Acta fabula
ISSN 2115-8037

2020
Février 2020 (volume 21, numéro 2)
titre article
Élodie Galinat

Révéler l’expérience de la Grande Guerre : entre témoignage véridique & rénovation poétique

Revealing the experience of the Great War: between truthful testimony and poetic renovation
Sarah Montin, Contourner l’abîme – Les poètes-combattants britanniques à l’épreuve de la Grande Guerre, Paris : Sorbonne Université Presses, 2018, 511 p., EAN 9791023106190.

1Dans Contourner l’abîme – Les poètes-combattants britanniques à l’épreuve de la guerre, Sarah Montin choisit comme fil d’Ariane les mots de Blunden en ouverture de son poème Undertones of war : « regarder à nouveau, reprendre le chemin » (cité p. 441). En effet, il est question de reprendre des œuvres en apparence désuètes, reléguées à la mémoire collective et à l’histoire nationale britannique, mais qui méritent, par leur qualité et leur justesse, un éclairage neuf. Reprenant une large partie de sa thèse soutenue en 2015 pour tenter de répondre à la problématique que soulève l’omniprésence, dans les tranchées britanniques, d’une écriture poétique hybride et polymorphe, S. Montin met ainsi en lumière une poésie de guerre, héritage de soldats-poètes entre 1914 et 1919 tels que Graves, Owen ou Sassoon. Pour comprendre les enjeux de ce qu’on nomme la war poetry, l’auteure nous invite à une mise en perspective diachronique et synchronique de cette poésie dite de « circonstance », à la fois dense et complexe1.

Actualiser la poésie de guerre

2Loin de ne débuter qu’en 1914, la tradition de la poésie guerrière – qui prend sa source dans l’Odyssée – remonte au début du xixe siècle, où poésie et guerre se répondent à travers un fort lyrisme : on dit par ce biais toute sa souffrance, et le soldat cherche l’empathie du lecteur éloigné du front. C’est à partir de ce moment-là qu’apparaît le terme de war poet, utilisé pour la première fois en 1848 en référence à Georg Herwegh, poète et révolutionnaire allemand. N’ayant alors pas vocation à témoigner, c’est l’invention poétique qui prime avec ses envolées propres aux romantiques et ses visions épiques flamboyantes.

3Néanmoins, assimilée à une écriture factice, cette façon de faire de la poésie de guerre va changer à partir du xxe siècle. Les war poets lisent les poèmes des soldats du xixe siècle, mais ne s’y reconnaissent pas, d’où le besoin légitime de créer une poésie qu’ils peuvent s’approprier, et que l’on pourrait qualifier « de terrain ». « Tel Ulysse, le locuteur se place dans la position de celui qui, revenu d’entre les morts, veut délivrer un message aux vivants » (p. 392). Dans un premier temps, comme l’expose S. Montin, la priorité pour le war poet est de raconter le front sans se soucier immédiatement de la forme : la poésie n’est que le vecteur de son message, bref, direct, multiple.

4Durant la Grande Guerre, si la war poetry est en pleine transformation, deux sortes de poésies s’opposent en Angleterre. D’un côté, il y a la grande poésie patriotique qui fait preuve d’idéalisme ou de mysticisme chrétien2 en restant focalisée sur l’âme du soldat au détriment du corps, rendant étrangère la mort insupportable, et qui est souvent assortie d’une propagande non dissimulée. D’un autre côté, nous avons une poésie plus intime et c’est sur cette dernière que l’auteure s’attarde, participant à la redécouverte de vers célèbres mais considérés comme révolus.

5Les war poets ne représentent pas à proprement parler un groupe ni une école, précise S. Montin, mais une conception de la poésie, genre très en vogue dans la société anglaise de l’époque. En outre, il est de tradition britannique de passer par la poésie pour dire la guerre car ce genre littéraire permet l’écriture de l’instant ; on ne choisit pas directement le récit autobiographique comme ce fut souvent le cas en France au cours de la même période. Le regard des war poets sur leur condition se révèle sans fard puisque, à la fois témoins et acteurs, ils mettent en exergue la dénonciation de la hiérarchie militaire et la déploration des morts tout en célébrant le combat et ses soldats, ce qui crée d’emblée une dualité, une tension même, qui demeure l’épicentre des interrogations soulevées ici.

