Acta fabula
ISSN 2115-8037

2020
Mars 2020 (volume 21, numéro 3)
titre article
Jessica Rushton

Désirer, désobéir & rester un sujet visible ?

Desire, disobey and remain a visible subject?
Georges Didi-Huberman, Désirer désobéir. Ce qui nous soulève, 1, Paris : Éditions de Minuit, 2019, 688 p., EAN 9782707345226.

1« Soulever le monde : il faut des gestes, il faut des désirs, il faut des profondeurs pour cela » (p. 25) explique Georges Didi‑Huberman dans Désirer désobéir. Dans le sillage de l’exposition Soulèvements de 2016, l’historien de l’art a compilé une série d’articles pour composer « un essai de phénoménologie et d’anthropologie – voire une poétique » (texte de présentation) qui trace la représentation du soulèvement à travers l’histoire. Ce premier tome ambitieux présente de nombreux exemples de soulèvements dans la politique, la philosophie, l’art, la littérature et explique que « les soulèvements surgissent des psychismes humains comme des gestes » (p. 31). Pour G. Didi‑Huberman, on doit ces gestes à des forces intérieures « qui, anthropologiquement parlant, les rendent sensibles, les véhiculent, les orientent, les mettent en œuvre, les rendent plastiques ou résistantes » (p. 31). On ne se rend pas toujours compte de la production de ces gestes corporels, qui deviennent l’expression d’une sorte de révolte intérieure. Or, si l’on se concentre sur le processus intérieur du soulèvement par rapport au désir, on pourrait ajouter à la thèse de G. Didi‑Huberman que ce sont également les forces extérieures qui mettent l’être humain sous pression et le forcent à se révolter.

Les forces intérieures & extérieures

2Au début de ce premier tome, G. Didi‑Huberman lance la discussion en affirmant que le processus de soulèvement se passe intérieurement : « Des forces qui ne nous sont pas extérieures ou imposées : forces involuées dans tout ce qui nous regarde le plus essentiellement » (p. 9). À première vue, on pourrait penser que G. Didi‑Huberman ne tient pas compte du fait que les forces intérieures qui nous soulèvent viennent premièrement d’une situation oppressive dans le monde extérieur. Dans sa recension du texte de G. Didi‑Huberman, intitulée « Le soulèvement n’est pas qu’un geste », Zoé Carle souligne les limites de cette approche :

[…] avant d’être des gestes ou des formes corporelles, les soulèvements sont des réactions à des situations d’oppression, de domination, à des entreprises de destruction et de négation de droits politiques et sociaux, des résultats de rapports de force politique, produits au sein de mondes sociaux. Tout cela disparaît comme par enchantement des analyses de Didi‑Huberman1.

3Or, bien qu’il ne soit pas explicite à ce sujet, G. Didi‑Huberman développe l’idée que quand un peuple se soulève, il « part toujours d’une situation d’impouvoir. Se soulever serait alors le geste par lequel les sujets de l’impouvoir font advenir en eux, ou survenir, ou revenir, quelque chose comme une puissance » (p. 48). Dans le chapitre 9, G. Didi-Huberman utilise l’exemple de la Révolution française pour décrire cette notion d’impuissance à partir d’une situation oppressive. Pour G. Didi‑Huberman, ces forces intérieures sont transformées en gestes par le désir, et ce désir est celui de la liberté, de l’émancipation. Bien que G. Didi‑Huberman n’ait pas discuté en détail les multiples formes d’oppressions et les différentes forces intérieures auxquelles elles donnent lieu, il est conscient des conditions accablantes qui sont nécessaires pour produire un soulèvement. Plutôt que de discuter les circonstances extérieures qui poussent au soulèvement, l’ouvrage interroge la manière dont le désir provoque intérieurement le soulèvement. Selon G. Didi‑Huberman, la désobéissance n’est pas seulement une façon de rejeter quelque chose, mais aussi une façon d’accomplir un désir : « dire oui à autre chose » (p. 138). Dans le chapitre 11, il discute L’Homme révolté d’Albert Camus et la façon dont « un homme révolté est, avant tout, l’homme qui dit oui à un désir, celui de “faire volte‑face” » (p. 60). Se soulever est donc agir d’une autre manière, contre ce que le monde croit mais en même temps en accord avec un désir personnel.

