Acta fabula
ISSN 2115-8037

2020
Juillet-août 2020 (volume 21, numéro 7)
titre article
Cindy Gervolino

Littérature & savoirs : nouveaux enjeux épistémocritiques

Literature and knowledge: new epistemocritical issues
Patrick Marot, L’inscription littéraire des savoirs, Paris : Classiques Garnier, coll. « Rencontre », 2019, 401 p., EAN 9782406085195.

1Proposer un ouvrage collectif d’épistémocritique qui reprend les différentes réflexions qui ont été menées jusqu’alors sur la question tout en ouvrant à de nouvelles interrogations est un défi de taille que relève L’inscription littéraire des savoirs dirigé par Patrick Marot. Le titre de l’ouvrage ainsi que celui de l’introduction de P. Marot, « Littérature et inscription des savoirs », focalise l’approche sur l’appropriation par la littérature des savoirs. L’objectif ici n’est donc pas seulement d’interroger les usages du savoir, mais aussi de se demander comment ils sont constitués comme tels par le texte et quelles modifications ils apportent à l’œuvre littéraire. Pour ce faire, il s’agit également de revenir sur l’acte de lecture et plus précisément sur le rapport épistémique qui s’établit entre un texte et son lecteur.

2Les écueils méthodologiques pour une telle démarche sont nombreux, et l’introduction s’attache à établir un état des lieux qui propose une ligne directrice pour les articles suivants, en revenant sur le triple risque de la disproportion du corpus, de la dilution parmi tous les champs épistémologiques et du problème définitionnel de la littérature et des savoirs qui désignent des pratiques et des représentations très différentes selon les époques. Ainsi, les études proposées soulignent toutes à quel point le terme « savoir » renvoie à un ensemble complexe qui n’est pas incorporable immédiatement et tel quel dans l’œuvre littéraire ; et réciproquement, ce processus d’appropriation littéraire des connaissances rend difficile voire non pertinente la distinction entre savoir et pseudo-savoirs et interroge ce qui constitue la littérarité d’une œuvre. En ce sens, cet ouvrage se situe dans la droite lignée de celui de Michel Pierssens Savoirs à l’œuvre : essais d’épistémocritique qui affirme également dans son introduction :

Notre visée n’est donc pas de trancher du vrai et du faux, de l’orthodoxie ou de la déviation ; elle est bien plutôt de saisir la fécondité singulière d’un régime épistémique donné dans une situation d’écriture donnée. En d’autres termes : comment tel savoir sert-il telle œuvre ou telle construction privée qui la prépare (ce que nous appellerons un idiologue) ? Quels moyens lui prête-t-il pour servir quelles fins1

3En effet les savoirs peuvent prendre différentes formes dans la littérature et surtout requérir voire participer à l’élaboration d’outils variés qui permettent ce dialogue interdisciplinaire. La cohérence d’ensemble de cet ouvrage collectif est malgré tout assurée par la position développée en amont par P. Marot. Elle se distingue de celle d’un Serres qui récuse radicalement la séparation des discours scientifiques et littéraires et envisage l’ensemble de ces éléments discursifs comme hétérogènes, interchangeables et pris dans un espace de circulation qui ferait de la littérature un terrain neutre sur lequel se déploient les savoirs. P. Marot insiste au contraire sur la co-transformation qui s’opère entre l’œuvre littéraire et l’élément qu’elle incorpore :

L’unité scientifique du présent volume tient donc à ce souci d’articulation aussi étroite que possible des logiques poétiques et de leurs modes d’application épistémologique — articulation qui ne se veut donc ni absorption ou dilution, ni subordination d’une discursivité à une autre, mais bien transformation dans laquelle l’élément transformé et le milieu transformateur, si on accepte cette métaphore, s’impliquent réciproquement sans effacer ce qui les différencie. (p. 9)

4L’ensemble s’organise autour de quatre parties intitulées : « Le recyclage des mythes et la construction poétique de l’idéologie », « Poétiques du document », « Les savoirs comme figures de l’altérité » et « Perspectives théoriques ». Nous choisissons d’en aborder les points principaux de manière transversale.

Quelle incorporation des savoirs par la littérature ?

5Le terme « inscription » dans le titre de ce volume a ici toute son importance car il ne s’agit pas de simples études thématiques descriptives qui signaleraient la présence de savoirs extérieurs à la littérature. Au contraire, les différentes contributions soulignent systématiquement ce qui relève d’un héritage de l’époque dans les savoirs mobilisés constitués comme un objet par l’œuvre littéraire, qui dégage également un espace pour interroger leur inscription. Michel Pierssens revenait lui aussi sur ce possible écueil dans l’approche épistémocritique :

Parler des savoirs du texte, esquisser ce que pourrait apporter la démarche épistémocritique, ne se ramène donc pas à simplement repérer l’empreinte univoque et exclusive de telle ou telle « science » ou doctrine identifiable, dont il suffirait de désigner la marque sur le récit ou le poème, demeurés passifs. L’écriture est au contraire perçue ici à son tour comme le ferment d’une crise permanente des savoirs qu’elle mobilise — souvent à son insu2.

