Acta fabula
ISSN 2115-8037

2020
Février 2020 (volume 21, numéro 2)
titre article
Aurélien d’Avout

La géocritique en situation : dans les détours de la carte

Geocriticism in situation : in the meanders of the map
Bertrand Westphal, Atlas des égarements. Études géocritiques, Paris, Minuit, coll. « Paradoxe », 2019, 190 p., EAN 9782707345370.

1Le présent ouvrage se conçoit comme le prolongement de La cage des méridiens publié par Bertrand Westphal en 2016, également dans la collection « Paradoxe » des Éditions de Minuit. Il poursuit les explorations récentes du théoricien de la géocritique qui développent le dialogue entre littérature comparée et art contemporain. Atlas des égarements réunit onze études pour la plupart issues de conférences assurées par l’auteur entre 2013 et 2018. Cette dimension fragmentaire ne nuit pas à la cohérence d’ensemble du propos qui dresse par touches successives un panorama de la production artistique et littéraire prenant la représentation de l’espace et plus précisément de la cartographie pour sujet. Celle‑ci apparaît si profuse et polysémique que l’atlas élaboré par l’auteur se charge d’une teneur paradoxale. Loin d’orienter, il entend bien plutôt égarer. Contestant sa propre nature, il s’impose comme un « contre‑atlas » (p. 16) visant à soumettre au lecteur une réflexion sur les leurres, les biais cognitifs voire les manipulations que toute représentation cartographique nécessairement entraîne.

Un itinéraire à sauts & à gambades

2Alors qu’un tel essai aurait pu se concevoir comme une synthèse raisonnée des conférences tenues par l’auteur, il conserve un caractère délibérément composite imputable au goût de B. Westphal pour l’égarement, dont il témoigne dans sa préface. De la même façon qu’il affirme avoir suivi une pente « donquichottesque » (p. 14) qui lui est sienne, l’auteur invite le lecteur à fuir tout sentier balisé, à emprunter des chemins buissonniers qui le conduiront sans nul doute au pied d’heureux moulins à vent. De fait, le cheminement proposé navigue parmi une multiplicité d’artistes et d’auteurs, vagabonde à travers « la fluidité permanente des représentations » (p. 12). Dès lors, l’arpentage de la création contemporaine ne prend sens que dans la perspective d’un gai savoir. L’auteur entend effectivement « se prêter avec délectation » (p. 13) au risque d’un tel vertige. Il affirme d’entrée de jeu prendre pour modèle L’Atlas Mnémosyne d’Aby Warburg, collage de photographies installé par l’historien de l’art dans sa bibliothèque, que Georges Didi‑Huberman interprète comme « un montage dynamique d’hétérogénéités1 » (p. 17). La manie d’Aragon épinglant aux murs de son appartement de la rue de Varennes les images qu’il appréciait aurait tout aussi bien pu faire office de parangon.

3La ligne d’analyse adoptée par B. Westphal tisse pareillement les projets artistiques entre eux, multipliant les renvois et les correspondances. L’organisation du sommaire en donne lui‑même un tel aperçu, composé qu’il est d’une suite hyperbolique de noms d’artistes formant autant de stations où l’itinéraire critique un temps s’arrête. Leur distribution est néanmoins réglée par la structure des onze chapitres. Chaque groupe d’artistes envisagé se réunit tantôt autour d’une zone géographique tantôt autour d’une thématique particulière. Aussi les œuvres de Rosana Ricalde, Alberto Mussa ou João Machado par exemple offrent‑elles l’occasion de développer une « géocritique au crible des espaces brésiliens » (p. 189) tandis que la production artistique sud‑américaine plus générale est mise à l’honneur à travers le motif des mapas invertidos (cartes renversées). On appréciera en particulier les chapitres prenant pour fil conducteur la théorie de la dérive des continents ou la notion géographique de ligne, offrant un angle d’approche original dans l’analyse des œuvres.

4Cette démarche réticulaire conserve consciemment une certaine gratuité. Elle ne vise pas ici à un approfondissement conceptuel de la méthode géocritique dont B. Westphal avait établi et affiné les fondements dans La géocritique (2007) puis dans Le monde plausible (2011). Le cheminement ici avance avec plus de légèreté, à sauts et à gambades, frayant une voie « en marge des concepts, des notions, des principes directeurs » (p. 28). Un tel parti pris n’empêche toutefois pas de ponctuelles spéculations théoriques. L’auteur propose ainsi, dans l’un de ses chapitres, un florilège de dix mots‑clés (« polysensorialité », « stratigraphie, polychronie, asynchronie », etc.) qui donnent de sa méthode un aperçu résomptif. Le texte est également l’occasion de reconnaissances de dette – à l’égard de Deleuze et Guattari notamment, pour leur concept de « déterritorialisation » – et d’une brève apologie de la world literature. Si B. Westphal souligne le gain épistémologique de cette dernière approche, il prévient aussi qu’elle doit être « accompagnée d’une bonne dose de circonspection » (p. 50) mais sans préciser pour autant les écueils auxquels elle pourrait conduire ni les réflexes utiles pour les éviter. On aurait pareillement souhaité connaître l’avis de l’auteur sur le commerce fécond qui gagnerait à être établi entre sa démarche et le courant écocritique actuel, dont il mentionne l’existence au détour d’un paragraphe.

