Acta fabula
ISSN 2115-8037

2020
Avril 2020 (volume 21, numéro 4)
titre article
Adrien Chapel

Cerner Christian Prigent

Understanding Christian Prigent
Sylvain Santi, Cerner le réel, Christian Prigent à l’œuvre, Lyon : ENS éditions, coll. « Signes », 2019, 364 p., EAN 9791036201875.

1Qu’en est‑il du rôle politique de la littérature, de son rapport à la loi, au mal, à l’hermétisme ou encore au lyrisme ? Comment peut‑on écrire face à l’Histoire et au délitement idéologique de la modernité ? Comment penser l’intégrité d’un auteur, de son style ? Comment assumer sa fidélité à lui-même ? Sylvain Santi nous offre des éléments de réponse précieux dans ce livre consacré au poète Christian Prigent et aux perspectives contemporaines que celui‑ci apporte à ces sujets. L’œuvre de Prigent, que l’on sait pourtant conséquente, a paradoxalement suscité bien peu d’études jusqu’à présent ; du moins aucune qui rivalise avec l’ampleur de celle‑ci. C’est là le premier mérite (et le plus important, sans aucun doute) du livre de S. Santi que de combler cette lacune.

2Le second, et non des moindres, est de reconstituer sans fard le parcours personnel qui a été le sien dans la découverte des textes du poète. Il s’immerge et s’immisce dans les méandres d’une œuvre dont il reconstitue une logique issue de ses propres déambulations et dont il nous offre de goûter au lien intime qui l’unit à elle.

3L’ouvrage se scinde en deux grandes parties. Leur finalité et leur mode de fonctionnement sont très clairement distingués et témoignent de la démarche de l’auteur : la première consiste en une rétrospective globale de l’œuvre et de ses enjeux, de ses problématiques telles que S. Santi les a comprises et organisées, et suit une progression thématique et critique. La seconde poursuit le travail de la première mais si l’objectif de S. Santi est de proposer un approfondissement et un élargissement des topoï identifiés, c’est cette fois pour se focaliser, tour à tour, sur des Lectures d’ouvrages bien spécifiques. Lectures dont l’importance fondamentale ne réside pas tant dans de nouvelles analyses théoriques que dans une tentative pour montrer comment, exemples à l’appui, le « programme » littéraire de Prigent est précisément incarné.

4Cet ouvrage est un hommage autant qu’une analyse, une étude précieuse pour les lecteurs aguerris de Prigent aussi bien qu’une entrée en matière particulièrement agréable et féconde à l’une des œuvres littéraires majeures de notre temps. La maîtrise de son orchestration permet une lecture aisée : le principe de renvoi aux textes de Prigent est parfaitement explicité, les promesses de lecture clairement exposées en introduction et scrupuleusement respectées.

Lucrèce

5L’essai s’ouvre sur l’analyse du long poème « Lucrèce à la fenêtre », duquel S. Santi me semble extraire deux dynamiques phares chez Prigent : la permanence d’une antinomie, de paradoxes omniprésents chez le poète, d’une part ; d’autre part et par corollaire, une démarche toujours dialectique. Ces deux dynamiques donnent naissance à une figure poétique : Lucrèce, que S. Santi érige lui‑même en figure tutélaire, présidant autant à l’œuvre du poète qu’à sa propre analyse (dont la première partie se nomme « Lucrèce aux avant‑gardes »).

6Cette influence est explicitée en introduction : c’est la lecture de ce poème qui est à l’origine de l’étude de S. Santi, tant s’y trouvent parfaitement condensés à la fois « le programme et le bilan » (p. 23) littéraires de Prigent. Présenté comme un « dispositif » (p. 24), c’est bien en effet une incarnation que sa composition singulière propose, une manière dans le poème de se confronter à tous les enjeux qui parcourent l’œuvre du poète et surtout de dire son propre positionnement : la question de l’écriture et de la littérature n’est pas de prendre un parti, de se rallier à un camp – par exemple dans l’opposition, savamment relatée dans cet essai, entre la littérature du bien et celle du mal. Tout au contraire, son enjeu est de proposer une tentative de saisie d’un « réel » qui évolue sans cesse sans pour autant changer fondamentalement. C’est une approche de la nature des choses, des mouvements, des sensations dont il s’agit de capter, à chaque époque et avec les moyens qui nous sont propres, la réactualisation.

