Acta fabula
ISSN 2115-8037

2021
Mars 2021 (volume 22, numéro 3)
titre article
François Bompaire

La masse, la rature, l’exemple : à quoi tient la valeur d’une correspondance ?

The mass, the erasure, the example: what is the value of a correspondence?
Épistolaire, n°45, 2019 : « André Gide dans ses lettres », sous la direction de Paola Codazzi, 414 p., EAN 3600120175427.

1Roland Barthes disait que Gide était son Ursuppe1. Trente mille lettres, plus de deux mille destinataires : voici l’Ursuppe de Gide. La correspondance de Gide est l’une des plus abondantes du xxe siècle, et il était plus que souhaitable qu’une synthèse vienne guider le lecteur dans ce corpus foisonnant. C’est ce qu’offre en partie ce numéro de la revue Épistolaire qui réunit les actes du colloque organisé par Paola Codazzi sur André Gide dans ses lettres en mars 2019.

2Mais au-delà de la quantité, quelle valeur l’étude groupée de cette correspondance présente-t-elle ? L’apport documentaire de cette masse de liasses presque impossible à éditer est inestimable, à propos de Gide comme de ses correspondants et de la vie des lettres au tournant des xixe et xxe siècles. Pierre Masson, dans l’« État de la question de la correspondance d’André Gide » qui, dans cette livraison de la revue Épistolaire, suit les actes du colloque, insiste sur le choix récurrent fait par les chercheurs gidiens de ne pas réduire la correspondance à un monologue pour l’envisager comme « une correspondance à deux voix, mais qui devient, dans la perspective d’une correspondance générale, une correspondance à deux mille voix » (p. 304-305). Il relève quatre niveaux d’apport documentaire (p. 305-306) : l’histoire littéraire et l’histoire de la N.R.F. en particulier ; l’histoire en général ; le roman familial de Gide ; l’itinéraire de Gide vers le roman.

3Cependant, la centaine de correspondances déjà éditées a largement été exploitée en ce sens et la valeur du recueil ne tient pas à son apport documentaire : de ce point de vue, il se résume à deux lettres d’intérêt modéré à deux interlocuteurs italiens, et à l’utilisation de certaines correspondances inédites, avec Marcel Arland en particulier.

4Une possibilité, non développée ici, aurait été de dessiner et cartographier les réseaux d’échanges et les flux, au-delà même des corpus édités : la vie des lettres l’aurait alors emporté, comme objet d’étude, sur le savoir sur Gide. Mais le cadre du colloque n’était pas le plus adapté à ce travail. Une autre possibilité encore aurait été d’envisager pleinement Gide comme écrivain épistolaire, en cherchant à définir ce qu’a de spécifique sa pratique de la lettre et à différencier son écriture de celle de ses interlocuteurs. Ce n’est clairement pas le choix d’un recueil qui, s’il se soucie de la textualité épistolaire, envisage surtout les interactions, les échanges, les continuités discursives et stylistiques d’un interlocuteur à l’autre.

5Quelle est alors la valeur des lettres de Gide, et le gain conceptuel que permet ce recueil ? P. Codazzi répond en partie à cette question lorsque, dans l’introduction de l’ouvrage, elle formule comme enjeu le lien des correspondances avec la vie de l’auteur en amont, et en aval son œuvre, ainsi que les réseaux, internationaux et intergénérationnels, qui s’y dessinent. Le plan de l’ouvrage se conforme d’ailleurs à ce dessein. Une autre réponse a été proposée cette même année 2019 par P. Masson dans la préface de son anthologie2, non des plus belles pages, mais des plus significatives de la correspondance de Gide : il y invitait à se méfier des déclarations gidiennes sur le caractère terne et peu écrit de ses propres lettres, et à étudier la façon dont, en deçà des œuvres constitutivement littéraires, « son écriture s’organise en un double mouvement centripète et centrifuge, le Journal enregistrant certains aspects de sa vie, les lettres choisissant d’en diffuser d’autres3. » J’espère, en parcourant les actes de ce colloque selon  un autre ordre, faire apparaître une troisième proposition, qui circule à bas bruit durant tout le recueil : peut-on soutenir que la valeur d’une correspondance tient à ses défauts ? Car la correspondance de Gide ne cesse de se définir comme remarquablement défectueuse.

