Pour une apocalypse critique
1Depuis le milieu du xxe siècle, le thème de la fin de la fin du monde est particulièrement présent dans les productions culturelles : la sécularisation de la pensée apocalyptique, qui n’est plus l’apanage de la religion, s’est en outre trouvée confirmée par l’affirmation scientifique, au début du xxie siècle, de notre entrée dans l’anthropocène. Face à ce constat, Jean‑Paul Engélibert, professeur de littérature comparée à l’Université Bordeaux‑Montaigne, s’attache dans cet essai à « s’essayer à un apocalyptisme critique » (p. 11), c’est‑à‑dire à mettre au jour ce que les fictions de fins du monde nous apprennent sur notre rapport au présent. En effet, Fabuler la fin du monde s’inscrit comme une réflexion sur le temps : il s’agit de montrer comment les récits d’apocalypse tentent de conjurer la fin du monde en faisant, dans l’espace de l’imaginaire, une place au kaïros — l’instant à saisir, l’opportunité d’une transformation — par opposition au chronos, le temps linéaire et chronologique qui s’écoule inéluctablement.
2L’auteur l’annonce d’emblée : il ne s’agit pas ici d’examiner l’histoire des représentations de la fin du monde ; le nombre de fictions développant ce thème rend la tâche impossible. J.‑P. Engélibert revendique au contraire une étude des singularités, une logique de l’hétérogène et un refus des hiérarchies culturelles et génériques : son entreprise est celle d’une critique mineure (emprunt à la « littérature mineure » de Deleuze et Guattari1), c’est‑à‑dire une critique qui, croisant les genres et les cultures, entend faire émerger le collectif au sein du singulier. L’ouvrage se structure ainsi comme un cheminement de l’apocalypse à la reconstruction du monde, à travers une vingtaine d’objets littéraires, cinématographiques et audiovisuels, à la recherche de « la puissance déterritorialisante des œuvres de la culture » (p. 19)
Anéantir l’ancien monde
3La réflexion du chercheur s’ouvre sur la question des liens entre apocalypse et anthropocène, ère géologique actuelle définie par l’impact de l’activité humaine sur les écosystèmes terrestres. Si ce concept est encore largement débattu, J.‑P. Engélibert soutient la thèse selon laquelle la planète serait entrée dans l’anthropocène à la révolution industrielle : au contraire de la théorie d’un anthropocène datant du Néolithique, qui donnerait à penser une responsabilité universelle et un développement inéluctable, un début de cette ère à la fin du xviiie siècle « permet de politiser le concept et d’en faire un usage historique et littéraire » (p. 28). Par ailleurs, l’auteur s’inscrit en faux contre l’idée selon laquelle nous serions pour la première fois conscients de l’impact de l’humanité sur l’environnement et convoque pour cela trois œuvres liant révolution industrielle et apocalypse, qui montrent qu’il existait « une littérature de l’anthropocène bien avant l’apparition du mot lui‑même » (p. 34).
4La première est l’épopée en prose Le Dernier Homme (1805), du prêtre Jean‑Baptiste Cousin de Grainville, qui raconte les derniers jours d’une humanité devenue stérile : ayant trouvé le moyen de retarder presque indéfiniment la mort, l’humain étend son règne au point de rendre la terre infertile, et les individus à leur tour. Cette fin du monde représente l’échec des Lumières et de l’idée de progrès : il s’agit bien là d’un anthropocène, auquel Grainville met fin par une apocalypse inéluctable, malgré les efforts du personnage d’Omégare, désigné par une prophétie comme le seul à pouvoir engendrer des enfants.
5Cette « apocalypse du progrès » se décline tout au long du xixe siècle, notamment sous la plume de Mary Shelley : dans Frankenstein, l’autrice anglaise se livre elle aussi à la critique « d’une science conquérante, prométhéenne et irresponsable » (p. 45). Plus tard dans le siècle, Didier de Choussy décline également ce thème dans Ignis (1883) : après la construction d’un puits donnant accès au feu situé au centre de la terre, de la glace est importée du pôle Nord pour le refroidir ; les ouvriers surexploités sont ensuite remplacés par des hybrides hommes‑machines. Comme chez Shelley, la métaphore prométhéenne est ici présentée sous son jour le plus sombre : une recherche irraisonnée du feu (c’est‑à‑dire du progrès) qui conduit l’humanité à sa perte. Ces trois exemples montrent ainsi que le roman de fin du monde prend acte de l’entrée dans l’anthropocène bien avant que la science n’en annonce l’existence.