7Sous l’égide de cette fondation ontologique, dont l’antinomie et le paradoxe sont les porte‑paroles permanents, seront alors possibles l’évocation et le brassage des axes majeurs de la poétique de Prigent : une certaine conception de la politique et de l’Histoire, la revendication d’un certain hermétisme littéraire, le rapport singulier aux « anciens » et aux « modernes », la vision du sujet lyrique et de l’engagement. Lucrèce représente cette figure multiple et foisonnante, symbole du temps passé, présent et à venir. À ce titre il incarne le regard que pose Prigent sur l’héritage, sur la manière de s’approprier les « anciens » et d’assumer l’écriture comme une perpétuelle réécriture ; sur le temps passé à se défaire d’une emprise paternelle intellectuelle et politique oppressante, entre identification, rejet radical puis appropriation. Lucrèce est ce philosophe accompli de la poésie auquel Prigent à la fois s’identifie et s’adresse, qui porte en lui toutes ces contradictions et dont la brillante lecture de S. Santi nous montre qu’elles témoignent surtout d’une dialectique omniprésente dans l’œuvre du poète. Elles manifestent en effet un profond désir de rupture avec tout type de linéarité pour mieux approfondir la conscience de sa propre historicité et des événements politiques de son temps, afin d’y ancrer son œuvre sans jamais s’y soumettre.

8L’adéquation de ce symbole avec la dynamique d’ensemble de l’œuvre de Prigent est telle que les autres chapitres de cette première partie seront placés sous l’égide d’une citation extraite de « Lucrèce à la fenêtre ». Ils peuvent à ce titre être considérés comme des variations successives sur chacun de ces éléments phares ; variations proposant, textes théoriques et critiques à l’appui, aussi bien une « flânerie » (p. 23) qu’une progression logique pour saisir l’imparable cohérence, à la fois de l’œuvre et du parcours biographique qui la constitue.

9De cette étude liminaire surgit ainsi le parcours que S. Santi nous propose, fruit d’une association entre ces fragments distillés de « Lucrèce » et de lectures auxquelles il nous convie, construit comme un témoignage de sa propre déambulation dans l’œuvre du poète et selon une progression logique qu’il résume lui‑même parfaitement dans son introduction.

10C’est à partir de l’influence paternelle et du communisme (dont la préface de Michel Surya propose d’ailleurs un commentaire important) que Prigent construit progressivement son rapport à l’histoire et à la politique. Avec la fin de la guerre froide se formalise la critique d’une modernité policée qui clôt le sujet, l’« assujettit » (p. 149), et rend particulièrement difficile l’engagement littéraire. Ce dernier demande au contraire de rester « souverain » selon le terme de Bataille (le chapitre 4 et une large part du chapitre 5 détaillent cette notion) et conduit à repenser la littérature en termes de résistance civique. Le lyrisme tel que le refonde Prigent doit alors être l’incarnation de cette résistance, « dans un style » qui soit une « expérimentation » (p. 167), à la fois modeste, « pudique » (p. 165), et se revendiquant de ce qui constitue notre expérience du monde face au réel, notre « processus de subjectivation » (p. 171). Ceci a pour vocation d’aboutir à l’affirmation d’une voix authentique, d’un style donc, dont la plus belle marque d’existence serait d’être « cabré » (p. 179), brandi envers et contre tout, surtout contre « l’indifférencié » (p. 180) dont le voile recouvre la chose politique.

11De belles analyses concluent cette première partie sur certains des auteurs ayant sensiblement influencé Prigent, Ponge et Beckett en particulier.

Aux prises avec le réel

12Dans la deuxième partie de l’ouvrage les « Lectures » de S. Santi (comme il les nomme lui‑même) consistent à montrer comment s’actualise chez Prigent ce « programme » littéraire dont la première partie a fait l’exposition. Cela nous permet par là même de mieux saisir le titre de l’essai : Cerner le réel.

13Les deux enjeux de cette partie sont la dimension pédagogique de l’œuvre de Prigent et l’écriture de la sensation : deux enjeux dont il est intéressant de constater qu’ils répondent précisément à deux éléments du « programme ». Le premier consiste à éduquer, ce qui est une des missions civiques assignées au poète au chapitre 4 ; le second à toucher « au plus juste », selon l’assertion du titre et de tout le développement du chapitre 5.