Désirer, c’est se soulever

4Désirer, comme l’exprime le titre du livre, est donc une forme essentielle de soulèvement chez G. Didi-Huberman, qui pose la question suivante : « Ne pourrait‑on dire que le soulèvement “nous mène dans l’avenir” par la puissance même des désirs qu’il réalise ? » Pour discuter de cette puissance du désir, G. Didi‑Huberman s’appuie sur La Phénoménologie de l’esprit de Hegel et la conscience de soi dans la relation maître‑esclave (chap. 14, « Désir, lutte, domination reconnaissance »). Chez Hegel, le désir est un désir de reconnaissance et celle‑ci lance le désir dans une lutte à la vie et à la mort. La puissance du désir est donc dans un rapport de domination et de servitude : le maître se définit par la domination de l’Autre (le serviteur, l’esclave) et celui‑ci se définit par sa propre servitude. G. Didi‑Huberman souligne que dans cette dialectique il y a un moment de « reconnaissance » où une conscience supprime celle de l’Autre et où, par conséquent, l’un existe et se définit par rapport à l’autre : « d’êtrepourl’autre » (p. 80). Malgré la discussion sur les soulèvements et la désobéissance dans les chapitres précédents, ce chapitre ne fait pas la connexion entre la théorie de Hegel et celle de la révolte. Le chapitre examine les moments de puissance et de pouvoir du désir dans ce rapport de domination et de servitude, et il résume aussi la réception de Hegel chez Kojève, Bataille, Lacan et Honneth, d’une manière qui n’est pas sans rappeler le livre de Judith Butler, Subjects of Desire: Hegelian Reflections in Twentieth‑Century France (1987). Rappelons cependant que le rapport entre « domination et servitude » de Hegel construit un rapport de dépendance entre les deux consciences à travers la peur de la violence et de la révolte. Pour se définir comme dominant, le maître suppose que le serviteur ne se révoltera pas. C’est‑à‑dire qu’il a peur que le serviteur ne se soulève contre sa position d’infériorité ; ce que Hegel décrit comme « sa dépendance à l’égard d’un être‑là déterminé2 ». Le serviteur a également peur que le maître n’utilise la violence, ou porte atteinte à sa vie, et reste donc dans sa position d’opprimé. Hegel note donc que la servitude « a éprouvé l'angoisse au sujet de l’intégralité de son essence, car elle a ressenti la peur de la mort, le maître absolu3 ». En conséquence, les deux êtres restent dans cette dialectique de domination et de servitude par la crainte de soulèvements.

5Or, la servitude, selon Hegel, « c’est par la médiation du travail qu’elle vient à soi‑même4 ». Le serviteur répond aux désirs du maître (issus de de la peur de la violence), mais se donne un sens de la liberté, une conscience de soi, en travaillant. Hegel note que

[s]ans l’activité formatrice, la peur reste intérieure et muette, et la conscience ne devient pas conscience pour elle‑même. […] le travail forme. Le rapport négatif à l’objet devient forme de cet objet même, il devient quelque chose de permanent, puisque justement, à l’égard du travailleur, l’objet a une indépendance. Ce moyen négatif, ou l’opération formatrice, est en même temps la singularité ou le pur être‑pour‑soi de la conscience. Cet être‑pour‑soi, dans le travail, s’extériorise lui‑même et passe dans l’élément de la permanence ; la conscience travaillante en vient ainsi à l’intuition de l’être indépendant, comme intuition de soi‑même5.

6L’expérience physique du travail révèle une forme de liberté : le serviteur appartient au monde des objets auquel le maître se refuse. Les objets ou les services que le serviteur crée par son travail permettent au serviteur de triompher comme sujet indépendant. Le maître n’a pas accès à ce monde des objets qu’il considère au-dessous de sa dignité. Mais Hegel note qu’une peur spécifique est nécessaire pour cette formation de l’indépendance du serviteur :

Si la conscience ne s’est pas trempée dans la peur absolue, mais seulement dans quelque angoisse particulière, alors l’essence négative lui est restée extérieure, sa substance n'a pas été intimement contaminée par elle. Quand tout le contenu de la conscience naturelle n’a pas chancelé, cette conscience appartient encore en soi à l’être déterminé ; alors le sens propre est simplement entêtement, une liberté qui reste encore au sein de la servitude6.

7Le texte de G. Didi-Huberman ne semble pas expliquer cette idée. On peut même ajouter que cet « entêtement » pourrait donner lieu à la révolte simplement parce qu’il faut éprouver une peur absolue pour se livrer à une obéissance complète. En l’absence d’une peur absolue obligeant le sujet à vivre comme un sujet opprimé, il est possible que le serviteur prenne conscience qu’il a la liberté de se révolter. Le livre de J. Butler Subjects of Desire n’a rejeté ni cette idée de désobéissance du serviteur ni celle de soulèvements qui pourraient changer la structure du désir pour le sujet. Elle affirme que « the desire to live, specified as the desire to create the goods to live, cannot become integrated with the desire to be free until he [the bondsman] relinquishes his shackles through disobedience7 ». Il est possible que le désir de se révolter vienne donc du manque de peur, du moins d’une peur puissante. Dans le chapitre 22, G. Didi‑Huberman s’interroge ainsi sur la peur :

Se soulever ? D’abord soulever sa peur, sans doute. La jeter au loin. Voire la jeter directement à la face de celui ou ceux qui tirent leur pouvoir d’organiser nos peurs. La jeter au loin mais, aussi circuler ce geste même. (p. 190)

8On pourrait ajouter que pour projeter la peur en un geste corporel, il faut avoir soit un désir plus grand que la peur, soit une peur qui n’est pas une peur absolue.