6Durant l’été 1918, alors qu’elle découvre l’amour que son époux porte au jeune Marc Allégret, Madeleine Gide brûle « peut-être plusieurs milliers de lettres » (P. Masson, p. 302) qu’elle a échangées avec son époux. L’épisode est connu, comme le désespoir qui frappe l’écrivain. Dès lors, la correspondance gidienne émerge comme orpheline de ce qui aurait dû constituer le meilleur, non seulement de la correspondance, mais de l’œuvre : elle devient par définition décentrée, et non littéraire. Ce fait évident pour les correspondances d’après 1918 affecte également les correspondances plus anciennes, écrites en marge de cet échange à part. L’attention se concentre alors sur tout ce qu’elles comportent d’inefficient, d’instable, de défectueux, de mal ou vite dit. De ce fait, la valeur de ces corpus ne tient ni à une sacralisation de la lettre, ni aux seules stratégies d’échange et de mise en communication de soi ou à la valeur documentaire sur les réseaux littéraires, ni encore aux seules interférences entre la vie et l’œuvre : elleest peut-être de replacer l’homme et l’œuvre dans le nuage qui les environne de relations approximatives et trompeuses, de collaborations avortées, de formules critiques qui ne se sont pas encore solidifiées en lieux communs et disparaîtront peut-être aussitôt, de documents perdus, de ratures qui l’émaillent et se déchiffrent mal. Et cette pensée de la valeur du défaut, par Gide et par la critique se saisissant de ses lettres, est à la fois importante et difficile à assumer et à aborder frontalement, en un temps où la valeur exemplaire de cette œuvre si liée à la vie fait intuitivement débat.

Continuité de la correspondance à la fiction

7Pierre Masson, dans l’article d’ouverture, souligne combien la lettre qui, pour Gide, a toujours un caractère privé, est simultanément utilisée pour d’autres fonctions : son usage public permet la circulation des idées sans rupture avec l’intime. Comme la lettre rassemble une forme et une matière ressaisies par l’écriture fictionnelle, cette circulation s’y poursuit, intégrant l’intime à l’invention, mais faisant également de la lettre fictive un lieu programmatique, où les idées, affectées par l’intime, passent dans la fiction.

8Katherine Doig se concentre sur L’Immoraliste, fiction-lettre qui travaille des formes particulières d’autographie, et où se rejoue la tension entre interlocution et mise en scène narcissique de soi. Elle se ressaisit de la notion, héritée de Philippe Lejeune, d’« espace autobiographique4 » gidien, afin d’y spécifier la place de l’épistolaire. La correspondance Gide-Ghéon sert d’impulsion à cette lettre-fiction ; l’article, qui se restreint aux enjeux formels, appelle des prolongements intégrant la question de l’affirmation sexuelle et les réflexions sur l’aveu et ses conséquences qui travaillent la correspondance avec Ghéon comme L’Immoraliste.

9En miroir de cette entrée de la correspondance dans la fiction, Christine Armstrong étudie l’entrée de la fiction dans la correspondance : Marc Allégret et Pierre Herbart s’emparent de la figure de Lafcadio pour construire leur relation avec Gide. Symétriquement à ces appropriations de l’œuvre, la façon dont Gide relit sa vie selon ses fictions et les recompose l’une et l’autre par ses lettres apparaît dans certains avatars intimes des Caves du Vatican.

S’inventer au contact de l’autre : une dimension internationale

10D’une grande densité informative, l’article de Patrick Pollardsur les rapports à l’Angleterre avant le voyage à Cambridge de 1918 dessine le rythme des lectures et des discussions de Gide. Ainsi se dessine un dialogue vif, changeant, ému plus que critique, à travers les échanges avec Gosse, Bennett, Ruyters, dont l’importance sur ce point est manifeste, ainsi que Larbaud.