Fabriquer une poésie nouvelle avec de l’ancien

6Contourner l’abîme – Les poètes-combattants à l’épreuve de la Grande Guerre est un titre qui dépeint bien l’objet de l’étude de S. Montin. C’est la poésie qui permet au combattant de ne pas sombrer, en « contournant » cet abîme, ce trou (littéralement, la tranchée est un trou), lieu infernal, habité quotidiennement par le soldat. La forme poétique lui permet de s’extirper, le temps de l’écriture, de l’horreur absolue qui se joue sous ses yeux. Les poètes-combattants sont soumis à l’épreuve, non seulement des balles, mais aussi du vers, celui qui dira au mieux leur traumatisme, celui qui perdurera dans le temps comme une cicatrice, permettant une forme de deuil, mêlant l’intime et l’extime, l’individuel et le collectif.

7La postérité de la war poetry jusqu’ici se fondait sur la figure romantique du jeune poète-combattant, davantage que sur les textes eux-mêmes qui furent rattachés à une période courte de l’histoire. Contourner l’abîme s’attache justement à revenir sur les poèmes pour leur valeur et moins sur la figure du poète-combattant, ce qui en fait un travail axé essentiellement sur l’aspect linguistique (S. Montin déploie toute sa verve de traductrice à travers le commentaire aussi fin que passionnant de nombreux vers), et non un panorama qui se voudrait strictement historico-littéraire, même si le contexte est longuement abordé pour comprendre cette écriture (notamment dans la première partie).

8En effet, à la lecture de cet ouvrage, nous entrons pleinement dans l’analyse stylistique du vers pour en saisir toute l’essence, et la mise en avant de la versification sert à justifier, à approfondir, à démontrer le statut de war poet et la place qu’il occupe dans la littérature britannique, située entre le post-romantisme3 et l’avant-garde moderniste4. S’interrogeant ainsi sur l’affrontement entre technicité et récit de soi, forme et fond, S. Montin invite à situer la force de la war poetry dans la composition et l’agencement même du vers. L’auteure parle d’une poétique de l’imperfection certes, cependant cette dernière ne fonctionne pas de manière anarchique et sans une architecture réglée qui exerce un va-et-vient, un dialogue avec des modèles canoniques antérieurs tels que le sonnet ou l’élégie.

Le conflit s’ouvre sur le cycle de sonnets de Brooke et les poètes-combattants lisent (Sassoon et Owen emportent les sonnets de Shakespeare avec eux) et écrivent des sonnets au front (l’un des premiers titres du recueil d’Owen sera d’ailleurs Sonnets in Silence). (p. 339)

Le témoignage avant toute chose

9S. Montin s’interroge sur la manière dont les poètes s’engagent à raconter la vérité. L’acte d’écriture devient un acte de résistance à la politique en place, à la hiérarchie, et in fine à l’anéantissement. « Obsédé par la pensée de l’abîme, chaque poète esquisse dans son texte un “rendez-vous” [prospectif] avec la mort » (p. 444). La poésie libère de l’oppression quotidienne, et permet de se créer une existence parallèle qui tend à l’élévation, donne la possibilité, même symbolique, de « sortir » de la tranchée boueuse.

10Avec un plan en trois grandes parties, classique mais efficace dans la logique de son déroulement, S. Montin invite non seulement à (re)connaître le war poet, peu populaire en France, mais surtout à comprendre son travail d’écriture dans toute sa technicité – car il en est vraiment une –, à lui redonner ses lettres de noblesse, et même une certaine légitimité.

11Il est question dans la première partie de la genèse de la war poetry : l’auteure s’étend sur la naissance du genre, amenant à comprendre les motivations de l’écriture poétique dans les tranchées. En second lieu, elle se penche sur la mise en avant d’un je poétique de guerre, avec les difficultés rencontrées pour s’exprimer en tant que poète se battant au front. Cette partie se révèle essentiellement composée d’analyses poussées des œuvres de Gurney et de Rosenberg, dont l’auteure est traductrice. Enfin, la dernière partie concerne le dépassement de ce travail poétique qui, de par le contexte dans lequel il est réalisé, demeure inachevé, imparfait, fragmentaire, mais qui finit par s’ériger en une poésie à part, se recréant à l’infini et répondant à ses propres codes.