6 Ne pas se contenter de relever une empreinte des savoirs, c’est confronter une approche synchronique et diachronique pour analyser à la fois les modalités de cette inscription mais aussi les variations qu’introduisent les définitions fluctuantes de la littérature et des savoirs au fil des époques. Ce qu’il faut comprendre ici, c’est que les rapports au savoir, à leur constitution et à leur représentation influencent nécessairement la caractérisation de la littérature. C’est ce que montre par exemple Éléonore Andrieu dans son article « L’émergence de la chanson de geste (xie-xiie siècles) et la réforme grégorienne » : elle revient tout d’abord sur la partition entre les différents discours à cette époque (chansons de gestes, chartes, testaments, historiographie, hagiographie, etc.) qui remettent déjà en question une possible unité de « la littérature médiévale » et même de ce qui peut être considéré comme « littéraire », avant d’expliquer le double mouvement d’investigation qui guide son étude : à la fois analyser l’inscription de la présence de la « littérature » romane dans les discours savants et analyser l’influence de ces discours sur le discours « littéraire », l’ensemble s’appuyant sur les travaux de Michel Foucault concernant les identités discursives. Pour essayer de caractériser ce qui relève de la littérature de langue romane du xiie siècle, É. Andrieu étudie la matière des faits de guerre et la manière dont elle est exploitée par les différents groupes sociaux selon la valorisation ou non de l’héroïsme chrétien laïc, qui fait signe vers des communautés textuelles différentes. Le réemploi de cette matière topique par les autres discours nous invite à nous pencher à la fois sur la requalification de cette matière, le traitement qui en est fait, mais aussi la façon dont ce discours se singularise au sein de cette circulation d’énoncés.

7En effet, l’œuvre littéraire procède toujours à une décontextualisation des éléments de discours extraits de leur espace de référence et à une recontextualisation de ceux-ci dans la poétique de l’œuvre. Pascale Arizmendi analyse ainsi les romans de Jean-François Parot dans « Le pari(s) de Jean-François Parot, du roman à l’histoire ». Le long travail préliminaire de rassemblement de documents de natures et de disciplines variées atteste d’une volonté de vulgariser un ensemble de savoirs relatifs à une année donnée. Mais s’il y a transmission de connaissances, celles-ci ne sont bien sûr jamais neutres : le travail d’assimilation de la fiction oriente leur réception et les documents mobilisés font toujours l’objet de modifications. Cette étude qui clôt la seconde partie de l’ouvrage montre bien comment l’œuvre imprime une forme particulière aux savoirs tout en étant nourrie par eux dans le sens où ils ont systématiquement dans les romans de J.‑F. Parot un rôle diégétique, qui contribue à faire avancer l’intrigue.

Penser les liens des discours savants entre eux & avec l’œuvre littéraire : croisements & hybridité

8Comment s’orchestre le rapport aux savoirs, leur constitution en tant qu’objets mais aussi leurs liens entre eux et avec l’œuvre littéraire ? Pour citer à nouveau M. Pierssens, « Un “savoir”, dès lors qu’il devient texte, quand la parole le traduit, ne peut être par conséquent qu’un hybride issu d’une généalogie compliquée3 ». Pour y répondre, P. Marot distingue deux modèles herméneutiques qui présentent deux logiques fondamentalement opposées : l’arbre de Porphyre, qui repose sur un isomorphisme entre le langage et le monde réel et postule la légitimité d’une hiérarchie des catégories, et la sémiologie de Peirce qui fonde la relation des signes au réel sur une chaîne de définitions réciproques virtuellement interminable (les signes réfèrent toujours à d’autres signes). Dans le premier modèle, les savoirs sont soumis à une architecture figée qui détermine les modalités de leur inscription dans l’œuvre littéraire, et cette méthode donne un critère de vérifiabilité pour les énoncés. Dans le deuxième, la circularité sert de référence aux théories de l’intertextualité : ces deux exemples sont des extrêmes qui définissent deux horizons herméneutiques très différents.

