Acta fabula
ISSN 2115-8037

2020
Juin 2020 (volume 21, numéro 6)
titre article
Corentin Zurlo–Truche

« La guillotine cachée » : Violette Leduc & la censure

"La guillotine cachée": Violette Leduc and censorship
Violette Leduc. Genèse d’une œuvre censurée, sous la direction de Anaïs Frantz, Paris : Presses Sorbonne Nouvelle, coll. « Archives », 2019, 247 p., EAN 9782379060236.

1Dirigé par Anaïs Frantz et publié dans la collection « Archives » des Presses Sorbonne Nouvelle, le dernier collectif portant sur Violette Leduc prolonge une entreprise initiée il y a quelques années par les spécialistes, visant à reconstituer une œuvre souvent malmenée par la censure de son temps. Comme en témoigne la solide introduction rédigée par Anaïs Frantz, le présent ouvrage, placé dans le sillage de travaux collectifs antérieurs1, entend faire apparaître la continuité entre les manuscrits et les textes publiés, découvrir quelques inédits et ainsi construire une image de l'auteure « toute neuve » (p. 16). « Reconstruire Violette Leduc », projet auquel étaient invités les contributeurs, suppose alors de revenir à la source des textes, de rendre visible la genèse et le geste créateur qui préexistent à la publication d'une œuvre et, autant que faire se peut, de mettre au jour un continent englouti par la censure. L'exploration des textes suit un parcours précis qui conduit le lecteur des premiers écrits de l'auteure (partie 1 : « Violette Leduc : journaliste) » à des « portraits cachés » (partie 4 : « Sur quelques feuillets retranchés »), en s'arrêtant un temps sur l'œuvre autobiographique (partie 2 : « La genèse de l'œuvre autobiographique ») et le roman Ravages (partie 3 : « Reconstruire Ravages »). L'écueil de la méthode génétique, qui consiste parfois à un simple inventaire des changements observés d'un brouillon à une version définitive d'un texte, se trouve ici déjoué par la démarche poétique qui assure à l'ouvrage une cohérence :

Reconstruire Violette Leduc, tel que le présent volume s'en donne le projet, nécessite de prendre en compte le mouvement antithétique par lequel la ruine précède l'édifice et la chute menace la reconstruction, mouvement qui donne à la poétique leducienne l'élan et la force évocatrice de la poésie mystique. (p. 15)

2En opérant un retour fécond sur les manuscrits, les contributeurs entendent donc inventorier quelques traits stylistiques et thèmes marquants de l'œuvre, tout autant que donner à l'ensemble de l'œuvre leducienne une cohérence et une unité.

L’œuvre retrouvée

3Dans l'ensemble, les articles réunis composent un panorama relativement complet de l'œuvre de Leduc — exceptions faites de certaines œuvres — vue à travers le prisme de la censure. Mais retrouver l'œuvre suppose également de débusquer, dans les manuscrits, la présence de l'auteure réfléchissant à son œuvre, doutes et incertitudes compris. Les articles de Catherine Viollet et de Mireille Brioude portent sur l'œuvre autobiographique. Le premier, consacré à La Bâtarde, propose une étude des commentaires et « marginalia » (p. 69) apposés par l'auteure sur son texte. Catherine Viollet relève ainsi les questionnements de l'auteure sur l'art de la composition et la véracité de son propos — La Bâtarde inaugure une trilogie autobiographique composée de La Folie en tête et La Chasse à l'amour : « L'œuvre fourmille en outre de réflexions théoriques et critiques envers le geste autobiographique, souvent ressenti par Violette Leduc comme un acte d'exploitation et de trahison d'autrui » (p. 73). L'étude des feuillets fournit une image de Leduc hantée par son rapport au réel, sans cesse en quête d'une forme d'expression qui comblera et gommera la distance qui la sépare du monde. Néanmoins, et c'est un des grands mérites de ce livre, une part non négligeable est ménagée aux interrogations et hypothèses que les contributeurs avancent avec prudence. Mireille Brioude, dans une exploration tâtonnante des derniers feuillets de La Chasse à l'amour, œuvre posthume de Leduc, révèle qu'une « simple erreur de date » (p. 113) change radicalement la réception du livre. En effet, la date finale qui clôture le texte serait 1944 et non 1964, ramenant le lecteur au temps de La Bâtarde. Erreur de transcription ? Choix radical de Simone de Beauvoir qui fut la correctrice et l'éditrice de cet ouvrage posthume ? La question reste posée. Il n'empêche que la mention « changer de page » (p. 120) invite à considérer cette fin comme « une simple clôture temporelle » (ibid.) laissant en suspend les mirages d'une œuvre à venir. Suggestions, conjectures et éventualités s'accommodent de zones d'ombre inévitables. Cependant, le caractère amputé de l'œuvre incombe en partie à son auteure, soucieuse d'apporter des corrections en masse, attentive à « dépouiller » son texte voire à se censurer.