12Chacun des war poets raconte sa guerre même s’ils sont portés, dans un mouvement collectif, par les mêmes émotions. « Le véritable point de rencontre entre les war poets sera, toujours et uniquement, le texte » (p. 441). En outre, la plupart des poètes-combattants britanniques ne se croiseront jamais sur le champ de bataille dont la perception est, dans une certaine mesure, nuancée. Owen décrit la brutalité et l’horreur des tranchées avec réalisme, ce qui rompt avec les vers plus patriotiques de Brooke. La poésie d’Owen est fortement influencée par celle de Sassoon qui se révèle, quant à lui, farouchement opposé à la guerre.

En 1917, un glissement sémantique et idéologique s’opère de poet soldier à soldier poet ; le changement de nom déplace l’accent sur l’authenticité de l’expérience et la sincérité de l’auteur plutôt que sur la valeur des textes d’un point de vue poétique. (p. 67)

13L’expérience du soldat se trouve mise en avant au détriment de la valeur esthétique. C’est une poésie brute, reflétant le vécu, où la sémantique prend le pas sur la forme, ce qui est inédit dans la poésie anglophone de l’époque. Mais il faut noter également une mise en abîme intéressante :

Les poètes mettent en scène une écriture qui se cherche, un texte vivant qui avance par balbutiements et ajustements en se raturant, ou en disqualifiant ses propres affirmations, particulièrement propice pour traduire l’inquiétude vis à vis de la langue en temps de guerre. (p. 141)

14Cette idée revient à dire que la faiblesse stylistique demeure à ce moment précis un gage d’authenticité et tend vers le réalisme littéraire qui, lui seul, peut solliciter l’empathie du lecteur.

Une plume qui se heurte à la tranchée

15Sassoon souligne une incompatibilité entre guerre et poésie : on ne peut être à la fois un bon soldat et un bon poète selon lui. Un soldat a des obligations, un encadrement strict et précis, une mission, qui entravent son travail d’écriture, lui ôtent une certaine liberté. Il doit mettre ses émotions de côté. Or, la poésie est aléatoire et fait justement appel à une sensibilité accrue qu’il faut laisser échapper pour en tirer toute l’essence (la peinture qui orne la couverture5 représente deux soldats au repos, allongés, peut-être prêts à se laisser aller à l’acte d’écriture). La discipline sur le front est paralysante, c’est une entrave à l’inspiration. La souffrance non seulement physique mais surtout morale devient donc le thème principal de la complainte du soldat. Apparaît alors une poésie qui dépasse la rhétorique, rejette l’éloquence et l’emphase. « L’accessibilité de l’œuvre des war poets tient de leur méfiance à l’égard d’un langage sophistiqué et des formes complexes qui détournent selon eux de l’intensité du sentiment » (p. 153).

16Malgré cette volonté de sincérité et de révélation d’une certaine vérité, l’indicible de l’expérience de guerre va être contourné par un retour aux formes canoniques de la tradition poétique, qui aide le war poet à mettre en mots sa condition de combattant, à définir une sorte de cadre poétique. La simplicité n’est donc pas une donnée de la war poetry puisque son sujet principal, relevant du chaos, s’y oppose par définition. L’ambivalence se retrouve là encore : tout comme le combattant au front, le poète engage à son tour un combat avec la langue. Il essaye de relater avec le plus de sincérité possible l’expérience traversée dans sa difficulté, son dénuement mais aussi sa solitude. La simplicité de la formule n’est donc pas une fin en soi et s’élabore dans une certaine complexité (Rosenberg, par exemple, cherche à formuler une idée complexe dans une forme simple). La langue des tranchées est un matériau vivant au même titre que ceux qui la manient. La simplicité évoquée devient relative et est surtout présente pour s’opposer à la langue politique, à la propagande : la war poetry doit toucher tout le monde. Le sentiment d’impuissance, thème récurrent de la poésie de guerre, se traduit par la mise en exergue de l’impuissance de la langue, le ressassement des mêmes thèmes. Un contraste s’esquisse donc entre vouloir rapporter la réalité du front et faire réellement de la poésie.