6L’auteur s’intéresse ensuite à une autre critique du progrès, celle de la machine bureaucratique, qui advient au début du xxe siècle. La machine s’arrête d’E. M. Forster raconte une humanité cloitrée sous terre dont la vie entière est régie par une machine qui tient les individus coupés les uns des autres comme de la nature. L’apocalypse survient lorsque « la Machine » dysfonctionne, laissant les humains incapables de survivre par eux‑mêmes. Pour étayer son analyse de la modernité destructrice, J.‑P. Engélibert s’appuie sur les travaux de l’anthropologue italien Ernesto de Martino2, qui voit dans le thème de l’apocalypse moins la crainte d’une catastrophe que celle d’un effondrement de la culture occidentale. L’auteur de Fabuler la fin du monde considère quant à lui cette « culture apocalyptique » comme une « résistance active à l’apocalypse » (p. 55). Paradoxalement, la fiction de fin du monde tire de la négativité absolue de l’apocalypse une force que Michel Deguy nomme, dans L’Énergie du désespoir3, un « rebond vers l’impossible » : c’est notamment le cas dans Des anges mineurs d’Antoine Volodine (2007), Le Dernier Monde de Céline Minard (2007) et La Route de Cormack McCarthy (2006).
7Cette « énergie du désespoir » vient du fait qu’après Hiroshima et Auschwitz, ce sont les humains eux‑mêmes qui incarnent la menace de la fin du monde. Ils sont devenus leur propre épée de Damoclès : il n’y a dès lors plus de cause à chercher à la catastrophe. À partir de la fin du xxe siècle, les romans de fin du monde opèrent alors une table rase de l’ancien monde et s’inscrivent résolument dans le présent de l’apocalypse. En effet, ni Volodine, ni McCarthy, ni Minard ne donnent d’explication à la catastrophe ; mais plus encore, ces auteurs réfutent la possibilité d’un salut : la fin du monde n’est qu’un début, à l’image du petit garçon qui, dans La Route, n’a jamais connu le monde d’avant. Ainsi, l’énergie du désespoir est avant tout poétique, « une poétique de l’énergie qui commence avec le refus de toute idée de salut » (p. 63). J.‑P. Engélibert s’oppose donc à l’idée que la fiction revêt une fonction consolatrice : elle « ne doit entretenir aucun espoir, c’est ainsi qu’elle donnera au rêveur l’énergie de survivre, ou du moins qu’elle ne la lui retirera pas » (p. 72). C’est donc la fonction de la fiction de fin du monde : confronter le lecteur aux possibilités du présent.
L’apocalypse immanente comme révélation du présent
8Deux conceptions de la catastrophe s’opposent : la première et la plus courante, considère l’apocalypse comme imminente. Elle repose sur une conception téléologique de l’histoire et tient la fin du monde comme toujours à venir, sur le point de se produire mais pas encore actuelle. On retrouve notamment cette conception dans les actuels discours sur la catastrophe climatique, menace constante mais toujours évitée. L’auteur y oppose l’apocalypse immanente, une fin du monde au présent, déjà modélisée par Franck Kermode en 19664 dans son commentaire de l’Apocalypse de Jean : si la lecture religieuse en a fait une prédiction, la littérature, en revanche, l’actualise comme une crise sans fin. J.‑P. Engélibert y voit la dimension la plus politique de l’apocalypse : immanente, elle implique une praxis, qu’il s’agisse de remédier aux effets de la fin du monde ou de la précipiter pour qu’un autre monde voit le jour.
9Il en va ainsi des romans de Margaret Atwood (Le Dernier Homme), d’Antonio Saramago (L’Aveuglement), d’Antoine Volodine (Des anges mineurs et Écrivains) et de Don DeLillo (Cosmopolis) : en tant qu’apocalypses immanentes, ces fictions permettent de sortir d’un présent sans fin (que l’historien François Hartog nomme présentisme5) et de « restaur[er] du temps » (p. 89). Leur force critique se situe à ce niveau : en sortant du présentisme, les fictions de fin du monde ouvrent la possibilité d’un futur, à condition d’accepter le passé comme révolu. Les apocalypses immanentes procèdent ainsi d’un messianisme laïc, un kaïros, où le temps « se contracte6 ». C’est notamment le cas dans L’Aveuglement de Saramago : un petit groupe d’aveugles survit dans un présent terminal, « dans un monde rétréci et épuisé » et « le seul salut est de savoir qu’il n’y en a pas » (p. 103). La fiction d’apocalypse se configure ainsi comme un « messianisme sans contenu7 », un temps de la fin débarrassé de toute attente.