Explorer l’infinie diversité de la création contemporaine

5En tout état de cause, le présent ouvrage ne cesse de souligner le « prodigieux potentiel des arts plastiques en matière de représentation des espaces et des lieux » (p. 13). Il est lui‑même né de l’actuel engouement artistique et littéraire pour le sujet, que La cage des méridiens ne pouvait seul contenir. L’exposition Mappamundi organisée à Toulon en 2013 et le pertinent catalogue qu’en a tiré son commissaire Guillaume Monsaingeon2 en rendent bien compte. Atlas des égarements donne plus encore la mesure d’une telle effervescence en appréhendant un nombre d’œuvres impressionnant. De fait, le périmètre d’investigation est très vaste. Réalisée à une échelle planétaire, dans une perspective intermédiale, l’enquête fait voyager le lecteur sur l’ensemble du globe. L’Afrique, L’Asie, l’Europe, l’Amérique du Nord et celle du Sud : le cheminement aborde, à parts égales, tous les continents.

6Du côté de la scène artistique, les analyses consacrées tour à tour aux vidéos‑fleuves d’Ai Weiwei enregistrant l’immense damier urbain de Pékin, aux maquettes de villes futuristes du sculpteur congolais Bodys Isek Kingelez, aux performances urbaines de Jean‑Christophe Norman ou à la représentation de l’espace méditerranéen par Michelangelo Pistoletto emportent l’adhésion. Elles sont autant que faire se peut mises en regard avec des œuvres littéraires émanant d’auteurs français comme Georges Perec ou Philippe Vasset – Julien Gracq, dont les descriptions cartographiques sont pourtant très riches dans ses récits, n’est quant à lui hélas pas convoqué. Parmi les auteurs étrangers, on retrouve Italo Calvino, Ricardo Piglia, James Joyce ou encore Patti Smith. C’est en tout presque une centaine de plasticiens, sculpteurs, peintres, cinéastes, écrivains qui sont ainsi pris en compte au fil des pages. Aux analyses portant sur l’art contemporain s’ajoutent encore certaines incursions dans un passé artistique lointain, comme lorsque l’auteur choisit avec raison de se pencher sur les cartes aztèques en se référant aux travaux de Serge Gruzinski.

7La nécessaire contrepartie d’une approche aussi inclusive consiste en ce que l’analyse ne fait parfois qu’effleurer des œuvres dont le lecteur aurait souhaité davantage connaître les richesses. Si plus de sept pages sont ainsi accordées avec grande finesse à l’œuvre de Bodys Isek Kingelez, un unique paragraphe se trouve par exemple dédié à Hélène Rolin ou à Jacques Roubaud. Mais dans un atlas des égarements, on demeure in fine satisfait de se laisser porter par le vertigineux miroitement de toutes les références convoquées.

8Si l’ouvrage contient fort à propos dix‑huit illustrations, en noir et blanc, il aurait gagné à en comporter encore davantage tant celles‑ci offrent une visualisation utile au propos. Certes, toutes les mentions d’artistes n’en appellent pas nécessairement. Le manque se fait ressentir surtout pour la passionnante série photographique de Céline Boyer, Empreintes, représentant des paumes ouvertes tatouées de cartes topographiques, qui ne trouve aucune matérialisation graphique alors qu’elle est analysée à deux reprises. De même, la reproduction d’El mapa invertido de Joaquín Torres García (1943), figurant l’Amérique du Sud renversée, aurait donné à l’étude un support particulièrement évocateur. On ne peut toutefois en vouloir à l’auteur tant on sait combien toute publication contenant des illustrations est tributaire des autorisations délivrées par les ayant droits qui ont peut-être en l’occurrence fait défaut.

Politique de la carte

9Les potentialités créatrices de l’objet géographique qu’est la carte sont d’emblée soulignées. Il est vrai qu’elles se fondent sur une matière foncièrement narrative, comme le rappelle à juste titre B. Westphal qui explore « ce que les cartes contiennent en creux, à savoir le récit d’un lieu qui se dégage de l’espace » (p. 26) et la manière dont les « planisphères sont saturés de narrations géopolitiques » (p. 30). Mais la carte constitue tout aussi bien le point de départ de nouveaux récits possibles. Outil réflexif qui « sert à réfléchir au processus de création » lui‑même (p. 110), la carte se présente surtout comme un « portail sur des mondes possibles ou, pour mieux dire, sur des mondes “plausibles” » (p. 110).

