Littérature médiévale sans frontières
1Qui ne connaîtrait pas la théorie des polysystèmes, ou s’interrogerait sur la pertinence de son application dans la littérature médiévale (ou plutôt « des littératures médiévales »), consultera avec profit le beau volume qui réunit les articles issus du colloque « Les littératures vernaculaires de l’Europe médiévale et la question des frontières » tenu à l’Université de Haute‑Alsace (Mulhouse) du 13 au 15 octobre 2016, en collaboration avec l’Université de Stockholm. Que la littérature ne naisse pas ex abrupto d’un monde clos mais résulte des rapports extra‑génériques ou linguistiques dans un espace plus large est une idée qui méritait assurément qu’on l’expérimente sur l’univers « essentiellement plurilingue et pluriculturel » qu’est le Moyen Âge1. Il serait cependant caricatural de considérer les frontières médiévales comme inexistantes ; c’est plutôt l’expérience de ces frontières, leurs transgressions qui fait sens ici. Les différentes communications du colloque s’appuient sur un large ensemble de textes en langues vernaculaires et offrent finalement un panorama intéressant de la littérature médiévale dans toute sa diversité ainsi que des perspectives de recherches prometteuses.
Frontières textuelles
2La première partie de l’ouvrage (« Frontières représentées : l’imaginaire de la limite et sa transgression ») s’attache aux frontières telles qu’elles apparaissent dans les textes mêmes. Bien que la vision moderne des frontières ne s’applique pas tout à fait à l’univers médiéval, il n’en demeure pas moins que la coexistence de différents mondes opposables transparaît dans la plupart des textes vernaculaires. Limes naturelles ou étatiques (même si le terme est anachronique ici), les frontières apparaissent non comme des lieux de clôture mais d’invitation à la transgression, qu’elle soit guerrière, linguistique ou culturelle. La réflexion globale que propose Beate Langenbruch sur la « frontière épique » (« La Frontière : défi et richesse pour les recherches sur l’épique médiéval », p. 153) montre tout l’intérêt qu’offre la notion de « limites » aux études des chansons de geste. Rappelant d’abord que l’enjeu premier des trois gestes majeures est de déplacer les frontières (sous le thème de la reconquête), l’A. montre que l’espace privilégié des textes épiques sont les marches, ces no man’s land dangereux mais nécessaires à l’œuvre. Qu’elles soient naturelles (les Pyrénées rolandiennes) ou construites (murs, forteresses,…), les frontières épiques sont le lieu privilégié de la construction du personnage appelé à les dépasser2. En est‑il autrement pour les frontières romanesques ?
3Les autres articles de cette première partie, consacrés à des études de cas plus précis, semblent montrer que la notion traverse bien les genres. Virgile Reiter (« Frontières de l’Orient dans Flores och Blanzeflor », p. 129) est peut‑être celui dont le propos est le plus proche de celui de B. Langenbruch ; c’est que Flores och Blanzeflor n’est pas sans rapport avec l’épopée dans cette opposition parfois manichéenne entre l’Orient et l’Occident. Cependant, si les frontières entre les mondes semblent clairement marquées, celles entre les représentants de ces différents mondes sont plus ambiguës (on pense ici à Flores, prince musulman aux qualités chrétiennes). Il y a donc une évolution par rapport aux chansons de geste, notamment par la possibilité des conversions pacifiques, qui font écho aux débats de l’époque. Ainsi, les frontières romanesques interrogent elles aussi l’identité des personnages, la révèlent même parfois. Sandrine Hériché‑Pradeau (« Frontières écrites, limites et passages dans quelques romans en prose du xiiie siècle », p. 29) interroge sous cet angle trois épisodes de romans arthuriens, et plus précisément de passage « d’inscriptions seuils », de frontières marquées par des inscriptions de mise en garde. Il en ressort que ces traversées relèvent d’un motif romanesque dont l’A. esquisse le schéma suivant : l’inscription‑frontière marque d’abord le passage vers une zone de dangers inconnus aux personnages, qui y voient une source d’aventures. Mais la réussite de ce passage est dépendante de l’identité du chevalier désireux de franchir cette frontière. En d’autres termes, les seuils romanesques servent à exclure autant qu’à définir les personnages. Cécile Véran‑Boussaadia (« Hue de Rotelande, le jeu de la frontière et la frontière en Je », p. 45) montre que cette même notion de passage des frontières offre une grille de lecture intéressante aux romans de Hue de Rotelande. En effet, l’accent est mis dans ses textes sur l’espace Plantagenet, tandis que le reste du monde est renvoyé à un ailleurs barbare et dangereux. Mais le trait n’est pas aussi simpliste et l’A. montre que les personnages qui passent les frontières n’ont plus ni nom, ni terre et font figures d’étrangers aux yeux de tous. Cette perte d’identité des personnages, ce trouble jeté sur leur nature profonde, pourrait représenter une interrogation de Hue de Rotelande sur l’identité anglo‑normande. S’intéresser aux frontières revient donc à s’intéresser à ceux qui les traversent, et l’article d’Irène Fabry‑Tehranchi (« Au seuil du Lancelot : transmission manuscrite et illustration liminaire de la « Marche de Gaule », p. 57), qui s’appuie sur les choix iconographiques dans l’ensemble de la tradition manuscrite, illustre bien ce phénomène. Les images liminaires se focalisent ainsi sur des conflits de personnes et font passer les motifs territoriaux au second plan (on appréciera au passage l’important dossier iconographique qui accompagne l’article).
