sources nationales, aux mythologies et à la culture populaire a eu une grande influence sur les écrivains des débuts de la République. Ces écrivains se sont appropriés la vision de la langue défendue dans la revue Genç Kalemler qui est devenue la langue turque d’aujourd’hui.

Cem Algul : Le mythe de la Pomme rouge était‑il très répandu dans le monde turc à l’époque de la publication du texte de Ziya Gökalp ?

Fatih Özdemir : Chez les anciens Turcs et chez les Ottomans, la Pomme rouge est l’objectif à atteindre : en tant que symbole de conquête et de domination, il s’est toujours maintenu dans les politiques d’État et parmi le peuple. Nous remarquons parfois sa présence dans les œuvres d’art, tantôt pour évoquer un objectif lointain dans les poésies guerrières du Divan tantôt pour représenter l’amant. Ce motif que nous rencontrons en particulier dans les épopées, les contes et légendes a ensuite été réinvesti dans la poésie moderne par Ziya Gökalp.

Cem Algul : Quelle est sa place dans l’imaginaire collectif de nos jours ?

Fatih Özdemir : Je pense que toutes les personnes scolarisées en Turquie savent ce qu’est la Pomme rouge, au sens d’un objectif à atteindre par et pour les Turcs. Il est toutefois difficile d’affirmer que tous le conçoivent de la même façon. Je ne suis pas très au fait de la culture populaire et je n’ai pas de données précises mais, avec le succès des séries télévisées historiques et la montée du nationalisme, je pense que la popularité du mythe a pu augmenter. Depuis l’instauration de la République, le projet d’Atatürk visant à rattraper, voire dépasser, les puissances modernes, est perçu comme la nouvelle Pomme rouge. De plus, l’émergence de la République pour la Turquie moderne peut être vue comme une Pomme rouge qui a été saisie.

Cem Algul : Trouve‑t‑on d’autres mythes ou légendes qui lient l’identité et le territoire en Turquie ?

Fatih Özdemir : Pour un pays avec une longue histoire et une géographie si étendue, il faudrait une réponse plus ample. Comme ce fut le cas pour le mythe de la Pomme rouge, Ziya Gökalp et de nombreux poètes ont écrit sur la légende du Bozkurt [Loup gris] et sur celle de Alageyik [Cerf] toutes deux inspirées des épopées d’Asie centrale. Ces légendes dérivées sont connues dans les sphères politiques et culturelles. Il suffit d’aborder brièvement le mythe du loup pour illustrer ce propos. Connu pour être l’un des animaux sacrés liés à Apollon dans la mythologie grecque, il est le principal animal de Mars dans la mythologie romaine. Dans les légendes de la fondation de Rome, Romulus et Rémus sont élevés par une louve envoyée par Mars. Néanmoins, le loup a plus d’importance pour les Turcs que pour les autres peuples. Dans une version moderne de l’épopée d’Ergenekon7 écrite par Ziya Gökalp, le loup est l’animal qui montre la voie au peuple turc sur le point de s’éteindre. Voici comment l’auteur traite ce sujet : un cerf guide Nüküz, Kayan et leurs épouses vers une vallée. Le cerf fait téter ses petits et les Turcs. Ziya Gökalp écrit :

Bizi gördü meme verdi
Oldu ana kucağımız

[Nous voyant il nous a donné le sein
devenant nos bras maternels
]

Les Turcs vivent ainsi et se multiplient pendant quatre siècles en compagnie des cerfs. Un loup, animal qui leur est inconnu, arrive alors et c’est en le suivant qu’ils parviennent à sortir de la vallée d’Ergenekon grâce au forgeron qui agrandit le trou par lequel est passé le loup. Le forgeron est appelé Bozkurt et le loup Börteçine. Avec le vers « Nous sommes entrés cerfs puis nés du loup », Gökalp fait clairement entrer ce mythe fondateur dans la nouvelle poésie et le replace dans l’actualité contemporaine. Dans les autres quatrains du poème, il reprend les grandes lignes de l’histoire turque jusqu’à son époque. Le poète affirme aussi que dans leur histoire, les Turcs se sont toujours inclinés devant les loups et ont toujours cherché un loup, un héros capable de les sortir de la mauvaise situation dans laquelle ils se trouvent :

Yurt gidince yad eline
Ergenekon oldu yine!
Çıkmaz mı bir Börteçine?
Nurlanmaz mı çerağımız

[Quand le territoire passe aux mains de l’étranger
c’est encore Ergenekon !
Un Börteçine va-t-il sortir ?
Notre bougie ne va-t-elle pas s’éclairer…
]

Publié en 1913, ce poème nous montre que le surnom de Loup gris attribué à Atatürk vient essentiellement de cette légende.

Cem Algul : Quelle est actuellement la part de ces mythes dans la culture et les arts ?