11Cette dimension internationale se poursuit avec l’Italie, où Paola Fossa, outre qu’elle restitue l’importance – relative – des échanges avec Giuseppe Vannicola, dessine l’évolution des rapports de Gide à l’Italie. Elle fait apparaître le passage d’un discours hérité du grand tour sur cet « “avatar européen” de l’Afrique » (p. 143) mais paralysé par le fait que tout y a déjà été décrit, à l’Italie comme lieu de travail et avatar cette fois de Paris, et enfin à la constitution d’un réseau avec les institutions et les intellectuels italiens qui entraîne un véritable échange. Elle montre bien comment, du fait de la familiarité avec ce pays, la correspondance se substitue dans ce cas au Journal pour dessiner des Feuilles de route et élargir le domaine de la littérature de voyage gidienne.

12L’article d’Elena Chaschina, qui retourne le portrait gidien de « Dostoïevski par sa correspondance5 » en portrait de Gide et de ses correspondants par ses lettres sur Dostoïevski, fait apparaître la continuité de la correspondance à l’essai critique. Gide y associe son image à celle d’un auteur étranger : cinq correspondances, constituant un ensemble riche sans qu’on sache exactement pourquoi celles-ci ont été préférées, servent à décrire l’entremêlement du débat critique sur Dostoïevski et du débat sur Gide que construisent ses interlocuteurs : Copeau, Martin du Gard, Proust, Ruyters, Rivière. Surtout, Dostoïevski offre à Gide un modèle de correspondance dont la valeur tient à son absence de valeur textuelle. E. Chaschina rappelle ce que dit Gide du Russe : « lui, si habile à “parler autrui”, lorsqu’il s’agit de parler en son propre nom, s’embarrasse » (p. 193).

13Le bel article de Christophe Langlois sur la naissance et la réalisation de la traduction, par Gide, de L’Offrande lyrique de Tagore, prolonge à la fois l’étude de ces correspondances franco-anglaises, puisque c’est Saint-John Perse, alors à Londres, qui sert d’interlocuteur, et la construction d’une image poétique de soi par auteur étranger interposé. S’y donne à voir l’émergence poétique de Saint-John Perse à un moment critique de son entrée dans la carrière diplomatique et dans les lettres, ainsi qu’un temps gidien, celui des années 1912-1913, dans toute sa richesse, entre roman scandaleux (Les Caves du Vatican), écriture sociale (Souvenirs de la cour d’assises) et traduction lyrique (Gitanjali).

Émergence d’une critique aux formules encore mouvantes

14Frédéric Canovas présente un cas de réception critique amicale, en deçà des déclarations publiques : celle de Gide par Léautaud. Cette correspondance très courte, que le travail de commentaire vient compléter et rendre lisible, permet de replacer le discours critique que Léautaud porte sur son correspondant dans la temporalité des échanges. Gide y apparaît d’abord comme un styliste, puis c’est le courage de l’aveu qui le caractérise aux yeux de Léautaud, lequel l’admire en dépit de leurs différences esthétiques et politiques. Apparaissent dans cette correspondance son statut d’intellectuel plus que de styliste aux yeux des contemporains, mais aussi un objet critique aussi inattendu qu’une « frénésie » stylistique gidienne.

15Sophie Martin, étudiant la correspondance entre Gide et Marcel Arland, propose de suivre l’émergence, lettre après lettre, d’un rapport d’héritage raté, où l’admiration d’Arland pour son aîné laisse place au dépit puis à l’hostilité, jusqu’aux reproches et à la crise. La correspondance ne parvient pas, d’écrivain à écrivain, la plume à la main, à corriger cette dérive, ni à construire le désaccord exemplaire de loyaux adversaires des Lettres dont elle aurait pu fournir le beau document.