4Est‑ce à dire que la frontière géographique importe peu au fond ? Ce serait peut‑être réducteur. Les articles de Gilles Pollizi (« Frontières génériques, frontières mimétiques : la confusion des repères dans le Livre du chevalier errant de Thomas de Saluces », p. 91) et Laetitia Tabard (« Le parc et le fossé : la représentation poétique des frontières dans le Songe du Pastourel de Jean du Prieur », p. 111) montre que la topographie et ses contrastes peuvent servir à un discours allégorique complexe. Dans le dernier article, l’A. montre ainsi que c’est notamment le recours à l’image du parc (clôture du territoire ducal) et du fossé (représentation du passage de la vie vers la mort) qui permet la transformation d’un récit historique (celui de la bataille fondatrice de Nancy) en véritable « chronique allégorisée » (p. 114). Ce sont ces mêmes frontières physiques et symboliques qui intéressent finalement Maud Perez‑Simon (« Abolir les frontières, toutes. Les monstres des hommes ‑ BnF FR. 15106 », p. 141). Dans le manuscrit unique des Monstres des hommes, les frontières géographiques sont clairement définies et aboutissent à une représentation du monde qu’on a souvent utilisée comme exemple de la xénophobie médiévale : l’ailleurs, c’est le domaine du monstre et du barbare. Il ne faut cependant pas se leurrer, et là est tout l’intérêt de cet article, sur les intentions véritables de l’auteur : si le texte affiche des monstres physiques orientaux c’est pour mieux les comparer aux monstres moraux occidentaux. Œuvre politique s’il en est, ce texte s’attaque non seulement aux présupposés des frontières géographiques, mais également à ceux des frontières physiologiques (en imaginant par exemple que les sourds peuvent donner naissance à des muets) ou linguistiques (avec la pratique du « code switching », du mélange du français et du latin. La transgression fut‑elle trop forte ? Il ne reste plus qu’un manuscrit de cette œuvre étonnante, dont on attend l’édition par l’A..
Frontières linguistiques
5La deuxième partie de l’ouvrage (« Frontières perçues, frontières construites : contacts, choix linguistiques et affirmations d’appartenance ») prolonge en quelque sorte les précédentes réflexions sur les frontières linguistiques. Si l’on repense à la théorie des polysystèmes, on conçoit toute l’importance des zones de contact des langues et des civilisations dans leurs propres constructions. Françoise Laurent (« Hagiographie anglo‑normande et conscience identitaire. La Estoire de Saint Aedward le rei et la Vie de Saint Edmond Rich de Matthieu Paris », p. 177) s’intéresse ainsi à la formation de l’identité anglo‑normande après 1066, formation dans laquelle l’écriture d’hagiographies communes n’est pas étrangère. À travers des études de cas très précises, l’A. montre que se dessine dans les vies de saints anglo‑normands, malgré des zones de friction (on pense à la Vie de Sainte Andrée,plus critique envers les Normands), le motif d’une nation unie et composée de deux peuples. C’est au premier manuscrit en Yiddish que s’intéresse, quant à elle, Astrid Starck‑Adler (« Le Yiddish et le Manuscrit de Cambridge (1382) », p. 193), dont elle retrace l’histoire mouvementée (la langue même de ce manuscrit continuant de faire débat). L’étude du joyau de ce codex, l’épique Dukus Horant, témoigne de la fécondité des rapports transfrontaliers de l’époque, puisque le texte doit autant à la production germanique contemporaine qu’à la culture juive ou chrétienne (voir par exemple la figure d’Abraham finement étudiée par l’A.).