14Ce sont donc deux temps qui structurent cette seconde partie, chacun traitant l’une de ces dimensions.

15La première analyse est consacrée à Ce qui fait tenir et met en avant l’association prose / poésie en tant qu’elle permet, au sein d’un même texte, de développer un constant dialogue entre raison (prose) et sensation (poésie) : les vertus pédagogiques de ce dialogue pour le lecteur font ainsi écho à un enjeu déjà abordé dans la première partie. Le cas de Ce qui fait tenir est particulièrement intéressant pour S. Santi car il propose la réunion, en un même livre, de ce que Prigent fait par ailleurs séparément dans son œuvre : confronter ces deux manières d’écrire et de penser afin de montrer comment elles se nourrissent et se complètent, en réalisant dans la poésie les principes poétiques énoncés dans la prose.

16Le second temps de cette deuxième partie se concentre quant à lui sur la manière de dire la sensation, de « toucher verbalement le réel du corps » (p. 261) qui nécessairement échappe, ou résiste, en particulier à travers l’analyse d’extraits de recueils comme Commencement, Écrits au couteau ou encore Presque tout. Ces analyses s’intéressent entre autres aux dispositifs singuliers composant les passages consacrés à la peinture, qui peuvent donner lieu à une « capacité renouvelée de voir » (p. 261).

17Au‑delà des dispositifs et des finalités propres à chacun de ces temps, toutes les analyses ont pour dénominateur commun la question de l’accessibilité du réel par le langage et l’échec auquel cette entreprise conduit systématiquement. On est fasciné de suivre pas à pas S. Santi, à travers une lecture très rigoureuse et une attention à déceler toutes les subtilités et les tensions au sein même des textes, nous montrer comment ces derniers tentent de s’extirper de cette impasse.

18Car enfin, ce réel qui « résiste » à la langue, peut‑on le nommer ? Si la réponse est définitivement négative, sans doute est‑ce parce que nous persistons dans une mauvaise direction.

19Du réel, si l’on n’en peut rien dire, peut‑on au moins dire qu’on ne peut rien en dire. D’où l’importance de cerner ce qu’il recouvre, à défaut de le nommer. Cette impossibilité du dire et le paradoxe auquel elle conduit, qui est pourtant annoncé comme point nodal de la pensée de Prigent et décliné à plusieurs reprises en première partie, est plus encore palpable lorsque S. Santi nous entraîne aux prises avec ces textes, eux‑mêmes aux prises avec le réel.

20Tenter de mesurer le réel, c’est tenter de « nommer le sans-nom », selon l’expression de Prigent cité par S. Santi (p. 219) ; c’est se confronter à un « voir » qui nous éblouirait, mais qui pareil à la lumière au sortir de la Caverne platonicienne ou celle que Paul rencontre vers Damas, provoquerait « un éblouissement qui refonde la vue » (p. 239).

21À travers son propre dispositif et ses propres enjeux, c’est alors à chacun des textes de proposer sa solution.

22Dans Ce qui fait tenir, par exemple, c’est à travers la distinction entre le cadre (la prose explicative, le savoir) et le creux, le trou (la poésie, ce que l’on éprouve) que l’on peut faire apparaître ce qui gît précisément sous le trou : la beauté, que le dispositif pédagogique veut précisément apprendre à sentir, à percevoir comme la présence d’un « il y a » dont on sait qu’il est « impossible à figurer ou prononcer » (p. 224). C’est alors par « l’emphase » (p. 239), qui correspond aux « conditions de l’excès » hors de soi-même (p. 239), que l’on peut seulement espérer y parvenir, tout en faisant « le constat d’une impossibilité dont on relance ardemment le désir » (p. 240).