17Les poètes de guerre britanniques lisent aussi leurs contemporains francophones tels que Verhaeren, Claudel ou Péguy, chez lesquels ils puisent leur propre inspiration et dont les écrits font écho à leur propre expérience de guerre. La lecture, au delà de l’écriture, représente au front un divertissement et un motif complémentaire de résistance pour des poètes exilés du centre artistique de Londres. La lecture critique est le support de l’activité poétique chez les war poets : stimulant leur création, elle permet de poser la question de la représentation de la guerre. L’aspect créatif est éclipsé puisqu’on cherche une poésie du réel, du témoignage. La création se trouve soumise à une visée utilitaire.

Le réinvestissement de formes anciennes (rondeau) ou de formes de salon (bouts-rimés) ; l’exploration du light verse ou de la poésie épistolaire peuvent se lire comme un acte de résistance, voire un acte subversif vis à vis de leurs responsabilités de poète témoin. (p. 296)

18Cependant, la war poetry reste une « tentation de construire un moi idéalisé ou mythifié correspondant à l’influence romantique mais également à l’impossibilité de produire une œuvre autobiographique totale de l’expérience de guerre (on préfère passer certains aspects de la guerre sous silence) » (p. 231). Je se détache de nous. La poésie est concentrée sur la parole de l’individu et non plus sur l’epos national. Nous rassemble une communauté aux contours flous, tandis que l’individu peut amener sa façon d’appréhender les événements et d’en témoigner personnellement. « Le rôle traditionnel du poète est souvent dévolu à un collectif dans lequel la voix singulière s’abolit » (p. 237). Le témoignage établit un pacte d’identité qui se rapproche du pacte autobiographique de Philippe Lejeune6. Ceci dit, « la war poetry se méfie du point de vue limité de l’individu, ainsi que de la vanité d’un moi poétique trop présent » (p. 246).


***

19Si la war poetry apparaît comme une poésie dite de « circonstance », définie à la fois par le moment et le lieu d’écriture, Sarah Montin montre qu’elle est tournée vers la retranscription de l’événement plutôt que vers l’acte de création en lui-même. C’est bien ce mouvement perpétuel entre fond et forme qui produit la définition générique et esthétique de la war poetry. Selon l’auteure Lorrie Goldensohn, « un grand poème épique est normalement le véhicule naturel de la poésie de guerre » (p. 233). À travers son étude, S. Montin démontre le contraire en mettant en avant l’individu-poète perdu dans le chaos de la guerre, se raccrochant à une langue qu’il souhaite conserver, et le rattache au collectif auquel il appartient. La war poetry est donc définitivement bien plus qu’une page poétique de circonstance, « absolument et indéniablement mauvaise », comme le déclare Harold Monro, lui-même poète et critique littéraire du xixe siècle. Elle s’érige comme un genre à part entière, dont de nombreuses ramifications se déploient dans une profondeur que Sarah Montin détaille à travers une analyse foisonnante. Il aurait cependant été intéressant de recouper cette étude avec celle de poètes-combattants francophones ayant composé de la poésie dans les tranchées, tel Apollinaire, dans une perspective comparatiste.

20Enfin, il est intéressant de préciser que ce genre poétique ne s’arrête pas à la fin de la Première Guerre mondiale, puisqu’en 1930 parait An Anthology of War Poems qui devient une référence et finit de hisser la war poetry au rang de symbole puissant d’une époque traumatique. Enfin, elle évolue encore après la Seconde Guerre mondiale, puis durant la Guerre du Viêt Nam, mettant en avant le topos de la désillusion entre 1960 et 1970. C’est aussi à partir de ces décennies-là que les poèmes de Sassoon, Gurney ou encore Rosenberg redeviennent populaires et sont lus de nouveau.