Acta fabula
ISSN 2115-8037

2020
Mars 2020 (volume 21, numéro 3)
titre article
Rafael da Cruz Ireno

La fabrication du poétique : le travail de Jacques Prévert

The making of the poetic: the work of Jacques Prévert
Carole Aurouet & Marianne Simon-Oikawa (dir.), Jacques Prévert, détonations poétiques, Paris : Classiques Garnier, coll. « Les Colloques de Cerisy », 2019, 356 p., EAN 9782406083764.

L’œuvre éclatée de Jacques Prévert

1Comment étudier la poésie d’un homme qui disait justement ne pas être un poète ? Beaucoup reste encore à découvrir sur la vie et l’œuvre de Prévert, dont des pans entiers sont encore peu explorés car éparpillés. Les chercheurs qui s’y consacrent ont coutume de dénoncer cette situation pour, ensuite, annoncer, au début de leurs articles, qu’ils n'aborderont qu'une partie de sa création. C'est là une marque d'honnêteté intellectuelle, face aux dimensions gigantesques de sa production. Créateur protéiforme, Prévert s’est en effet exprimé non seulement à travers des poèmes, mais aussi au cinéma, au théâtre et par le collage. Cette multiplication des formes pose d’ailleurs une difficulté épistémologique, dans la mesure où traditionnellement ces différents genres renvoient à des disciplines qui sont étudiées séparément à l’université. Sur ce point, Andrée Bergens note :

[…] le danger réside surtout dans le fait que Prévert et sa poésie forment un tout vivant, pratiquement indissociable. Essayer d’isoler ses constituants pour les étudier séparément est un jeu périlleux, d’abord parce que ceux-ci n’existent qu’en fonction les uns des autres, ensuite parce que la vie ne se laisse pas réduire en parcelles indépendantes et qu’en procédant ainsi, on risque seulement de la détruire. C’est aussi un jeu arbitraire, car la vie existe en dehors de toute chronologie et il n’y a aucune raison pour que l’on commence avec un élément plutôt qu’avec un autre1.

2Jacques Prévert, détonations poétiques tente justement d’éviter ces écueils, en choisissant une approche multidisciplinaire. Ce recueil de dix-huit textes, dont un inédit de Jean Queval, est le fruit d’un colloque qui s’est tenu du 11 au 18 août 2017, le premier consacré à Prévert au Centre culturel international de Cerisy-la-Salle. Prévert y est envisagé sous différents angles, par des auteurs dont certains sont universitaires, d’autres liés à des institutions comme la Bibliothèque Nationale de France ou le Centre National du Cinéma et de l’Image Animée, certains enfin des acteurs de la vie culturelle.

3Carole Aurouet et Marianne Simon-Oikawa, éditrices scientifiques du volume, ont réussi à associer rigueur universitaire et plaisir de la lecture. Le sérieux académique, dont témoigne l’abondante bibliographie en fin de volume, se conjugue avec une volonté constante de rendre largement accessible l’ensemble des propos, de telle sorte que l’ouvrage est susceptible d'intéresser une grande communauté de lecteurs spécialisés ou débutants. Jacques Prévert, détonations poétiquesconstitue ainsi une initiative importante pour faire découvrir ou redécouvrir l’artiste, pour donner de lui une lecture plus complète et plus juste et, finalement, pour rapprocher l’écrivain de son œuvre, fût‑ce à travers ses contradictions.

La fabrication du poétique

4Le cinéma occupe dans la présente publication une place considérable, ce qui reflète le rôle qu’il a eu dans la vie de Prévert, depuis sa carrière comme dialoguiste abordée ici par Noël Herpe, jusqu’à sa participation dans les animations observée par Roland Carrée ou encore les documentaires appréhendés par Laurent Véray. Ainsi un article de Béatrice de Pastre propose un focus sur le documentaire Prix et Profit (1931), où le jeune Prévert apparaît à l’écran pendant trente secondes, la cigarette à la bouche et entouré de sa bande d’amis. Ce rare document a été présenté par son réalisateur Yves Allégret, lors d’un Congrès de la Fédération Unitaire de l’Enseignement à Bordeaux, comme un « documentaire prolétarien pour les enfants des écoles » (p. 146). Il décrit de façon très didactique l’augmentation du prix des pommes de terre durant leur trajet de la campagne vers la ville, et la manière dont les capitalistes génèrent leurs profits, sans travailler. À la fin du film, on voit un ouvrier marcher jusqu’au producteur et lui serrer la main, suggérant l’élimination des intermédiaires pour résoudre l’injustice sociale. Bien que Prévert n’ait pas écrit ce scénario, on retrouve ici une caractéristique essentielle de son travail, qui dans les années 1930 a pris sa forme la plus aboutie dans les pièces pour le groupe Octobre, mais qui accompagnera toute sa facture poétique : la volonté de diminuer les distances entre les gens et la poésie ainsi qu’entre les mots et les choses.

