Acta fabula
ISSN 2115-8037

2020
Novembre 2020 (volume 21, numéro 10)
titre article
Cécile Vallée

« Tout écrivain est Schéhérazade »

« Tout écrivain est Schéhérazade »
Christiane Chaulet Achour, Les Mille et une nuits aujourd’hui, Arcidosso : Effigi, coll. « Littératures, cultures, sociétés », 2020, 224 p., EAN 9788855241182.

1Christiane Chaulet Achour nous propose un voyage dans l’intertextualité foisonnante des œuvres contemporaines avec les mythiques contes des Mille et une nuits. Il ne s’agit pas d’un catalogue des différents niveaux intertextuels mais d’une analyse qui permet de traiter des questions centrales de la littérature : que nous dit ce lien de notre rapport au récit au sens le plus large du terme ? Que nous dit‑il de notre monde marqué par la rencontre complexe entre l’Occident et l’Orient ? De l’être humain dans son rapport à l’Autre ? En outre, c’est aussi l’occasion pour l’auteure de continuer à contribuer à la mise en lumière des littératures des Sud. Les riches citations et les notices biographiques de ces auteurs donnent ainsi envie de lire les nombreuses œuvres analysées.

2L’introduction pose les fondements de l’analyse qui va être menée. Sont rapidement éliminées les œuvres dans lesquelles les Nuits ne sont sollicitées que par les clichés vivaces d’un orientalisme de pacotille. La fameuse citation de Michel Butor, « tout écrivain est Schéhérazade » permet d’introduire le lien plus profond et complexe qu’entretient la littérature contemporaine avec les Nuits, véritable boîte de Pandore pour questionner le conflit du désir et de la loi, la mémoire, le temps, le conteur et le merveilleux. Le parcours proposé permet à la fois de comprendre les enjeux du texte‑source, son histoire chaotique entre Orient et Occident, les lectures qui en ont été faites à travers ce double prisme et de découvrir les logiques profondes de ses réécritures dans la littérature contemporaine mondiale.

3Le premier chapitre rappelle l’histoire complexe des Mille et une nuits inscrite dans plusieurs cultures par ses sources — perse, indienne, grecque et pré‑islamique — et par sa diffusion. Dans leur langue d’origine, les contes sont relégués à la littérature populaire, ignorée ou censurée, en marge de la littérature du savoir. Le corpus écrit n’est pas fixé. C’est un Français, Antoine Galland, qui le fait, dans sa célèbre traduction de la fin du xviie siècle, en ajoutant les voyages de Sindbad. Paradoxalement, la réappropriation de ces contes par ceux qui partagent leur langue d’origine se fait dans la traduction, par rapport à celle de Galland dont ils reconnaissent la qualité mais qu’ils nourrissent d’apports plus authentiques avec la langue et la culture d’origine, véritable « geste identificatoire » par rapport à l’orientalisme, « ce savoir institutionnalisé que l’Occident a sur l’Orient » et qui a eu une influence dans les deux cultures, comme le définit Edward W. Saïd.

4Le deuxième chapitre est consacré à l’analyse de récit‑cadre qui se déroule en deux temps : la signification problématique du texte‑source et sa place dans trois exemples de sa réécriture. Le personnage de Schéhérazade cristallise l’importance du féminin qui parcourt également les contes enchâssés. En effet, la démonstration que « tout de son vagin en dépend » est filée même dans les contes. Il s’agit donc bien de féminin plus que de féminisme. Si la femme est maîtresse du récit qui sauve l’humanité et qui pose les enjeux humains fondamentaux de la loi et du désir, elle n’en est pas pour autant libérée. Le récit‑cadre offre donc un monde patriarcal brutal. C’est la raison pour laquelle, il est effacé dans les réécritures pour la jeunesse de Bencheikh et de Gudule. En revanche, riche de ses contacts variés avec les Nuits, qui se font, dans son enfance, à travers les voix des femmes maghrébines immigrées et la lecture du texte par son grand‑père, Dominique Le Boucher a, quant à elle, opéré un véritable métissage dans ses « récits‑contes ». L’inscription de sa narratrice dans le cadre d’une banlieue française permet ainsi de renégocier le récit‑cadre. Un entretien avec l’auteure clôt par ailleurs ce chapitre.