10J.‑P. Engélibert examine également ce temps messianique dans le cinéma, à travers un corpus qui, pour sembler hétérogène, n’en présente pas moins plusieurs invariants : On the Beach de Stanley Kramer (1959), Melancholia de Lars Von Trier (2011) et 4 :44 d’Abel Ferrara (2012). Dans les trois films, la fin du monde est déjà là, inévitable, incontournable. Les œuvres consistent ainsi dans le délai qui sépare les personnages de l’apocalypse : les intrigues s’y dissolvent et le temps y est suspendu. Mobiliser l’image‑temps8, celle de la vision plutôt que de l’action, permet de percevoir le temps de la fin : c’est l’image‑temps qui fait passer ces films du chronos au kaïros. En tant que messianisme sans contenu, ce temps ouvre la possibilité d’une autre façon d’être au monde.
11Le spectateur devient ainsi un « apocalypticien prophylactique », selon les termes de Gunther Anders9, c’est‑à‑dire qu’il lui revient d’agir pour empêcher la catastrophe déjà présente à l’écran : en effet, l’expérience de la fin du monde par le biais du cinéma permet de saisir la finitude du temps et ainsi de faire émerger du collectif « dans le temps vide et plein à la fois de notre fin commune » (p. 119)
Usages de la violence au temps de l’apocalypse
12L’ouvrage se concentre ensuite sur la question de la violence, omniprésente dans le temps apocalyptique : la table rase qu’opèrent les fictions de fin du monde, si elle ouvre la possibilité d’un monde nouveau, balaie également le contrat social. Le retour à la loi du plus fort — à la guerre de tous contre tous que Thomas Hobbes définit dans son Léviathan comme l’état de nature — entraîne un déchaînement de barbarie. C’est notamment le cas dans L’Homme vertical de l’italien Davide Longo, où le héros, Leonardo, ancien professeur de littérature, et sa fille se retrouvent aux prises avec une bande de pillards menée par un tyran ultraviolent. Ce dernier fait régner la terreur en forçant ses prisonniers à l’automutilation : deux captifs face à face doivent se couper les doigts un à un, sous peine d’être tué ; celui qui se coupe un doigt de plus que l’autre a la vie sauve. Longo décrypte ainsi la manière dont les individus en viennent à adhérer à la barbarie pour continuer à appartenir au groupe. Pour mettre fin à la domination du tyran, Leonardo le prend à son propre piège en le défiant à ce jeu du « tranche‑doigt » ; le héros finit par se trancher la main face à l’autocrate incapable de supporter la violence qu’il a lui‑même instituée. De cette manière, « le roman indique une manière de rompre le cycle de la violence : la retourner contre soi » (p. 127) : en effet, après cet épisode, le despote vaincu perd tout pouvoir sur le groupe.
13Le chercheur rapproche le roman de Longo des Pièces de guerre d’Edward Bond, plus précisément du dernier opus de cette trilogie, Grande paix : en pleine guerre nucléaire, un soldat reçoit l’ordre de tuer un bébé vivant dans sa rue, et choisit son propre frère plutôt que l’enfant d’une voisine. Face à un ordre absurde et barbare, lui aussi choisit de retourner la violence contre lui‑même. La pièce s’achève sur la tentative de reconstruction d’une cité après la guerre atomique — comme dans L’Homme vertical, après le retournement de la violence dans un « geste libre et libérateur » (p. 135), peut émerger, dans un agir commun, la possibilité d’un nouveau commencement. La Route, en tant que « roman messianique laïc » (p. 137), présente la même tension entre d’une part une rare violence, poussant certains survivants de l’apocalypse à l’anthropophagie, et d’autre part l’espoir qu’incarne l’enfant qui convainc son père de ne pas céder à la barbarie devenue la norme.
14Aussi la pensée apocalyptique critique n’est‑elle pas défaitiste : loin de l’immobilisme qu’on lui prête souvent, elle est au contraire une mise en mouvement. L’auteur donne pour exemple de cette mésinterprétation Survivance des lucioles de Georges Didi‑Huberman10: selon lui, le philosophe se fourvoie lorsqu’il reproche à Pasolini d’avoir cédé au pessimisme dans son article de 1975, « Le vide du pouvoir en Italie ». En effet, Pasolini y constate l’apocalypse culturelle d’une Italie désormais soumise au règne de la consommation, mais contrairement à Didi‑Huberman, J.‑P. Engélibert voit précisément dans cette affirmation apocalyptique le travail du poète qui détient le pouvoir d’imaginer la fin du monde ; il parle non pas en tant que prophète d’une apocalypse imminente, mais comme un « apocalypticien prophylactique » qui nous enjoint à l’action.