9En outre, J. Butler note que les besoins du maître font demeurer le serviteur dans sa position d’infériorité8. On pourrait donc se demander ce qui arrive au serviteur si le maître n’a plus besoin de ses services. Au xxie siècle, cette question nous fait penser aux employeurs et à leurs employés, par exemple aux femmes de ménage ou aux gardiennes, servantes modernes de notre société, qui travaillent pour les besoins de leurs employeurs. Évidemment, si l’employeur n’a plus besoin de leur travail, ces femmes se trouvent sans emploi et perdent par conséquent leur valeur de sujets, comme le serviteur chez Hegel. Une fois brisé le rapport entre maître et esclave, comment se définir ? Existe‑t‑on encore dans la société comme sujet visible si l’on rejette ou refuse ? Voilà pourquoi G. Didi‑Huberman décrit ainsi le soulèvement : « c’est briser une histoire que tout le monde croyait entendue […], c’est rompre la prévisibilité de l’histoire, réfuter la règle qui présidait » (p. 47).

La visibilité de ceux qui refusent

10À la fin du chapitre 14, G. Didi-Huberman discute l’analyse post‑hégélienne d’Axel Honneth, qui se focalise sur la lutte pour la reconnaissance dans la vie des sociétés. G. Didi-Huberman en expose les limites :

Dans cette conflictualité partout observable dans la vie des sociétés, Honneth diagnostiquera avec pertinence ce qu’il nomme les “pathologies de la liberté” – quitte, par ce choix de vocabulaire, à redéfinir ses propres rapports à l’histoire de la Théorie critique comme à celle de la psychanalyse freudienne. Quitte à suggérer qu’on devrait – mais qui est alors ce “on” salvateur – soigner de telles pathologies plutôt que se soulever contre les normes injustes et aberrantes des sociétés ou nous vivons… (p. 84)

11Selon lui, Honneth « laisse la place, pour finir, à une problématique consensuelle de “reconnaissance des normes” destinées à institutionnaliser la liberté sociale » (ibid.). G. Didi‑Huberman a subtilement montré que cette forme de rejet des normes peut être une sorte de révolte. En termes hégéliens, si l’on désire la reconnaissance afin d’être un sujet viable, on constate que ce désir peut seulement aboutir dans le cadre des normes qui régulent le ou les modes d’existence au sein d’une société. G. Didi‑Huberman n’a cependant pas discuté plus en détail la question de la révolte contre les normes sociales injustes. Il a évité d’analyser la question des conséquences du soulèvement contre les normes : qu’arrive‑t‑il au sujet, en termes de visibilité, s’il s’oppose aux normes restrictives qui définissent la notion d’humain dans une société donnée ?

12L’essai de Judith Butler, Undoing Gender (2004), a cependant proposé une théorie ayant trait aux sujets qui ne peuvent pas suivre les normes imposées par la société contemporaine. Pour J. Butler, le problème réside dans le système de reconnaissance sociale : avec leur force de définition, les normes ont un effet sur le désir (et donc sur le désir de reconnaissance) et elles rendent problématique la qualification même de l’humain9. On peut penser aux homosexuels, aux lesbiennes, aux intersexes, aux non‑binaires et aux genderqueers qui existent en dépit des restrictions d’une société qui a imposé les normes hétérosexuelles. Si l’on considère ces êtres humains comme ceux qui choisissent d’agir contre les normes institutionnelles pour vivre leur propre liberté identitaire, on doit aussi réfléchir à leur visibilité. Si, comme G. Didi‑Huberman l’affirme, « la vie humaine est donc bien le désir de liberté » (p. 74), pourquoi les êtres qui se soulèvent contre les normes sociales deviennent‑ils invisibles ? J. Butler a remarqué que ceux qui rejettent ces normes ne sont pas considérés comme de « vrais » êtres humains et risquent d’encourir la violence. Pour J. Butler, la violence contre ces sujets provient d’undésir profond de protéger et de renforcer l’ordre social et la structure des normes en effaçant la visibilité, voire l’existence de ces sujets désignés comme différents10. Les normes utilisées dans le système de reconnaissance définissent la notion de l’humain, et en même temps effacent la visibilité de ceux qui s’en écartent, si bien qu’on ne peut pas se révolter contre ces normes et rester un sujet humain. J. Butler affirme aussi que ces actes de violence sont invisibles parce qu’il n’en existe pas de trace significative dans les médias de masse. Il pourrait être intéressant de poursuivre les réflexions de G. Didi‑Huberman en étudiant plus en détail l’identité des individus qui se soulèvent, et d’analyser s’ils sont perçus comme des êtres humains, ou s’ils sont traités comme des parias à cause de leurs actes de révolte.


***

13Les quarante fragments de Désirer désobéir. Ce qui nous soulève, 1 permettent de découvrir le pouvoir et la puissance de ce que se soulever veut dire, mais le philosophe et historien de l’art a occulté une partie du sujet en ne prenant pas en considération l’identité de ceux qui se révoltent. Ce sera peut-être pour le tome 2. À suivre…