23Par ailleurs, dans Commencement, dont l’étude est la dernière de l’ouvrage, S. Santi montre très bien comment la langue de Prigent met en scène toutes les tergiversations de l’avènement du moi, de son indétermination. Les mots violents, crus, les images « morbides » (p. 332) telles que « l’écorchure » (p. 330), sont les outils que le poète utilise pour représenter l’expérience de la naissance dans l’écriture ; pour exprimer cette sensation de casser le dehors, « la peau » (p. 330), afin de laisser sortir le dedans, c’est‑à‑dire le fait de s’arracher à soi pour « faire venir (un peu de) soi » (p. 330). Ainsi sommes‑nous condamnés à vivre le drame que jouent le corps et le Je lors de leur confrontation au réel et, simplement, à tenter. « Écrire c’est commencer, toujours recommencer » (p. 332), c’est « trancher » (p. 334), opérer une sortie déchirante, une naissance dans la douleur pour peut‑être un jour, justement, « occuper un nouveau lieu où dire je » (p. 330).

Dévoiler Christian Prigent, Sylvain Santi pédagogue

24Un dernier mot, pour finir, sur la méthode de S. Santi dans cet ouvrage et sur la mise en abîme étonnante qu’il propose.

25Il est très agréable de constater au cours de la lecture que l’auteur prend un soin tout particulier à expliquer ses démarches et à mettre à l’aise son lecteur, à le prendre par la main pour le rassurer. À la fois au sujet des textes de Prigent auxquels il convie, et dont il confesse parfois qu’ils sont ardus, et par rapport à son propre propos, adoptant une attitude pédagogique qui n’est pas dénuée de connivence avec celle qu’il explique chez Prigent, dans Ce qui fait tenir.

26En effet, si le cadre, la finalité et les enjeux de l’ouvrage sont présentés dès le début et régulièrement rappelés tout au long du texte, cela n’altère en rien l’impression de découverte permanente. L’impression d’être comme guidé et d’assister, complice, à une déambulation intime dans l’œuvre du poète. Exception faite de ces moments de cadrage, la pensée de S. Santi nous apparaît constamment en train d’advenir, dévoilant son processus de réflexion. Cela est particulièrement notable dans les études d’œuvres intégrales, en deuxième partie, où l’on est conduit à découvrir les ouvrages analysés dans leur cohérence intrinsèque. Les textes nous sont expliqués dans le même ordre que celui du livre dont ils sont issus, selon une mise en scène qui dévoile savamment la nécessité de leur progression, afin non seulement d’en montrer les enjeux mais de faire naître le besoin de poursuivre avec le passage suivant. Plus encore, S. Santi met en évidence les échos réciproques de ses textes et de ceux de Prigent. Comme on l’a dit, la dynamique de renvoi de la deuxième à la première partie en constitue un exemple et représente, dans le cadre d’un tel ouvrage de recherche, un dispositif analogue à celui associant prose et poésie (dans le sens « théorie » et « faire ») dans Ce qui fait tenir.

27Il semble ainsi que S. Santi fasse sienne l’injonction de Prigent d’apprendre à ses lecteurs à lire les textes « l’un avec l’autre » (selon le titre d’une section du chapitre 7) et de les inviter à « faire retour sur le texte liminaire et en approfondir la portée » (p. 224).


***

28Sous la forme d’une invitation au lecteur à suivre son propre itinéraire alors qu’il suit lui­même celui de Prigent, Sylvain Santi confère ainsi à son propos une dimension didactique que le lecteur décèlera aisément et qui, dans une certaine mesure, le dévoile lui aussi à l’œuvre. En effet, de l’analyse de « Lucrèce » aux lectures de la deuxième partie, tout l’essai est encadré, introduit et conclu par des analyses de textes qui permettent, de manière active, d’envisager ce qu’est l’œuvre du poète, proposant des illustrations concrètes de son développement théorique. En somme, le travail foisonnant de S. Santi aborde Prigent d’une manière analogue à celle dont le poète aborde le réel : il le cerne.

29Cette étude, au fond, a l’allure d’une belle rencontre et d’une symbiose, dans la mesure où S. Santi acquiesce à Prigent et lui rend hommage. Au hasard de son analyse, il n’hésite pas à faire part de ses impressions et ne dissimule pas son admiration pour le poète, faisant de la quête du réel dans le langage le nerf de l’activité poétique. L’analyse est d’autant plus remarquable que S. Santi réussit à manifester sa fascination devant l’exigence de lecture demandée tout en assumant à la fois l’accompagnement et la responsabilisation que proposent et imposent la littérature de Prigent.