Acta fabula
ISSN 2115-8037

2006
Printemps 2006 (volume 7, numéro 1)
Dominique Raymond

Je me souviens de Bernard Magné

De Perec etc., derechef. Textes, lettres, règles & sens, Mélanges offerts à Bernard Magné recueillis et présentés par Éric Beaumatin et Mireille Ribière, Paris, Joseph K, 2005, 393 p.

1Comment parler de l’auteur oulipien Georges Perec sans parler du critique Bernard Magné? Frères d’œuvres, l’un a fréquenté de façon quasi quotidienne les textes de l’autre et a ainsi fait émerger une critique dite matérialiste, nantie de notions opératoires pour tout analyste. De Perec etc., derechef est un moyen de rendre hommage à ce legs de B. Magné.

2La première partie, « De Magné », regroupe des pastiches perecquiens relatant les principaux goûts du critique littéraire, les moments forts de sa vie et les souvenirs mémorables des responsables de ces mélanges, Beaumatin et Ribière, qui l’ont côtoyé. Une imposante bibliographie des travaux de Magné clôt ce segment.

3La seconde partie, « De Perec etc. », nettement plus volumineuse puisqu’elle compte plus de 35 signataires, apparaissant en ordre alphabétique, rend justice au terme employé dans le sous-titre : tous ces articles forment un mélange foisonnant, un florilège de créations évidemment contraintes et d’analyses psychanalytiques, formalistes ou sémiotiques, comparatistes et visuelles. Impression de fourre-tout, certes, mais le fantôme de Georges Perec, quand il n’est pas directement invoqué, constitue le fil d’Ariane, la force cohésive de l’ensemble.  

4Quelques créations parsèment le volume. Commençons par le commencement,  avec la Genèse. L’oulipien Marcel Bénabou a utilisé la contrainte de la transduction pour remplacer le lexique de ce texte par celui de la cuisine. Guy Lelong donne à lire un texte suivant une contrainte, celle d’utiliser les quatre figures du syllogisme, qu’il a composé en fonction d’un très jeune public. Le record du plus long palindrome de Perec a certainement inspiré Vincent Bouchot. Ses rendez-vous palindromiques prouvent le caractère transposable dans d’autres arts de certaines contraintes; en l’occurrence, dans le domaine musical. Trois autres articles préparent la transition entre la création et l’étude théorique. On accède d’abord à celui de Daniel Bilous, où l’acrostiche du nom Bernard Magné sert de prétexte au questionnement sur l’absence de pastiche du style perecquien. Puis, on lit la fable de Vincent Colonna, qui relate une possible origine de l’autofiction, ce genre mal-aimé aux multiples définitions. La fabulation de soi constituerait une force primordiale du texte, au même titre que l’intertextualité ou la mimesis. Enfin, à cause du ludisme des textes perecquiens du même genre (« Roussel et Venise »), on questionne le fondement des propos d’Adalbert Ripotois. Le doute survient parce qu’il dérange l’ordre alphabétique des signataires et que Jean Wirtz signe une page commémorative de ce docteur en médecine, la seule du collectif.  Surtout, le contenu laisse perplexe : on aurait retrouvé une note inédite de Ferdinand de Saussure sur une partie d’un texte scientifique anonyme au sujet d’une tribu d’indigènes au nom imprononçable. Ils utiliseraient un moyen de communication pour le moins insolite : les flatulences.

5Le simulacre est aussi à la base de l’article de Dominique Bertelli : à l’annonce radiophonique d’une lettre d’Isidro Paredes envoyée à André Breton, on part à la recherche de cet écrivain peu enclin aux méthodes surréalistes. On revient bredouille et on conclut au canular. Plus tard, on découvre des photos dont le propriétaire se nomme Isidro Espadre. Edgar Bremann, qui connaissait l’histoire, voit les photos et reprend l’enquête après 32 ans. Il trouve Recuerdos de Humos, un livre sur l’art du cigare. Encore aujourd’hui, voilà tout ce qu’on sait d’Isidro. Philippe Lejeune nous fait aussi connaître un nouvel auteur : Pierre Hyacinthe Azaïs.  Celui-ci a tenu un journal-anniversaire de 366 liasses qu’on peut rapprocher des Lieux de Perec. On suit le parcours de Lejeune qui décrit le volume et cite beaucoup d’extraits, pour enfin constater qu’Azaïs élabore une véritable théorie du journal-œuvre.