L’art du dépouillement

4Indépendamment de la censure éditoriale — la « guillotine cachée » comme la nomme Leduc (p. 9) —, l'œuvre leducienne a connu maints remaniements et autocorrections, réécritures et modifications diverses. Les contributions de ce collectif s'entendent sur l'élagage systématique et le travail de sape que l'auteure pratique sur ses brouillons, comme si l'édification de cette œuvre-cathédrale s'accompagnait d'un mouvement antithétique de destruction. L'envers de son projet poétique (« devenir un ouvrier maçon », p. 15) serait donc cette « réécriture permanente » (p. 211) que met en avant Olivier Wagner, en prenant pour exemples deux scènes d'évocation, la première concernant le père de l'existentialisme (« L'impossible portrait de Jean-Paul Sartre. Au sujet de quelques feuillets rejetés de La Folie en tête », p. 207–211) et la seconde l'auteure de L'Ère du soupçon (« Les représentations de Nathalie Sarraute dans La Folie en tête : fragilités biographiques et constructions du récit », p. 213–219). Leduc procède alors à des coupes drastiques, souhaitant une description fidèle et réaliste dans le cas de Sartre, cherchant à taire un désir érotique quelque peu refoulé dans le cas de Sarraute. Ces deux articles ont le mérite d'apporter la preuve, irréfutable, d'un art du dépouillement dont Leduc serait à la fois la dépositaire et l'initiatrice. Le dépouillement garantit la véracité du texte et s'apparente à une recherche stylistique. C'est aussi ce que montre le pertinent article de Mireille Brioude, « L'Affamée, du manuscrit à l'œuvre : l'effacement des frontières narratives » (p. 81–99). Cette dernière apporte des remarques d'ordre générique concernant L'Affamée, qui relate la passion de Leduc pour Simone de Beauvoir. En supprimant la date de la rencontre avec la philosophe qui inaugurait le texte initial, Leduc oriente l'attention de son lecteur sur l'évènement de la rencontre, tout en délaissant la forme diariste au profit du genre romanesque. « L'effacement des frontières génériques, lié à la suppression des dates et des indices du récit de rêve, est profondément lié au phénomène d’anonymisation systématique auquel procède l'écrivaine. » (p. 90) Pour dire et avouer cette passion à sens unique, Leduc choisit une poésie mystique, volontiers métaphorique, qui chante d'une manière particulière la femme aimée. Ce choix entraîne nécessairement un glissement énonciatif et la dernière phrase de L'Affamée, « je m'écroulerai comme une cathédrale », devient alors « aimer est difficile, mais l'amour est une grâce » (p. 97–98). La démolition du « je » s'accompagne d'une forme de renaissance. L'isolement et l'abandon de la bâtarde d'Arras (clamés dès la phrase liminaire de son premier livre L'Asphyxie, « Ma mère ne m'a jamais donné la main ») se trouvent rachetés par l'amour pour Beauvoir et d'autres. Composant alors une œuvre au féminin, Violette Leduc s'adresse aux femmes et dialogue avec elles.

La censure au féminin

5L'œuvre de Leduc mit sans aucun doute les éditeurs à rude épreuve en les confrontant à la sexualité féminine et en dénonçant les violences infligées aux femmes par la société. Beauvoir le remarquait et disait des éditeurs : « […] j'ai l'impression que ça les blesse directement en tant que mâles » (p. 140). Dès l'introduction, Anaïs Frantz replace la production de Leduc dans un contexte éditorial et un ensemble critique : « Éditée par Simone de Beauvoir, citée dans Le Deuxième sexe, l'œuvre leducienne s'inscrit dans l'histoire des femmes, des sexualités et des littératures des femmes, et plus précisément dans le tournant des années d'après‑guerre. » (p. 13) L'œuvre amputée de Leduc soulève donc avec force et véhémence des questions jusqu'alors tues. C'est toujours ce que montre l'article d'Anaïs Frantz, « Être femme et écrire en 1945 de L'Affamée à La Folie en tête » (p. 59‑64), dans lequel elle inscrit Leduc dans une longue tradition, de Beauvoir à Despentes. Alexandre Antolin poursuit ce travail de contextualisation dans « Les échanges économico‑sexuels dans Ravages : étude de la scène inédite du taxi » (p. 137‑155), où il revient sur une scène de viol. Soucieux de contextualiser historiquement cette scène, il montre habilement que la censure opérée par Gallimard s'explique par la violence de la scène donnée au lecteur ; mais également par l'intéressante déconstruction qu'opère Leduc des catégories du genre, montrant l'homme vulnérable, « martyrisé » (p. 147) par son crime et de fait abîmé dans sa posture de dominant. Le roman Ravages provoque donc quelques heurts. Le mariage fictif entre Thérèse et Isabelle, initialement intercalé dans ce récit, en est un autre. Cette scène ne consiste pas seulement en une présentation romanesque des amours lesbiennes de Leduc. Elle fonctionne, dans son imaginaire, comme une scène primitive, analysée par Alison Péron (« Isabelle, "encore elle, toujours elle". Étude d'un personnage envahissant et reparaissant », p. 179‑189) comme la répétition du mariage hétérosexuel entre Thérèse et Marc finalement retenu pour l'édition définitive. Ravages n'a pas encore paru sous la forme souhaitée par l'auteure. Le présent volume s'efforce toutefois de corriger les désastres de la censure en offrant au lecteur ces scènes inédites, « dans le taxi » (p. 161‑164) et « le mariage imaginaire de Thérèse et Isabelle » (p. 191‑193), transcrites par Anaïs Frantz.