15Pour interroger les formes de cette praxis apocalyptique, c’est vers Jean‑Luc Nancy et son Équivalence des catastrophes11que se tourne l’auteur : le philosophe y postule que les catastrophes ne sont plus seulement naturelles mais, à l’image de Fukushima, sont également techniques, sociales, économiques, c’est‑à‑dire civilisationnelles. Les fictions de fin du monde ont la capacité d’imaginer une sortie de la modernité (et de son lien à la technique), comme de la postmodernité (dont l’absence de grand récit rend impossible l’invention d’un nouveau monde). C’est là que se joue tout le pouvoir de la fiction : apporter au lecteur une « expérience de l’altérité » (p. 148) qui l’amène à porter un nouveau regard sur le réel et à oser une pensée utopique.
La société d’après
16Dès l’ouvrage fondateur de Thomas More, l’utopie est le produit d’une catastrophe : il faut un effondrement pour qu’émerge le désir d’une société idéale, un « élan utopique » (p. 152) débarrassé de la notion illusoire de progrès. C’est le cas dans le roman de Robert Merle, Malevil (1972) : à la catastrophe succède la reconstruction progressive d’une société, faite de questionnements collectifs, de compromis et de débats, présentant « une véritable dramaturgie de la décision politique » (p. 159). S’apparentant par certains aspects à une robinsonnade, le roman de Merle n’en repense pas moins la vie d’après sous le signe du collectif : communauté des terres, des biens, des corps, la société nouvelle se construit sur la prévalence du groupe sur l’individu. La nouvelle religion instituée dans le village participe également à souder la communauté dans des temps de recueillement qui lient les individus au groupe. Ce « communisme agraire primitif », selon les termes du personnage principal, ne représente pourtant pas un âge d’or mythique, mais un travail quotidien, une véritable praxis sociale qui ne sera jamais achevée.
17Mais qu’en est‑il lorsque l’apocalypse ne prend pas la forme d’une spectaculaire catastrophe, mais d’un événement fondateur sans destruction visible ? C’est ce que donne à voir la série télévisée américaine The Leftovers (2014‑2017) : un jour, 2% de la population mondiale disparaît en un clin d’œil, sans raison et sans cause explicable. L’indétermination de la situation initiale permet ainsi de concentrer la fiction non sur les causes de la catastrophe, mais sur ses effets, « question qui nous situe d’emblée dans le kaïros messianique » (p. 172). Politiques, sociales, psychologiques, les conséquences de cette apocalypse silencieuse sont traitées à tous les niveaux, comme autant de lectures des catastrophes du 11‑Septembre ou de la crise des subprimes. Les désastres passés s’accumulent, plus ou moins directement évoqués, montrant l’histoire comme une apocalypse perpétuelle. Pourtant, comme dans Malevil, il s’agit ici de reconstruire un monde nouveau : en effet, les flashbacks d’avant la catastrophe montrent des personnages aux situations peu enviables, passifs, sans perspectives ni réussites ; il n’y a donc pas de tentation d’un retour en arrière. Le travail de deuil auquel sont confrontés ceux qui restent « recoud passé, présent et avenir » (p. 185) : les personnages puisent dans les souvenirs du passé pour construire les attentes du futur, dans un présent qui devient le temps de l’action.
Humains, non‑humains, post‑humains
18Le chercheur en revient alors à l’anthropocène : questionner la fin du monde par ce prisme implique de ne pas limiter les conséquences de la fin du monde aux humains, mais d’englober dans ce kaïros la sphère du non‑humain, qu’il soit animal, végétal ou minéral. La trilogie MaddAddam de M. Atwood est à ce titre éclairante : son apocalypse présente les humains comme une espèce parmi d’autres, aux côtés d’animaux et d’humains génétiquement modifiés. D’abord séparés, voire antagonistes, les trois groupes parviennent peu à peu à vivre ensemble, d’une manière impensable avant l’apocalypse. « Cette diplomatie nouvelle relève de la fable, mais elle participe d’une conception du monde selon laquelle les êtres humains doivent apprendre à partager la Terre » (p. 199), analyse l’auteur, étayant sa réflexion par la thèse de Bruno Latour sur la nécessaire cohabitation des « animés » à l’ère de l’anthropocène12. J.‑P. Engélibert note d’ailleurs que l’actualité récente rejoint la fiction de fin du monde : lorsque des gouvernements reconnaissent des fleuves ou des lacs comme entités vivantes, ils prennent acte de l’intégration des non‑humains dans notre façon d’habiter la Terre.