Usages moraux de la lettre : de la vie au texte & retour

16Peter Schnyder se propose de présenter le dossier de la correspondance de Gide avec sa mère. L’article, riche de citations, suit la naissance d’un écrivain et l’émergence du « pacte gidien : l’écriture sera la finalité de la vie, mais ce sera avec et au travers de la vie » (p. 40). Surtout, les lettres donnent à entendre, à partir du printemps 1892, un lent et volontaire éloignement qui est le signe discursif de la transformation du jeune Gide. P. Schnyder propose de voir dans cette rupture aimante un « modèle » d’affranchissement à ajouter à la galerie des libérations gidiennes, associées souvent de façon juste mais réductrice à l’hédonisme ou à l’homosexualité.

17Un usage exemplaire de la correspondance gidienne apparaît alors, que vient nourrir l’article de Karine Abadie sur la correspondance avec Marc Allégret : la première réconciliation de l’amour et du désir chez Gide autour de ce jeune homme de dix-sept ans, qui aura pour conséquence la destruction des lettres échangées avec sa femme, prend la forme discursive, non d’un discours de la jouissance ou de l’affranchissement libertaire, mais d’un constant souci moral et d’un enseignement de l’exigence dans la création. L’éventuel usage de ces correspondances, au lendemain de l’affaire Matzneff, apparaît dans sa nourrissante difficulté. L’enseignement épistolaire associé à la séduction d’un mineur s’affirme et se vit non seulement comme un affranchissement personnel, mais comme un cheminement commun vers l’affranchissement, qui débouche sur un compagnonnage amical et artistique qui dépasse infiniment le moment érotique, et non comme un enfermement de l’image de l’autre dans une écriture instrumentale. Ce processus conduit, après l’éloignement de Madeleine consommé dans les cendres de la Correspondance, à l’invention de structures familiales nouvelles : c’est, entre la correspondance et la vie, dans le milieu de la rue Vanneau où homosexualités, masculine et féminine, amitié, écriture, échanges intergénérationnels s’entremêlent, une nouvelle idée des relations qui s’invente, dont la naissance de Catherine Gide, conçue avec la fille de Maria Van Rysselberghe, amie inappréciable, est l’un des effets – un autre : Les Faux-monnayeurs.

18L’article de Christine Ligier travaille précisément à dessiner, une fois consommé l’échec de la correspondance des époux, une période de réorientation dans les cercles amicaux, les usages de la correspondance, la vie familiale et amoureuse et le fonctionnement de l’œuvre. À visée synthétique, l’article suit cette transformation de la galaxie des amis comme de l’idée des relations interpersonnelles, qui a pour horizon le roman des relations ouvertes que sont Les Faux-monnayeurs. Cet article s’appuie de manière étonnante sur le regard à la fois mineur et privilégié de Félix Bertaux, spectateur et analyste de cette reconfiguration.

19On retrouve la même visée synthétique dans l’article conclusif de Jean-Michel Wittmann, qui reprend à travers toute l’œuvre l’importance, pour Gide, d’une vie propre des idées, qui permet à l’écrivain de dépasser l’opposition entre formalisme et vitalisme. Cette ligne d’analyse, déjà travaillée par J.‑M. Wittmann en particulier à propos des Faux-monnayeurs,dépasse la question des correspondances, mais tourne l’attention vers la circulation entre la morale et la vie qui caractérise le texte gidien.

Des correspondantes féminines à une écriture féminine ?

20La prise en compte des correspondances féminines et de l’ouverture de l’écriture gidienne à la libération de la femme constitue un des aspects les plus attendus et importants du recueil. Trois articles travaillent directement ces questions.

21Lucie Carlier entreprend de rééquilibrer l’échange entre Gide et son cadet puis proche ami et intense collaborateur, Jean Schlumberger, en étant attentive aux interactions entre cette correspondance et celle de Schlumberger avec son épouse, l’artiste Suzanne Weyher, qui s’ouvre à son tour vers Madeleine Gide. Mais c’est encore le poids de la correspondance masculine qui apparaît puisque l’attention est portée sur les récriminations de Suzanne Weyher (mais ne s’agit-il pas au moins en partie de doux reproches ?), frappée par la fascination que subit son mari.