5Le cœur de l’essai est consacré à Jamel Eddine Bencheikh, universitaire et écrivain algérien, qui est allé au cœur des Nuits par son travail de traduction, de critique et sa réécriture poétique et narrative. Ses œuvres sont analysées à travers ses propres grilles de lecture narratologiques et symboliques des contes dans le cadre d’un geste identificatoire puisqu’il s’agit aussi de rendre ses lettres de noblesse aux contes dans leur propre culture, débarrassés des clichés orientalistes. Ainsi, son poème « Quatre offrandes de rive à rive — Chants pour Jean‑Claude Xuereb, Mahmoud Darwish, Nacer Khemir, Dimitrio Gouigouidis » qui est livré dans son intégralité, révèle les problématiques que cristallisent les Nuits pour Bencheikh : l’attente d’une renaissance, d’un nouveau départ ; l’accès à la connaissance de la culture profonde d’un peuple à travers l’opposition vie/mort et amour/barbarie et la réconciliation des sexes. La comparaison avec Borges est éclairante. Si l’écrivain argentin voit en Schéhérazade la conteuse, sa propre quête du livre absolu, Bencheikh y trouve un chant de l’espérance qui s’inscrit dans une réappropriation actualisante de la culture d’origine. À travers l’étude de deux contes‑poèmes, Le Joueur de flûte et L’Aveugle au visage de grêle, l’analyse de ses logiques profondes liées aux Nuits se poursuit. L’auteure montre comment se résout, d’un texte à l’autre, la problématique de l’écriture dans l’autre langue pour que domine la voix poétique dans un mélange des genres. Enfin, son roman Rose noire sans parfum, s’il s’ancre dans le réel de la révolte des Zandjs, rejoue cette écriture de l’espérance entre le passé, l’ici et l’ailleurs.

6La réflexion se poursuit par une analyse du parcours du personnage de Sindbad. En effet, introduit par Galland dans le corpus des nuits de Shéhérazade, ce personnage en est devenu emblématique. Sindbad le marin, ou plus justement, Sindbad de la mer, est un voyageur commerçant lié à la célébration, dans la littérature arabe, de l’époque faste de son activité commerciale. Alors qu’André Miquel présente ce corpus comme un roman, Chr. Chaulet Achour rappelle que Sindbad est un personnage‑type du conte, caractérisé par son courage mais surtout par sa chance. La structure de ses voyages correspond également au schéma du conte : départ, tempête, naufrage sur une île, rencontre du merveilleux et retour :

À mi‑chemin entre les deux « monstres », Ulysse et Robinson, Sindbad est l’escale orientale du rêve d’évasion, favorisant l’enrichissement matériel et existentiel, pour tester les limites Humaines.

7De nombreux écrivains ont choisi cette escale. Chr. Chaulet Achour en a choisi cinq, originaires du Maghreb et du Maghrech et un Italien, qui oscillent entre une « écriture‑délassement » et une « écriture prospection de notre mémoire et de notre présent ». La réécriture de Negib Bouderbala qui s’inscrit dans le genre d’origine, appartient plutôt à la première. Ses Nouveaux Voyages de Sindbad chez les Amazones et autres peuplades propose, en effet, un renversement savoureux mais qui ne bouleverse pas la symbolique d’origine. En revanche, les trois œuvres suivantes illustrent le deuxième type de réécriture. Ainsi, Hawa Djabali, dans sa pièce de théâtre, Huitième Voyage de Sindbad, fait voyager le personnage dans le temps et vers l’Occident, à la recherche d’un moment où poésie et pouvoir, poète et prophète ne s’affrontaient pas, pour souligner que l’Histoire doit apporter des connaissances et non asseoir les différences, entre guerre en Irak et années noires en Algérie. De même, dans l’œuvre poétique d’Areezki Metref, Sindbad meurtrier, le naufrage du personnage renvoie à celui d’Alger et pose la question de la portée de la poésie dans le chaos. Enfin, Erri De Luca offre, avec sa pièce de théâtre, Le Dernier Voyage de Sindbad, une riche réécriture qui interroge les drames contemporains des migrants. Sindbad, devenu le capitaine italien d’un bateau transportant des migrants, perd son cynisme quand il est arraisonné par les gardes‑côtes italiens. Avant leur naufrage inéluctable, il commence à conter les Nuits. Avec le roman de Salim Bachi, Amours et Aventures de Sindbad le marin, nous retrouvons le ton plus léger de la parodie puisque son Sindbad contemporain, petit trafiquant, raconte ses voyages essentiellement à travers ses conquêtes féminines.