19Impossible d’évoquer la fin du monde sans parler des cyborgs, tant ces personnages sont récurrents dans l’univers (post)apocalyptique : hybrides humains‑machines, ils figurent un « événement inouï », à la fois organique et mécanique13, qui perturbe les catégories du vivant. Pour évoquer cet « humain augmenté, mais aussi un humain dépossédé de lui‑même » (p. 209), J.‑P. Engélibert se penche sur le film d’animation Ghost in the Shell de Mamoru Oshii (1995). Au regard du corpus mobilisé, jusque‑là exclusivement européen et nord‑américain, le choix d’une œuvre de la culture populaire japonaise montre combien la fiction d’apocalypse est liée à une expérience de la technique. Mais plutôt que de faire émerger les différences de traitement entre les cultures occidentales et orientales (ce qui aurait pu faire l’objet d’une analyse), le chercheur les passe sous silence pour mettre en lumière la fabrique du corps cyborg et sa mise en mouvement — littéralement, son animation — à l’aide de différents procédés (dessins à la main et images de synthèse).
20Dans un monde de contrôle total, Motoko, jeune policière cyborg, est dotée d’un cerveau humain et d’un corps cybernétique conçu pour le combat, artefact qu’elle cherche en vain à s’approprier. Elle va accepter de fusionner avec une intelligence artificielle renégate, qui choisit de s’incarner plutôt que de vivre confinée dans l’espace cybernétique : la fusion des deux êtres, que l’auteur analyse comme un acte amoureux, apparaît comme un moyen pour eux de contrecarrer les stratégies de contrôle du pouvoir. En créant un nouvel être où la machine et l’humain sont réellement indissociables — non plus rattachés par un corps fonctionnel imposé par le pouvoir, mais fusionnés par désir, par amour — Ghost in the Shell illustre une nouvelle façon d’être au monde, fondée sur la mise en continuité de l’individu et de son environnement.
Pouvoirs de la fiction
21Pour clore son essai, l’auteur propose sept thèses sur les fictions de la fin du monde : la première est que celles‑ci sont profondément critiques, elles déroutent les simplifications idéologiques et ce faisant, réhabilitent le politique (ce qui constitue la deuxième thèse). De plus, elles ouvrent le temps comme kaïros, temps décisif, messianique, temps de l’action. Sa quatrième thèse postule que les fictions apocalyptiques, en faisant table rase du passé, « libèrent des illusions conservatrices » (p. 226). Ainsi, elles ouvrent sur des mondes où d’autres relations peuvent s’établir entre les individus et autrui, entre les individus et leur espace (il s’agit de la cinquième thèse). Enfin, l’auteur en conclut que d’une part ces fictions « sont des formes de la connaissance » (p. 228) et d’autre part que c’est l’amour qui est la forme d’action primordiale : « opposer l’amour à l’apocalypse, écrit‑il, c’est affirmer la puissance du romanesque » (p. 228).
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22En creux se dessine dans cet essai un vaste plaidoyer pour la prise en compte de la littérature dans la réflexion fondamentale que la notion d’anthropocène nous impose. C’est aussi, nous semble‑t‑il, une des raisons qui ont conduit l’auteur à privilégier une approche par œuvre singulière et un corpus restreint mais éclectique. En évitant l’écueil de la tentation panoramique, J.‑P. Engélibert propose une traversée des fins du monde et de leur potentiel critique qui prend le temps de s’attarder sur les œuvres, d’aborder les nuances de leur singularité et d’en extraire une véritable pensée du temps de la fin.
23C’est toute la force de l’approche comparatiste qui se manifeste dans son essai : faire dialoguer des singularités hétérogènes — différents supports, différentes approches critiques, différentes aires culturelles et linguistiques — pour penser le pouvoir collectif de la fiction. Si l’on en vient forcément, et injustement, à déplorer l’absence de tel ou tel roman ou film, le cadre de pensée que l’auteur propose en cheminant de la catastrophe à ses multiples déploiements (esthétiques, politiques, philosophiques) ouvre un champ d’analyse profondément stimulant. La réflexion proposée dans Fabuler la fin du monde n’attend que d’être prolongée : des films catastrophes aux fictions zombies, des robinsonnades aux dystopies, l’analyse du temps de la fin, et notamment de sa dimension politique, représente en effet un enjeu capital dans le monde actuel.