6Quatre auteurs situent leurs propos dans une perspective plutôt psychanalytique. Pierrette Malgouyres s’attarde au genre du substantif « équivoque », aujourd’hui féminin mais autrefois masculin et même épicène. Cette mutation s’explique par la psychanalyse lacanienne. De même, Pierre Bruno se réfère à Lacan pour décrire et cerner la « chose clinique » en partant des « Lieux d’une ruse » de Georges Perec. Ce dernier, en tant que sujet écrivain, intéresse aussi Rabâa Ben Achour-Abdelkéfi. Dans La Disparition, les corps disparaissent autant que la lettre E; seuls les objets, les documents d’archive restent. Le roman révèle ainsi la reconstitution du sujet dans et par le texte. On assiste à la métamorphose du corps en blessure – image de la crise identitaire provoquée par le manque – et de la blessure en trace – engendrement de l’écrivain par le recours à l’intertextualité. Cet aspect formel intimement lié au pôle autobiographique de Perec rejoint le propos de l’article de Régine Robin. Cette cohésion entre l’oulipien et le juif se traduit entre autres par une triple fragilité : celle des repères, de l’espace et du temps.

7On le voit, le sujet et la forme entretiennent un lien beaucoup moins ténu qu’on pourrait le croire; Jan Baetens le met évidence dans son étude sur le rythme en poésie, qui tend vers un amalgame du corps au texte. Le pas du marcheur, la chronométrie et les réglages artificiels exemplifient cette coordination, comme la poésie de Vincent Tholomé, où le texte sert à faire travailler la matérialité du corps contre l’idéologie du langage. Quant à Jacques Jouet, il s’interroge sur le fait que Leiris, Caradec et Le Brun ont tous trois ont dit de Raymond Roussel qu’il « écri[t] de la prose en vers ». Après analyse, on remarque que le vers roussellien est moins prosaïque que le vers classique et qu’il s’agit plutôt d’une contamination sémantique sur le terrain formel. Du vers on passe à la phrase, avec Cécile De Bary. Sur un corpus de phrases perecquiennes, elle relève quelques tendances stylistiques propres, même si elles sont parfois contrariées par les effets de la contrainte : dynamique expansive (mises en série), parallélismes, répétitions. La phrase constitue l’élément essentiel du procédé primitif de Raymond Roussel, qui consiste à en prendre deux, pratiquement identiques, de les placer en incipit et excipit et de remplir l’espace du moins de texte possible, tout en restant vraisemblable et cohérent. Pour y arriver, Hermès Salceda constate que l’auteur use du dédoublement : mise en abyme, métalepse, analepse, représentation au sein de la fiction, thématique. On sait aussi que chez Perec, certains nombres sont des embrayeurs fictionnels; c’est le cas du 11. Marc Parayre creuse deux épisodes de La Disparition, le récit des 6 meurtres et les 5 façons de tuer Savorgnan, pour montrer que l’importance accordée aux lettres est mise en évidence : elles conditionnent l’élaboration de la fiction. Le nombre passe le relais au nom chez Jean-François Jeandillou. Il s’attarde aux divers pseudonymes utilisés par Brabbant dans Les Derniers Jours de Queneau. S’ils sont cités clairement dans le Dictionnaire des personnages de Raymond Queneau de Pierre David, l’attribution n’est pas si nette dans le roman puisque le protagoniste s’affuble d’un nom selon la circonstance. Le Tramway de Claude Simon permet à Michel Bertrand de montrer que certes, les pôles de la naissance et de la mort sont constitutifs de l’écriture simonienne, mais ils sont surtout reliés par d’importantes machines génératrices qui font surgir l’image :  l’autobiographie, l’intertextualité restreinte et l’intertextualité générale.