8Le livre se termine par une réflexion sur les sept réécritures qui s’inscrivent dans la littérature du Sud en offrant quasiment un tour du monde. Au‑delà des références explicites, Chr. Chaulet Achour propose une analyse des liens en profondeur entre la littérature contemporaine et le texte‑source, qui se situent au niveau de la narratologie, ouvrant sur un récit à l’infini, et de la symbolique pour penser les affrontements présents. La présentation chronologique commence par Les Mille et une Années de Nostalgie de Rachid Boudjera. L’auteur y critique l’appropriation de pacotille du texte‑source tout autant que le cadre de celui‑ci qui éloigne de la connaissance de l’Histoire du monde arabe et surtout de son peuple. Toutefois, l’auteur algérien en conserve la matrice narratologique des histoires enchâssées qui donnent un récit prolifique et questionnent la féminité avec une portée actualisante sur son pays. Isabel Allende, dans son roman Eva Luna, déplace également Schérazade : dans le Chili de la révolution et de sa répression. Si on peut relever des allusions parodiques au texte‑source, un lien plus dense est développé à travers la problématique amoureuse. Dans Les Contes d’Eva Luna, publiés trois ans après, l’écrivaine approfondit la question de la puissance thérapeutique du Verbe et celle du conflit entre la loi et le désir. Cette grille de lecture proposée par Bencheikh, offre, selon Chr. Chaulet Achour, de nouvelles perspectives pour analyser les premiers romans de l’Algérienne, Malika Mokaddem. En effet, à la lumière des Nuits, la portée de ses auto‑fictions prend une dimension plus profonde. La voix des femmes transgresse ainsi la frontière entre le réel et l’espace du désir. La voix raconte son propre conte dans une écriture moderne qui négocie l’oralité dans un « merveilleux narratif ». Le conte d’Annie Messina, La Myrte et la rose, transpose la vision de l’amour des contes dans une relation homosexuelle. Marie‑Gabriel, le personnage du roman L’Ile et une nuit de Daniel Maximin, conjure la mort, heure par heure, lors d’une nuit de veillée en plein cyclone. La portée libératrice mais aussi de résistance de la voix de la conteuse s’inscrit également dans la symbolique de l’esclavage associé au cyclone. Ainsi, l’auteure démontre que l’intertextualité du roman guadeloupéen avec les Nuits nourrit l’analyse de Marie‑Gabriel tout autant que celle de Schéhérazade. En revanche, Fawzia Zouari, dans son essai En finir avec Shéhérazade, rejette cette Schéhérazade, imposée comme modèle aux écrivaines, qui est tout sauf féministe puisqu’elle est au service de la libération du sultan et non de la sienne. Elle n’a pas la place pour sa propre parole alors que l’écriture doit permettre aux femmes de sortir du carcan patriarcal. C’est pourquoi la narratrice de son roman, Ce pays dont je meurs, raconte des histoires à sa sœur à l’agonie, non pour vaincre mais pour se dire. Pour André Brink, le pouvoir de la conteuse permet la transmission de l’histoire familiale et l’Histoire de l’Afrique du Sud, comme l’illustrent les personnages féminins des Imaginations du sable.


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9Christiane Chaulet Achour conclut en inscrivant la question de la réécriture dans la problématique du patrimoine littéraire dont l’actualisation pourrait se réduire à un archivisme ou un conservatisme mais qui est, dans les œuvres étudiées, véritablement redynamisé, comme le font les écrivaines qui sont parvenues à dépasser le mythe patriarcal de Schéhérazade pour libérer leur création. Ce parcours souligne ainsi que Les Mille et une Nuits font bien partie intégrante de la République mondiale des lettres.