5Cet aspect capital de l’écriture prévertienne se manifeste, entre autres, dans le choix de traiter du quotidien, puisque l’atmosphère des vers peut être aisément reconnaissable par les lecteurs. La volonté de réduire la distance entre les choses s’observe également dans la multiplication des jeux de mots et les coq-à-l'âne dont fourmille sa poésie. Prévert affirme notamment : « Je n’écris pas sur les oiseaux, je n’écris pas sur une cage, j’écris sur du papier posé sur une table2 ». On ne sera pas étonné de voir Christian Lebrat citer précisément ce vers (p. 270) pour illustrer le matérialisme de l’auteur de Paroles, dans son article sur « Jacques Prévert et le livre d’Art », car la relation du poète avec les arts plastiques rejoint elle aussi cette forme concrète de la création. Dans son enquête sur le rapport avec des peintres, Chr. Lebrat souligne à juste titre un paradoxe : le poète, connu pour être populaire, s’engagea de manière répétée dans des ouvrages de luxe, tirés en un petit nombre d’exemplaires, et très coûteux. Cette contradiction s’atténue, comme l’expliquaient déjà D. Gasiglia-Laster et A. Laster dans leur édition des Œuvres Complètes3, pour deux raisons. D’une part ces ouvrages étaient suivis d’une publication en version de poche, comme l’indique Prévert dans une lettre du 17 juin 1965 à Gaston Gallimard4. D’autre part, l’écrivain considérait le livre d’art comme un travail coopératif, c’est-à-dire qu’il était captivé par le processus de création en groupe, par le dialogue non hiérarchisé entre les domaines artistiques, plus que par le résultat final.

6À nouveau, dans la préface de Souvenir et portrait d’artiste de Ferdinand Mourlot, cité par Chr. Lebrat, Prévert souligne comment ce type spécifique de production s’éloigne du modèle industriel :

Mais il est encore d’autres fabriques, d’autres ateliers, où le cœur est à l’ouvrage puisque le corps n’est pas à la chaîne.

C’est pour cela que Fernand Mourlot raconte sa vie, sa vie d’imprimeur, très simplement.
La simplicité n’est pas donnée à tout le monde, celle de Mourlot c’est le travail, dur, difficile mais beau, qui lui en a fait cadeau [...]5.

7Si Prévert rend hommage à Mourlot, c’est parce que celui-ci s’oppose à la chaîne, la chaîne du poème « L’Effort humain », « la terrifiante chaîne où tout s’enchaîne / la misère le profit le travail la tuerie6 ». Cette fabrication d’un livre d’art impose un autre temps au travail artistique ; elle mobilise peintre, écrivain, éditeur, imprimeur, poète, tous maîtrisant complètement leurs métiers, dans une dynamique commune, sans intermédiaire, comme le documentaire d’Allégret. Et ce « difficile mais beau » travail est récompensé par la simplicité.

L’artisanat de la poésie

8Les poèmes de Prévert procèdent aussi d’un effort au service du collectif, dans lequel l’amitié constitue une vertu essentielle. On pourra lire à ce sujet l’article de Patrice Allain et Laurence Perrigault, qui aborde le travail du poète à partir des œuvres de Lou Tchimoukow et de Fabien Loris, ses amis. Il également possible de retrouver les effets de cette confraternité dans l’écriture de Prévert, comme dans le dialogue avec Picasso, Chagall, Miró ou Calder, analysé par Fabrice Thumerel dans son article.