8Avec Jean-Luc Joly on retourne aux Choses de Perec, lequel roman présente un projet esthétique de la totalité. Cette ambition totalisante à l’image de la volonté réaliste s’avère utopique; elle échappe à l’auteur et la part du manque chaperonnera toute son œuvre. Cependant, on ne peut plus considérer l’écriture perecquienne uniquement par la négative, comme une écriture du vide; elle est remplie par la trace, la marque, la présence et la saturation. Le réalisme auquel tient l’oulipien montre son intérêt pour la théorie littéraire. Christelle Reggiani en rend compte et met en parallèle les œuvres et les principes tenus par Perec. Ceux-ci ont d’abord été définis dans La Littérature sémo-définitionnelle et Les Choses, puis, utilisés comme constitutifs du discours littéraire de ses autres fictions. Le pendant plus théorique de ces mélanges culmine avec le texte datant de 1983 d’Albert Ayme, en réponse à Jean Ricardou qui, au colloque de Cerisy-La-Salle de 1982, avait proposé une quatrième occurrence au Paradigme, une peinture produite par un agencement de trois occurrences. Ayme constate l’outrance théorique de ce bouleversement dans la tripartition des éléments de même qu’une impossibilité technique.

9On constate avec étonnement que Roland Barthes, une figure marquante pour Perec, ne s’est jamais penché sur les œuvres de l’écrivain, malgré leurs rencontres, leur correspondance et leurs publications simultanées. Mireille Ribière explique cette situation en faisant ressortir les clivages entre les deux : la conception du texte, le réalisme, la narration. On est tout autant étonné da la maigre part accordée à autre maître à penser de Georges Perec, Raymond Roussel. À part quelques implicitations, seul l’article « Roussel et Venise » inclut significativement l’œuvre de cet auteur dans l’ensemble perecquien. Pierre Bazantay analyse cette relation selon le type de révélation des contraintes et selon l’article paru dans le numéro de L’Arc consacré à Roussel. Comme Jeandillou, Nicole Biagioli s’intéresse aux noms, ceux de Perec et Scarron, deux auteurs à métalepse patronymique. S’appuyant sur la notion d’æncrage de Bernard Magné, elle analyse leur  parcours scriptural, où le corps morcelé disparaît et s’efface devant le nom. Le comparatisme de Maria-Eduarda Keating se situe sur le plan de la traduction. Les textes oulipiens présentent de stimulants défis pour les traducteurs, car ils font émerger les enjeux de ce travail : négocier entre l’appropriation, la transposition et l’imitation. C’est sous cet angle que la critique observe trois traductions de La Disparition et deux de La Vie mode d’emploi. Finalement, Bernard Nganga critique l’approche comparatiste en général, où l’on force souvent les rapprochements sans en faire une démonstration rigoureuse. Il donne l’exemple des comparaisons entre Zola, Defoe et Ekwensi qu’il corrige et relance sur de nouvelles bases.

10Dans ces mélanges on cherche aussi à attirer l’œil de multiples façons. Directement d’abord, avec la présence d’une reproduction d’une lithographie du regretté Jacques Poli. Quant à Patrice Hamel, il donne à voir certaines pièces de ses Répliques tout en lançant quelques pistes théoriques à explorer. S’il paraît insolite de faire son propre discours théorique à partir de ses créations, Hamel plaide pour que cette pratique soit de plus en plus populaire chez les artistes. Indirectement ensuite, l’œil du lecteur est convoqué dans l’article d’Antonio Altarriba, qui analyse les fonctions du costume dans les populaires bandes dessinées d’Hergé, Tintin. Chaque personnage, bon ou méchant, utilise plus ou moins le costume pour arriver à ses fins. Dispositif rusé, le masque prouve, entre autres, que l’intelligence surpasse la force brute dans la résolution des conflits. À partir d’un média tout aussi visuel, Daphné Schnitzer revoit la réception du film Récits d’Ellis Island de Georges Perec et Robert Bober. Cette analyse montre dans un premier temps pourquoi il est légitime d’avoir fait le parallèle entre Auschwitz et Ellis Island, puis, dans un deuxième temps, pourquoi c’est un non-sens. Finalement, qu’est-ce que la mode, si ce n’est une perception artificielle de la réalité? Selon Yvonne Goga, c’est un des nombreux constats que Georges Perec fait théoriquement dans 12 regards obliques et pratiquement dans Les Choses.

11Après ce très synthétique compte rendu, où se retrouve Bernard Magné ? On le détecte un peu dans les reprises de ses concepts (métatextualité, implicitation, æcrage), beaucoup dans les articles basés sur ses découvertes (l’important chiffre 11 pour Perec), passionnément dans les nombreuses dédicaces et totalement dans le texte de Christian Cauvin, qui énumère toutes les qualités d’un bon professeur. Son principal exemple : Bernard Magné, un modèle du genre.