6Encouragée par Beauvoir sur des voies transgressives, Leduc rédige une œuvre dénonciatrice. Les violences sexuelles traversent l'œuvre de part en part, comme l'explique Kaliane Ung dans « Les viols de Violette dans Trésors à prendre et La Chasse à l'amour » (p. 165‑175). Sa propre expérience lui permet, plus généralement, de prendre la parole au nom des femmes, de telle sorte que son œuvre apparaît comme une imposante histoire des femmes et des sexualités. Parfois violente et âpre, cette vision de l'existence possède un formidable contrepoint : les articles journalistiques. Rédigés par Leduc durant la Seconde Guerre mondiale et publiés dans Pour Elles, ils sont adressés à un lectorat féminin par un journal soucieux de « construire le piédestal de la femme au foyer » (p. 22). Présentés par Alexandre Antolin, qui rappelle les circonstances de la venue de Leduc à l'écriture, ces articles dévoilent une originalité de style et une variété de ton, tout comme ils laissent entrevoir les prémices de l'œuvre à venir. À ce titre, « Devenir une femme » (p. 43‑44) annonce la figure de la grand‑mère dans L'Asphyxie ; « La vie commence à 39 ans » (p. 36‑43) présente l'intérêt de Leduc pour la mode vestimentaire, artifice efficace dont se pare celle qui restera, sa vie durant, obsédée par sa laideur.


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7En définitive, Violette Leduc. Genèse d'une œuvre censurée présente des qualités indéniables, qui résultent en partie d'une grande érudition critique. La très belle et importante iconographie, reproductions de manuscrits et photographies comprises, enrichit l'ouvrage et lui donne une qualité formelle irréprochable. Quelques réserves, qui n'enlèvent rien à l'intérêt de cette lecture, peuvent être toutefois émises. On aurait pu s'attendre à une étude plus précise des articles journalistiques qui composent une constellation toute neuve dans l'univers leducien. Quelques synthèses à ce sujet, et quelques mises en perspective avec le reste de l'œuvre, seraient les bienvenues. De même, les analyses déjà foisonnantes auraient pu ménager une place plus importante à l'appareil critique et aux récentes études sur le genre ; ces dernières fourniraient, peut-être, des outils conceptuels solides pour replacer Violette Leduc dans une histoire. À ce titre, l'ouvrage mesure avec justesse l'influence et l'implication de Simone de Beauvoir dans la vie et l'œuvre de sa protégée. En revanche, il est fait peu de cas de l'incroyable réseau de sociabilité dans lequel se situe cette « sentinelle » des lettres, parfois isolée et coupée d'un ensemble d'auteur·es qu'elle cherche à aborder. En dépit de ces minces réserves, il n'empêche que le volume offre des remarques fondamentales pour comprendre l'œuvre de Leduc. La bâtarde d'Arras, autrement affublée du surnom « the ugly woman » par Beauvoir, n'aura gagné son public que tardivement, en 1964, grâce notamment au succès retentissant de La Bâtarde. Désormais rachetée par les nombreux travaux des leduciens, réorganisée en un tout cohérent, l'œuvre apparaît dense, complexe et, en un sens, « toute neuve ».

81 Catherine Viollet (dir.), Genèse textuelle, identités sexuelles, Tusson, Du Lérot, 1997 ; Catherine Violet et Philippe Lejeune (dir.), Genèses du « je », Paris, CNRS, 2000 ; Mireille Brioude, Anaïs Frantz, Alison Péron (dir.), Lire Violette Leduc aujourd'hui, PUL, coll. « Des deux sexes et autres », 2017.