6Ce sont enfin les langues elles‑mêmes qui intéressent les derniers articles de cette riche partie, que ce soit l’ibéro‑roman, le latin ou le franco‑italien. Pour la première, Florence Serrano (« Textes plurilingues en Navarre du Moyen Âge à la Renaissance, intentionnalité de l’auteur » p. 207) revient sur trois documents illustrant différentes strates de construction de cette langue, avec les gloses émiliennes du xe siècle tout d’abord (qui peuvent tenir lieu d’équivalent des Serments de Strasbourg), puis d’une missive de Louis XI du xve, et enfin d’un recueil poétique du xvie siècle. L’anglo‑italien fait quant à lui l’objet de deux riches communications. Anders Bengtsson (« Ystoire de Li Normant par Aimé du Mont Cassin. Un cas de franco‑italien, de latino‑français ou de latino‑franco‑italien ? », p. 219) revient sur cette langue qui n’en est finalement pas vraiment une. L’A. parle de « français littéraire retouché par des auteurs italiens » et distingue trois phases dans la construction de cette langue de littérature (les copies d’originaux français avec quelques italianismes, comme dans le manuscrit italien d’Aspremont ; les copies témoignant d’une intervention forte d’un auteur italien, voire d’une véritable refonte ; les créations originales italiennes en langue française enfin). La dernière partie de l’article s’intéresse tout particulièrement à la langue « improbable » de l’Ystoire de Li Normant, version sud‑italienne datant du xive siècle, pour essayer d’en déterminer les sources. On appréciera les relevés nombreux et la prudence de l’A. dans ses conclusions, quand bien même la présence marquée du suffixe ‑issime et les nombreux latinismes de l’œuvre témoignent probablement d’un auteur pour le moins bon latiniste. On appréciera dans le même ordre d’idée la sérieuse étude de langue franco‑italienne que propose Damien de Carné (« La frontière est dans l’interligne : repentirs normatifs dans un manuscrit franco‑italien (BnF FR. 12599) », p. 243) dont la démarche (s’intéresser au travail de correction des copistes italiens) rappelle l’importance d’une vraie réflexion philologique dans l’édition des textes médiévaux.
7Consacré aux langues vernaculaires, le colloque ne pouvait cependant ignorer tout à fait le latin, ne serait‑ce que dans son opposition aux langues nationales. Marie‑Pascale Halary (« Les frontières linguistiques, des régions mystiques ? Quelques remarques sur un groupe de traductions spirituelles (fin xiie – début xiiie) », p. 255) revient tout d’abord sur l’existence paradoxale d’une mystique vernaculaire, le latin ayant le monopole du genre. Ces textes mystiques en langue nationale témoignent certainement de l’émergence ancienne d’une nouvelle langue savante concurrente du latin. A qui s’adresse dès lors cette nouvelle mystique vernaculaire ? L’hypothèse d’un public wallon noble correspondant à l’époque de ces traductions paraît tout à fait pertinente, tout comme la conclusion de l’article qui essaie de définir une nouvelle méthodologie d’enquête pour ces textes mal cernés (notamment en recourant à une nouvelle unité géographique qui serait celle du clergé). Elsa Marguin‑Hamon (« Jacques Legrand : Deux langues, deux espaces, un projet double », p. 271) revient, elle, sur l’étonnante œuvre bilingue du chanoine augustin des xiv‑xve siècles, et plus particulièrement sur ses trois grands traités que sont le Sophilogium, l’Achiloge et le Livre de bonnes meurs. En réalité, ces trois œuvres, dédiées chacune à trois grands personnages (le confesseur du roi, Michel de Creney ; le frère du roi Louis d’Orléans ; l’oncle du roi, Jean de Berry) ne forment qu’un seul projet qui est celui du Sophilogium. D’où viennent ces remaniements en français ? L’A. met en garde contre la trop facile distinction latin‑clergé, français‑laïcs. Il faut plutôt voir dans ces traductions en français, des adaptations consenties aux illustres lecteurs des manuscrits. Ainsi, certains chapitres, peut‑être trop dangereux pour les dédicataires royaux, ont pu être retirés (notamment sur la figure du « bon prince »). L’article se termine sur une très intéressante réflexion sur le choix de la langue en lien avec une conception de l’État contemporaine de la rédaction des ouvrages, le latin étant la langue de tête et le français celle de corps.