10L’essai ne se réduit pas à un relevé des œuvres contemporaines d’inspiration cartographique. Il entend plus encore récuser les « cartes figées de notre paysage mental » (p. 12) en nous affranchissant de toute « représentation monologique du territoire » (p. 12). Derrière la « réputation d’objectivité du grand œuvre cartographique » (p. 21) associée aujourd’hui aux GPS ainsi qu’à des logiciels comme Google Maps, le citoyen se trouve « captif d’une géographie artificielle » (p. 21) qui l’enferre dans une seule et même vision du monde. L’enjeu tient donc à soustraire le lecteur aux géographies stables, en l’aidant à débusquer les conventions et artefacts qui orientent sa perception des réalités géographiques.

11Pour ce faire, B. Westphal sélectionne des œuvres d’art et des textes dont le point commun est de contester l’univocité des représentations cartographiques. Aussi, à la lecture de l’ouvrage, voit‑on combien le travail artistique sur la carte ne se réduit nullement au choix d’un motif ornemental mais se double d’une visée émancipatoire.Comme l’énonce Michelangelo Pistoletto à propos de son installation Love Difference (2007) qui invite le spectateur à renouveler son regard sur l’aire méditerranéenne, « [l]a politique n’est plus étrangère à l’art mais incorporée en lui3 ». Loin d’apporter uniquement un « supplément d’âme » aux lieux (p. 37), « la plupart de ces artistes se servent de la carte pour énoncer une alternative aux représentations dominantes du monde » (p. 44). Affûtant le sens critique du spectateur, leur travail se situe « aux antipodes de la cartographie affirmative traditionnelle4 » (p. 36).

12En témoigne en particulier le chapitre « Mapas invertidos » où B. Westphal traque le système de valeurs que recèle la simple orientation d’une carte vers le nord. Le chapitre intitulé « Kimbembele Ihunga » rappelle quant à lui combien mappemondes et planisphères ont constitué « les vecteurs fidèles de l’entreprise coloniale européenne » (p. 51) et combien, au demeurant, « l’universalisme occidental perdure » (p. 51). B. Westphal prend encore l’exemple pertinent du calcul des longitudes qui jusqu’à la fin du xixe siècle ont fait l’objet d’intenses luttes de pouvoir entre puissances européennes. Les lignes sur une carte ont beau paraître fictives, elles n’en ont pas moins profondément influencé notre imaginaire.

13Rappelant à juste titre combien « la cartographie transcrit une expérience de l’espace, du temps et de la relation de l’individu au pouvoir » (p. 125), B. Westphal s’adonne donc à déconstruire les systèmes de représentations traditionnelles. Il souligne à partir des œuvres analysées les biais, les leurres voire les manipulations de toute transposition cartographique du réel. Dissimulé sous l’« espace lisse » de la carte se dissimule toujours un « espace strié », pour reprendre la dichotomie forgée par Deleuze et Guattari dans Mille plateaux (1980). Au fond, l’enjeu revient à montrer le double caractère arbitraire et précaire de la saisie cartographique qui « ne saurait prétendre à une figuration définitive du monde » (p. 99). L’œuvre de Roberto Cuoghi, Senza Titolo (2003), vient illustrer à point nommé de telles analyses, à partir d’une mappemonde forgée selon un principe de surimpression « qui paraît déraper sur des nappes d’huile verdâtres » (p. 102).

14Au‑delà de la cartographie, la réflexion prend également en considération les entités spatiales que sont la ville et la frontière. D’heureux développements sont ainsi consacrés à l’urbanisme. Alors même qu’« il y a dans la genèse du concept urbain une linéarité qui a le don de refermer la ville sur un territoire tracé d’avance » (p. 90), B. Westphal montre comment l’ordre urbain peut apparaître subtilement subverti par des performances d’artistes comme celles de Francis Alÿs, « ennemi du rectiligne » (p. 95) installé à Mexico qui « ne se lasse jamais de franchir les lignes afin d’en exaspérer la symbolique retorse » (p. 94).


***

15« La carte est à la fois elle‑même et autre chose d’imprévisible » (p. 30). À partir d’un tel postulat, B. Westphal aura ainsi montré comment l’investissement artistique profus dont la cartographie fait l’objet aujourd’hui constitue un formidable terrain d’analyse. De la même façon que l’art ou « la littérature [ont] pour vocation d’enrichir les espaces du réel » (p. 88), cet essai documenté et écrit dans un style agréable, souvent enjoué, aiguise notre compréhension des représentations spatiales – de leurs ressorts, de leurs présupposés, de leurs effets –, qui jamais ne sont neutres mais toujours manifestent et « informent notre présence sur Terre » (p. 113).