9Les contributions de cet ouvrage collectif s’attachent ainsi dans leur approche herméneutique à faire émerger les reliefs et les discontinuités que constituent les savoirs entre eux et par rapport à l’œuvre littéraire. Cristina Noacco dans « Mélange des formes et des savoirs dans Alector ou le coq de Barthélémy Aneau » parle ainsi d’une « poétique du monstre hybride » qui s’inscrit thématiquement et structurellement dans une œuvre elle aussi hybride, une « histoire fabuleuse » à la fois mythologique, dramatique et comique. Chez Barthélemy Aneau, le mélange des formes fait écho au monstrueux du personnage principal, l’ensemble faisant signe vers un « savoir protéiforme » et vers « la multiplication des interprétations du texte » (p. 71). L’hybridité devient un principe de composition dans une écriture palimpseste aux multiples inspirations qui tisse des liens sémantiques entre les différentes figures monstrueuses du roman, faisant ainsi émerger une structure et une cohérence interne. La démarche herméneutique du lecteur s’en trouve complexifiée : plusieurs lectures s’offrent à lui que détaille C. Noacco (alchimique, historique, emblématique-morale, naturelle, etc.) et qui renvoient chacune à un « fragment » de vérité. À la même période, un autre auteur partage cette approche joyeuse d’inscription totalisante et encyclopédique des savoirs : Rabelais, dont Raymond Esclapez propose une analyse intitulée « L’inscription des savoirs dans la parodie épique chez Rabelais. Savoir médical et connaissances nautiques ». C. Noacco soulignait cette proximité dans la multiplication des références avec Aneau, qui, à la différence de Rabelais n’indique jamais la source savante pour privilégier la libre association d’idées au savoir assuré. Rabelais au contraire s’appuie sur les sources antiques pour convoquer des connaissances très pointues qui renouvellent les valeurs de ces univers épiques : la dimension parodique de ses textes et le foisonnement de termes techniques précis lui permettent de concurrencer le poète épique en reprenant les mêmes procédés. La profusion de savoirs nautiques ou médicaux et l’exagération comique qu’il en fait participent, selon Raymond Esclapez, à la grande force poétique des images rabelaisiennes.

10Plusieurs contributions appréhendent ces savoirs au prisme des « pratiques discursives » définies par Foucault dans l’Archéologie du savoir. La littérature en fait partie, elle est aussi le lieu d’émergence de nouveaux objets de pensée, ce qui permet de relativiser les notions de « sources » et d’« influence » selon P. Marot. Cette approche n’évite pourtant pas le risque d’une « égalisation des pratiques discursives »(p. 20). Ni l’exclusion réciproque des savoirs et de la littérature ni leur synthèse n’offrent donc de solution satisfaisante pour penser l’inscription des savoirs : 

En définitive, la spécificité de l’inscription littéraire des savoirs n’est pas davantage reconnue dans cette annexion de l’analogique par le logique (l’un étant pensé dans sa ressemblance à l’autre) que dans les modèles structuralistes qui nient la différenciation du discours au bénéfice des interconnexions de la textualité. (p. 17)

11P. Marot explique en effet qu’il s’agit toujours de se dégager des intersections des savoirs à l’échelle locale pour prendre en compte l’économie globale de l’œuvre et sa poétique.

Un renouvellement des conceptions de l’esthétique littéraire

12La question du ou des rapports aux savoirs est donc toujours liée à celle de la caractérisation, de la définition de la littérature. P. Marot parcourt toutes les conceptions essentialisantes de l’œuvre et de la littérature (Schlegel, Novalis, Blanchot, Lacoue-Labarthe, Nancy, etc.) en relevant la tension qui sous-tend cette vision autarcique d’une littérature indépendante de son contenu mais qui ambitionne conjointement une totalisation des savoirs. Dans cette perspective, les savoirs ne sont plus inscrits puisqu’ils ne sont plus extérieurs à la littérature : « la littérature se trouve sans dehors » (p. 14). En ce sens, l’exemple que donne P. Marot dans En attendant Godot de Beckett pour illustrer le fonctionnement d’un texte où les savoirs sont neutralisés et où la rhétorique détruit toutes les références savantes fait écho à l’analyse de Lydie Parisse dans « Littérature, théâtre et non-savoir de la fin du xixe siècle à nos jours » qui revient sur les figures du non-savoir dans le théâtre comme procédé de questionnement de la création littéraire. Des personnages tels que le yourodivy, l’enfant ou la fille de cuisine représentent la fonction herméneutique à l’œuvre dans le texte en incarnant l’idée d’un savoir dissimulé derrière une posture de non-savoir. Ils fonctionnent dramaturgiquement comme des figures de médiation tout en questionnant les catégories dualistes au centre desquelles ils se situent. L. Parisse voit dans ce modèle caractéristique de la fin du xixe siècle marqué par le positivisme et le scientisme une attitude épistémologique et une posture littéraire face à la création, celle de l’écrivain inspiré qui se distingue par sa docte ignorance.