Livres sans frontières
8Poursuivant ces réflexions, la troisième partie du recueil (« Frontières franchies : circulations, traductions et adaptations ») s’intéresse non seulement aux fortunes diverses des traditions manuscrites à travers l’Europe, mais également aux rôles des translations dans la construction des langues vernaculaires qui accueillent le texte traduit.
9Michèle Gally (« Une poétique qui résonne dans l’espace », p. 293) s’intéresse ainsi à la manière avec laquelle la poésie lyrique s’est adaptée aux différentes langues vernaculaires. En étudiant, avec force détails, les transformations de cette lyrique, l’A. s’interroge finalement sur la transformation des langues qui ont adopté cette poésie. La réflexion de Luminiţa Diaconu (« Un roman des frontières perméables : le Roman de Guillaume de Dôle », p. 303) sur le roman composite qu’est le Guillaume de Dôle s’inscrit dans la même perspective. L’A. s’attache à l’étude des différentes transgressions du texte, qu’elles soient temporelles (avec le passage d’un conte oral originel à un roman écrit), géographiques et linguistiques (avec l’insertion de pièces en langue d’oc translatées en langue d’oïl) ou génériques. L’analyse précise du topos de l’amor de lonh rudelien et ses différents avatars dans le roman montre que le passage des frontières transforme aussi bien le motif que le texte qui le reçoit.
10S’il est un truisme que de dire que traduire c’est adapter, il est beaucoup plus intéressant d’essayer de déduire ce qui a motivé cette adaptation. C’est justement le propos de Muriel Ott (« La Chevalerie Ogier en Italie : Le début des Enfances dans V13 et la question des frontières », p. 313) à propos de la version franco‑italienne de La Chevalerie Ogier. Il apparaît assez rapidement que les principaux remaniements de cette version courte de l’œuvre (trois fois moins longue que l’originale) touchent à la représentation des Lombards, qui ne peuvent plus être des lâches aux yeux du public italien. Mais l’A. va surtout s’intéresser à la dimension parodique de cette version, notamment à travers l’utilisation systématique des répétitions qui condamnent les discours des personnages à ne plus être que d’insupportables logorrhées pour qui prendrait le texte au premier degré (et on rejoindra M. Ott sur la question de l’efficacité de cette parodie pour les lecteurs contemporains de l’œuvre). Patrick Del Duca (« L’Eneas de Heinrich Von Veldeke : un miroir des princes », p. 327) propose quant à lui, dans une démarche relativement proche, l’étude d’une adaptation germanique du roman d’Eneas. Point de parodie ici, mais une tendance à l’édification, avec une translation de l’œuvre qui gomme soigneusement tous les éléments négatifs des personnages, que ce soit Énée, Didon ou Ascanius. La conclusion de l’article, qui interroge les intentions idéologiques de l’auteur de l’Eneas allemand, en lien avec la cour de Frédéric Barberousse, paraît tout à fait pertinente ; d’autant plus que l’article qui suit (« Les Hohenstaufen – des pourvoyeurs de manuscrits français ? », p. 347) de Peter Hvilshᴓj Andersen‑Vinilandicus complète parfaitement son propos avec une présentation exhaustive des liens divers et complexes entre la littérature française et son appropriation par la famille du même Frédéric Barberousse, au cours de ce « siècle d’or de la littérature allemande » (p. 347).
11Il faut ici noter que si certaines manières d’adapter trouvent ainsi des explications, d’autres conservent leurs mystères, malgré l’érudition des chercheurs. Anne Salamon (« Neuf preuses, nine worthy women, neun heldinnen », p. 363) revient par exemple sur le motif mal connu des neuf preuses, ici étudié dans ses différents avatars (romans, tapisseries, fresques…) transfrontaliers (le motif faisant des allers‑retours de la France vers l’Angleterre en passant par l’Allemagne).