9Prévert lui-même ne se considérait nullement comme un poète au sens habituel du terme, mais bien plutôt comme un « artisan7 » dont la matière première est le langage. Conséquence de cette conception de la fabrique poétique, son œuvre témoigne d’une grande cohérence : ses textes mettent en œuvre l’artisanat des mots. Prévert est tôt devenu un maître et, depuis sa jeunesse, il pratique son métier de poète de façon régulière, en laissant une marque reconnaissable sur l’objet de son travail, qu'il s’agisse de vers bien sûr, mais aussi de pièces de théâtre, de scénarios, de dialogues, de récits, de chansons, de manifestes ou de collages. Ce n’est donc pas un hasard si, étudiant les douze documentaires auxquels Prévert a participé de 1932 à 1961, Laurent Véray fait émerger un « style documentaire » du poète, caractérisé par « une vraie cohérence, à la fois thématique et formelle, avec le reste de son œuvre » :

Il est vrai que le poète compose sur mesure ses textes pour les films, en offrant souvent aux réalisateurs suffisamment de souplesse pour qu’ils procèdent aux ajustements nécessaires. On peut donc dire qu’il y a un style Prévert qui repose sur son sens visuel. (p. 139)

Prévert, paroles & images

10La question du rapport entre le texte et l’image, abordée au sujet du documentaire et du livre d’art, traverse également les contributions de Serge Martin et de Francis Marcoin, qui portent sur Paroles (1946), et celle de M. Simon-Oikawa, consacrée au collage : cette activité, souvent considérée comme secondaire, parcourt en réalité toute l’œuvre de Prévert, et joue sur la perméabilité des frontières entre le verbal et l’image. Comme le note M. Simon-Oikawa :

Prévert utilise le même mot, « image », pour parler de ses collages visuels et de ses collages textuels, et a plusieurs fois souligné que ces deux pratiques, visuelle et verbale, correspondaient simplement chez lui à deux moyens d’exprimer la même chose. (p. 240)

11Le grand écran, qui associe l’oralité et le visuel, les paroles et le spectacle, dans une dimension collective du travail, donne à voir une autre facette de cette relation texte-image. C'est ce que montre C. Aurouet dans « Le cinéma invisible de Jacques Prévert se dévoile », où elle analyse plusieurs scénarios tournés ou détournés, en grande partie encore inédits. L’image fixe est elle aussi abordée dans le volume. L’article de Dominique Versavel, consacré à la photographie dans l’esthétique de Prévert, montre comment celui-ci a pu paradoxalement contribuer à l’affaiblissement des caractéristiques populaires de ce médium :

Par amitié, souci du contre-don et plaisir des échanges créatifs, [Prévert] a pris part – sans le savoir, et à revers de sa propre vision de l’art – à cette lame de fond, qui, des années 1940 à 1970, hissa la photographie au rang d’art autonome et individuel loin de ses dimensions fonctionnelle, populaire, spontanée et partageable. Héritier d’une enfance de l’art de la photographie, il a été l’agent malgré lui de sa consécration en « art avec un grand tas », en art statufié qui ne court plus les rues. (p. 292)

Vers une réévaluation de l’œuvre

12La poétique de Prévert a-t-elle vieilli ? Le passage du temps a-t-il amoindri la puissance de sa fabrique poétique ? Ces questions restent ouvertes. Sa présence dans plusieurs domaines de la culture française, surtout à partir des années 1940, est en tout cas indéniable. Comment se fait-il que Prévert ait pu être relégué au statut d’écrivain de second plan, alors que son travail était engagé et même corrosif ? Plusieurs facteurs ont évidemment joué, notamment les préjugés, tenaces dans les milieux universitaires, contre la partie de son œuvre dédiée aux enfants, contre sa façon d’écrire dans un langage populaire, ou encore contre sa popularité en dehors des cercles intellectuels.

13Si, comme le constate Laurent Véray, « Prévert a une vision binaire du monde », sa capacité à s’adapter à plusieurs supports l’ancre pourtant dans la modernité, en réactualisant la conception du travail poétique et la place de la poésie dans la société.

14Il est d’ailleurs édifiant de constater que l’auteur de Paroles, si accessible pour ceux qui le lisent ou l’écoutent, semble si difficile à ceux qui l’analysent : la simplicité chez Prévert est en réalité une construction complexe. On pourrait même dire que son œuvre demande rien de moins qu’une modernisation de l’université, une synergie entre des départements aujourd’hui cloisonnés, seule capable de créer des outils eux aussi protéiformes et de travailler l’interpénétration des genres. Le présent ouvrage, qui valorise l’approche multidisciplinaire et l’entreprise collective – comme l’encourageait du reste Prévert – fait un pas important dans cette direction.