22L’article de Martine Sagaert adopte une perspective nettement égalitaire – elle parle d’ « espace partenaire » (p. 97) – en relisant sous l’angle d’une « éthique du care », dans un rapport d’amitié soucieuse et non hiérarchique, la correspondance entre Gide et Maria Van Rysselberghe – la « Petite Dame » – publiée en 2016. Dans cette correspondance, dit M. Sagaert, l’attention se déporte de la réflexion littéraire et de la vie des idées, si caractéristiques des échanges entre les deux amis tels que les Cahiers de la Petite Dame s’en font l’écho, vers le bulletin quotidien et soucieux (marqué par la cura, le souci, le soin)des péripéties amoureuses – amours de Gide, mais aussi amour de Maria pour Aline Mayrisch –, des états du corps fragile et de l’écriture quotidienne : le « stylo », dont les lettres se mettent à parler, devient la forme exemplaire d’un méta-discours tout matériel sur la littérature.

23Paola Codazzi, qui s’intéresse à la correspondance de Gide avec Maria Van Rysselberghe, Aline Mayrisch et Dorothy Bussy entre 1918 et 1936, évoque, pour sa part, la possibilité de « considérer l’épistolaire comme un genre dont les qualités […] expriment un gender ». Si elle cite notamment Christine Planté, c’est pour refuser de s’y limiter, et envisager ces correspondantes comme des figures de « l’altérité », de genre et de nationalité, que Gide prend au sérieux. L’article fait apparaître, après la destruction des lettres à Madeleine, l’intensité des échanges qui, à partir de 1918, s’ouvrent entre Gide et Dorothy Bussy, la Petite Dame et Aline Mayrisch. L’analyse de ces échanges complète efficacement la réorganisation des destinataires et des relations après 1918 que décrivait Chr. Ligier, et nuance simultanément, de fait, l’égalité d’écriture entre Gide et « ses femmes » que proposait M.  Sagaert. Peut-être cette inégalité apparaît-elle en effet un peu plus que ne le soutient l’auteure de l’article : la correspondance a toujours pour centre l’œuvre du grand écrivain, sous les modalités, variant d’une correspondante à l’autre, de la discrétion attentive (Maria Van Rysselberghe), de l’exaltation (Aline Mayrisch) ou de l’amour dévorant (Dorothy Bussy). Si les correspondant.e.s échangent des lectures et des jugements, le « magistère de Gide » (p. 117) continue de s’exercer, et les trois femmes font figure, dit P. Codazzi, de « messagères », de petites mains parfois, plus que d’égales. L’article semble vouloir résister à la tentation d’exploiter ces correspondances dans le sens d’une mise au goût du jour de Gide, alors que celui-ci traîne après lui une réputation misogyne, autant qu’à celui d’enfermer ces correspondantes dans une commune écriture féminine : ce sont, avec finesse, les différences entre ces correspondances que souligne P. Codazzi. Et cependant, on ne peut s’empêcher de penser que, dans les mêmes années d’entre-deux guerres, et de manière parallèle au rapprochement avec le communisme, en échangeant avec elles comme avec une autre génération féministe, Gide ouvre son œuvre aux problématiques sociales, érotiques et scripturaires d’une féminité libre. L’étude de la transformation chez Gide des représentations et des pratiques de genre par l’écriture épistolaire, au lendemain de la crise d’une idée de la féminité et de la correspondance produite par la destruction des lettres à Madeleine, semblait appelée par le sujet au-delà d’un effet d’aubaine : une telle réflexion ouvrirait vers le journal-fiction qu’est L’École des femmes et cette autre lettre-fiction qu’est Geneviève, mais où cette fois Gide, loin du Michel de L’Immoraliste,adopte une voix féministe qui va jusqu’à s’adresser au grand écrivain pour lui reprocher sa saisie bourgeoise de l’idée d’homme ainsi que son indifférence aux problèmes sociaux et à la question féminine6. La conjonction de ces trois articles laisse entrevoir et fait désirer de nombreuses études possibles.