13 L’inscription des savoirs dans la littérature porte ainsi une interrogation implicite sur ce qui caractérise cette dernière : l’œuvre littéraire est supposée porteuse par excellence d’un questionnement de la spécificité du langage poétique. Elle déploie un paradigme qui n’est pas assimilable à celui d’un autre savoir car elle reconfigure voire « transfigure » (p. 28), pour reprendre l’expression de P. Marot, les formations discursives qu’elle représente. Le dernier temps de l’introduction examine en effet la pragmatique communicationnelle développée par Jean Bessière dans ses Principes de la théorie littéraire qui postule que « tout texte littéraire affiche son autonomie par rapport aux autres types de discours existants » (p. 31). Cette autonomie du texte littéraire fait également l’objet d’une contribution qui pose la question de l’interprétation du point de vue de la critique, notamment celle qui fait appel à des méthodes extérieures au champ littéraire. Zhang Jian dans « La théorie littéraire et le problème de l’interprétation forcée » revient sur les procédés qui permettent à des théories extérieures de s’insérer dans le champ de la critique littéraire. Selon Zhang Jian, l’élaboration de la théorie littéraire doit toujours partir et mener vers une compréhension des pratiques littéraires. Il faut donc distinguer théorie littéraire et littérature : si la première s’accompagne d’un cortège de définitions, de règles et se prête à une approche scientifique, la seconde est irréductible à ce type de méthodes. L’interprétation forcée désigne alors tous les cas où le texte n’est pas premier : quand la théorie part de l’abstrait ou d’une autre théorie, quand la critique se livre à des généralisations abusives, quand la déduction ne s’appuie pas sur des éléments suffisamment fiables dans l’œuvre ou quand les paralogismes développés reposent sur une justification circulaire. S’il n’est pas souhaitable d’« éclater » le texte par des analyses des savoirs sans prendre en compte leur contextualisation et leur inscription dans l’œuvre, il n’est pas non plus envisageable de réduire celle-ci à une signification unitaire. À toutes ces mises en garde s’ajoute celle relative à la validité de ces savoirs qui n’ont pas le même statut dans le discours littéraire et dans le discours scientifique. Si nous reprenons le propos de Bessière, la communication littéraire permet d’interroger les modalités de dire les savoirs qu’elle représente, et celles de se dire elle-même, en lien avec ces savoirs qui l’entourent. Les savoirs pris dans le jeu de l’œuvre deviennent ainsi un matériau littéraire, il n’est donc plus question de distinguer le savoir du pseudo-savoir ou d’en interroger la légitimité car celle-ci ne peut l’être que dans le cadre de discursivités non littéraires (scientifiques par exemple).

14Reprenons une dernière fois les mots de M. Pierssens qui fait de la littérature un « art du désordre » qui fait et défait les savoirs du même coup : puisqu’elle les dote d’une complexité qui tient de leur incorporation dans le régime poétique de l’œuvre, elle leur offre une profondeur réflexive sans fin qui les empêche d’être établis une fois pour toutes : 

La littérature se situe donc du côté du désordre. Désordre créateur cependant (ce qu’est peut-être toujours le désordre) et qui fait d’elle l’un de ces arts inventeurs d’objets singuliers qu’aucun regard ne peut fixer pour les ramener à des formes simples qui les résumeraient ou les transcenderaient : arts du désordre, dont elle est sans doute le tout premier, et qui s’en prennent d’abord à nos savoirs tout-faits4.

15L’introduction de l’ouvrage dirigé par P. Marot soulignait bien, sans pour autant viser l’exhaustivité, l’importance de la diversification des exemples ; et c’est un pari largement tenu par les différents contributeurs. Il aurait été intéressant d’enrichir ces réflexions sur les croisements entre les savoirs et les modalités de représentation de ceux-ci par l’analyse d’œuvres à caractère intersémiotique. La conjonction de deux modes de représentation et le dialogue qui peut s’instaurer entre la littérature et une autre forme artistique invitent également à questionner l’identité des codes sémiotiques et les fondements de la représentation, tout en tenant compte des contextes historiques et culturels qui les influencent. Ces perspectives sont d’autant plus intéressantes compte tenu de l’approche méthodologique de cet ouvrage, qui met l’accent sur la « circulation », terme fort de l’introduction de Patrick Marot, mais aussi l’« hybridité » et les approches interdisciplinaires : il s’agit toujours de questionner l’« autre » de la littérature tel qu’il est présenté par la littérature, en ayant conscience de l’impossibilité de circonscrire précisément ce qu’englobe chacun de ces termes.