12Cette troisième partie se conclut sur deux articles touchant à la traduction à proprement parler, et plus particulièrement dans le monde scandinave. Dans le premier, signé Jürg Glauser (« Les théorisations de la traduction en Scandinavie au Moyen Âge. Réflexions liminaires », p. 381), l’étude des prologues des traductions islandaises témoigne de la vivacité de la réflexion des auteurs contemporains (que l’A. cite ici dans de longs extraits) qui ont conscience qu’il est du devoir du traducteur d’inventer dans la langue de destination ce qui lui manque pour rendre compte d’un texte étranger. A cette riche réflexion globale, Anna Katharina Richter (« La transmission de Floire et Blanchefleur au Danemark (xvi‑xviie siècles) », p. 395) ajoute une étude de cas intéressante sur un véritable « bestseller » du Moyen Âge pour reprendre l’expression de l’A. Par‑delà l’adaptation à une nouvelle langue, c’est une fois encore l’adaptation à un nouveau public qui retient l’attention de la chercheuse (notamment avec le remaniement profond de la conclusion du texte). Cette troisième partie de l’essai témoigne donc en faveur d’une démarche non plus centrée sur les sources mais sur l’idéologie que sous‑entend une adaptation.
La frontière comme axe de recherche
13L’ouvrage se conclut (« Frontières médiévales et regards modernes ») par de riches contributions qui viennent en quelque sorte parachever l’ensemble de la réflexion sur la nécessité d’inventer de nouveaux biais de recherche dans le domaine de la littérature médiévale. Le premier article, que l’on doit à Hélène Bouget (« Frontière géographiques, linguistiques et barrières idéologiques dans la matière de Bretagne », p. 409) démonte en quelque sorte l’idéologie nationaliste qui a pu conduire la critique de « l’ancien monde », pour évoquer de récentes frontières. Son panorama historique sur la recherche dans le domaine de la matière de Bretagne (avec les travaux de Renan, ceux de La Villemarqué pour le xixe siècle et ceux plus récents de J.‑P. Piriou) peut être mis en parallèle avec les positions très tranchées de la critique épique de la même époque. Lorsque l’on revient finalement aux textes, on s’aperçoit de la vacuité de certaines thèses, notamment en ce qui concerne la toute littéraire Brocéliande. C’est justement aux termes employés par les textes mêmes que veut en revenir Patrick Moran (« Les noms du roman arthurien : étiquette générique de part et d’autre de la Manche », p. 427) dans son étude de la terminologie « roman ». Ainsi, alors que la critique moderne use facilement de cette étiquette générique, il apparaît que les textes médiévaux européens lui préfèrent des termes moins marqués (« conte », « histoire »…).
14À la nécessité d’en revenir aux textes, s’ajoute celle d’études plus ouvertes sur l’ensemble de la tradition européenne. Il suffit pour s’en convaincre de lire l’article d’Anne Rochebouet (« L’étude de la matière troyenne dans l’Europe médiévale : poids des frontières linguistiques et des aires géographiques », p. 439) sur la diffusion des romans de la matière antique. Son large panorama historique montre qu’au‑delà de l’importance des deux figures que sont Darès le Phrygien (auteur du De excidio Troiae Historia) et Benoît de Sainte‑Maure, les espaces où a circulé la légende de Troie sont moins perméables que la critique semble les avoir considérés. L’idée d’une étude des textes par le biais de la « concurrence » des auteurs et des copistes paraît tout à fait à propos. C’est presque naturellement que le recueil s’achève sur une plus large réflexion de Massimiliano Bampi (« Centres et périphéries de l’Europe médiévale : traduction et dynamique de système », p. 455) sur la traductologie descriptive et la théorie des polysystèmes déjà citée. L’A. suppose, dans le cadre médiéval, des frontières plus floues que celles habituellement pensées et en appelle ainsi à son tour à une critique comparatiste plus ouverte sur l’ensemble de la tradition européenne. Ses exemples (comme l’influence des riddarasögur d’inspiration méridionale sur le reste de la littérature islandaise) appellent d’autres travaux en traductologie médiévale qu’on souhaite aussi pertinente.
15Loin d’être un simple thème, la « frontière » offre donc aux chercheurs de riches perspectives littéraires, linguistiques et traductologiques, que le présent volume met en lumière. La diversité des textes ici étudiés et des approches proposées mérite assurément que le lecteur se pose à son tour dans son domaine de recherche particulier la « question des frontières ».