Fatih Özdemir : En Turquie, le loup gris, le cerf, l’aigle, le cheval, la grue et le taureau sont des animaux présents comme emblèmes symboliques dans les dessins, les tapisseries, sur les bibelots, les autocollants8 mais aussi dans la langue, les noms de famille et les connotations politiques. Ils sont une forme d’expression de l’identité. Il n’y a pas de doute sur le rôle de la littérature nationale et de la recherche scientifique dans la formation et la diffusion de ces symboles dans la sphère publique. Récemment, nous avons pu observer des extensions de ces mythes dans les récits ou dans la vie sociale quotidienne. Une rumeur circule selon laquelle un loup a guidé l’un des commandants de l’armée nationale pendant la guerre d’indépendance turque (1919-1922). Atatürk s’est consciemment approprié le motif du loup gris et a répandu son usage dans divers domaines comme dans le scoutisme ou dans la monnaie par exemple. Il a notamment fait réaliser le tableau de la sortie d’Ergenekon, avec un loup au premier plan, par le peintre Ibrahim Çallı. En Occident, Atatürk est connu comme le « Loup gris » ainsi que le désigne l’ouvrage de H.C. Armstrong qui lui est consacré9. Nazım Hikmet décrit Atatürk comme « ressemblant à un loup blond », Attila Ilhan perpétue cette vision dans ses romans et le vers « Le loup de Mustafa Kemal est immense » du poète Fazıl Hüsnü Dağlarca fait le lien entre l’héroïsme du militaire et celui du loup. Présent dans l’inconscient de la société et ses codes, le loup est devenu l’un des symboles nationaux les plus importants, notamment avec le renforcement du sentiment nationaliste initié par Ziya Gökalp. Il convient tout de même d’ajouter que la littérature et la poésie turques sont assez peu codifiées en termes de choix de sujet et d’esthétisme. Bien que nous rencontrions souvent ces références mythologiques dans les poèmes qui s’approprient la relation entre mythologie et idéologie, des images comme celles d’une pomme rouge, d’un loup gris ou d’un cerf sont relativement absentes de la poésie lyrique qui est le genre le plus important en Turquie.

Cem Algul : L’identité turque n’est‑elle liée qu’à des questions territoriales ?

Fatih Özdemir : Yahya Kemal10 fixe le début de l’histoire des Turcs à leur arrivée en Anatolie en 1071. Sous l’influence d’historiens français comme Sorel, Michelet et Camille Jullian, l’intellectuel turc défend une vision du nationalisme liée au territoire. En conséquence, il ne fait pas référence à l’histoire turque d’Asie centrale et ce sont des images de l’histoire, la musique et l’architecture ottomanes qui sont privilégiées. À travers le passé ottoman, c’est l’identité musulmane du peuple turc qui est mise en avant. L’islam constitue et reste le marqueur d’identité le plus important en tant qu’élément fondateur et unificateur. La vie du prophète Mahomet et de ses compagnons, leur lutte et les histoires d’autres prophètes mentionnés dans le Coran sont des sources qui irriguent la vie quotidienne, artistique et littéraire depuis des siècles. Nous pouvons dire que dans l’histoire turque, comme de nos jours, les récits religieux ont plus d’influence et de visibilité qu’un motif comme la Pomme rouge. Le ramadan, le voyage nocturne et la montée aux cieux de Mahomet ou les récits des prophètes sont des éléments plus répandus et qui se manifestent beaucoup plus dans la vie de tous les jours. Il ne faut pas nécessairement opposer la religion et le nationalisme mais il ne faut pas non plus les confondre car il y a toujours eu une tension entre eux. L’islam de Turquie a certes partie liée avec le nationalisme, ce qui est encore plus vrai actuellement. Toutefois, nous remarquons également des courants nationalistes qui restent à distance de l’islam politique ou de l’islam tout court et certains musulmans qui affirment qu’il n’y a pas de distinction entre les peuples dans la religion et refusent ainsi d’adhérer au nationalisme. Certains théologiens considèrent la Pomme rouge ou le Loup gris comme des croyances préislamiques alors que d’autres les acceptent en leur ajoutant de nouvelles charges symboliques.

Ziya Gökalp traite de ces questions dans son ouvrage Türkleşmek-Islamlaşmak-Muasırlaşmak11 [Turquification-Islamisation-Modernisation]. Dans cet essai, il insiste sur l’importance de la distinction entre la notion de Devlet [État] et celle de Millet [Nation] ; l’Empire ottoman y est présenté comme un État qui s’appuie principalement sur les nations turques et arabes mais cet Empire est avant tout le « dernier espoir » de la religion musulmane, son dernier représentant12. Rappelons ici que depuis la conquête de l’Égypte par Selim Ier en 1517 et jusqu’à l’abolition de l’Empire ottoman en 1923, les sultans ottomans portent le titre de calife et incarnent ainsi la plus haute autorité auprès de la communauté musulmane. Gökalp regrette le manque d’anticipation des autorités ottomanes concernant les volontés d’indépendance des différentes nations du territoire ottoman, principalement au xixe siècle, que lui voit comme autant d’oppositions à l’idéal universaliste musulman. L’intériorisation de la quête de la Pomme rouge dans son poème peut être vue comme une critique d’un impérialisme ottoman relativement aveugle concernant les préoccupations identitaires des nations qui, poussées par une situation économique catastrophique, ont fini par prendre le dessus sur le sentiment d’appartenance à l’identité « étatique » ottomane et musulmane. Devant cet échec, l’écrivain prône la nécessité pour les peuples de conserver un horizon religieux à travers un processus de modernisation qui doit être porté par cette nouvelle identité turque. La dimension religieuse, fondement primordial du nationalisme de Ziya Gökalp, rejoint donc une dimension ethnique envisagée de façon plus pragmatique.