Textualité épistolaire : masques, ratures, missives fantômes

24Pierre Lachasse esquisse un système permettant d’envisager simultanément différentes  correspondances voisines – celles, en l’espèce, qui rapprochent, entre 1890 et 1900, Gide, Valéry, Louÿs, Jammes, Ghéon et Régner – comme une galerie de masques : au sein d’un « style précieux » qui dessine une communauté de jeunes auteurs au lendemain du symbolisme, une insincérité inventive et changeante engendre le choix de pseudonymes ; mais elle conduit simultanément à la mise en scène de soi et à l’imitation mutuelle et quasi systématique des auteurs et de leurs œuvres dans ce qui devient une « écriture fusionnelle » (p. 56). Ces rapprochements des écritures, où se dessinent jusque dans le style un groupe et des figures d’auteur, doivent être pensés en même temps que « la tentation de l’ellipse, du non-dit » (p. 52), notamment sur la question sexuelle.

25L’article d’Augustin Voegele, portant sur le dialogue épistolaire de Gide avec les musiciens, participe également d’une réflexion sur les stratégies discursives. Les correspondances avec Raymond Bonheur et Florent Schmitt tirent l’essentiel de leur intérêt de collaborations manquées. Le spectre de l’œuvre s’enrichit de ses ratages et c’est moins l’enjeu musical ou littéraire qui paraît que, de part et d’autre, quelques techniques discursives du refus sans rupture.

26Lui aussi soucieux de la textualité épistolaire, David Walker propose un beau travail de non-lecture, en partant de l’expérience de l’éditeur attentif à la matérialité de la lettre, manuscrite, mais interrompue aussi de ratures qui demeurent partiellement indéchiffrables. Dans ces imperfections, le texte imparfait qu’est la lettre se réalise le plus fortement, laissant apparaître des mécanismes gidiens d’attention au secret, à l’aveu, à l’inavouable, comme à leur mise en scène. Les commencements de la correspondance Gide-Rouart, avec ses « pensées rétives à se transformer en phrases » et ses « lettres débraillées » (p. 62), permettent de prolonger exemplairement dans l’écriture, la lecture, l’édition et la critique cet exercice de rature. D. Walker imagine même, au bord de la fiction, tout un réseau de « missives fantômes », de lettres recopiées, déchirées dans la colère au cours du roman politique de l’affaire Dreyfus : dans cette pratique créative de la philologie, et à la lecture de l’ensemble du recueil, se donne peut-être l’être même de la correspondance gidienne, toujours décevante, déchirée, fantomatique, engendrant aux marges de l’œuvre une infinité d’autres Gide dont l’authenticité ou la valeur morale sont sujettes à caution, et dont les possibilités d’association et le pouvoir d’interrogation des valeurs admises se trouvent démultipliés sans limite – une immense amplification des Faux-monnayeurs.


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27C’est bien le « territoire mouvant de la correspondance » (p. 17) qui s’arpente ici en suivant nombre des mouvements de ce riche terrain. Rien d’étonnant à ce qu’il ne puisse être l’objet d’un discours normatif et fixe. On se demande cependant, en fin de parcours, ce qu’a apporté cette étude groupée de correspondances qui, une à une, ont déjà été largement exploitées dans leur dimension documentaire, et ce qui fait, hors sa masse, la valeur propre de l’écriture épistolaire gidienne. Un refus d’envisager la lettre gidienne comme chef d’œuvre, même épistolaire, un souci des imperfections du texte, de la réouverture de l’œuvre à ses lacunes, ses ratages, ses hésitations, une érosion des formules dans le rythme des jours : c’est le beau sentiment que laisse par séquences la lecture de ce recueil. Au-delà de ces impressions, le caractère exemplaire d’un discours moral et d’un usage libérateur de textes qui prennent en charge un secret sexuel relevant d’un cadre légal différent du nôtre et sur lequel nous avons du mal à tenir un discours, s’articule fantasmatiquement avec la valeur paradoxale de la rature, qui figure un texte imparfait avançant avec ses cicatrices et ses défauts. On regrette un peu que le recueil laisse ces questions urgentes à l’état de fantômes.