Acta fabula
ISSN 2115-8037

2019
Octobre 2019 (volume 20, numéro 8)
titre article
Chloé Chaudet

Penser la différence culturelle par temps de grand flou terminologique

Silvia Contarini, Claire Joubert & Jean-Marc Moura (dir.), Penser la différence culturelle du colonial au mondial. Une anthologie transculturelle, Sesto San Giovanni : Éditions Mimésis, coll. « Alera », 2019, 476 p., EAN 9788869761546.

1À l’aune d’un imaginaire complotiste en pleine recrudescence, un ensemble de tribunes, d’articles et de dossiers français dénonce actuellement une « stratégie hégémonique1 » reposant sur le « noyautage2 » des institutions académiques et culturelles. Une coupable est désignée : « la mouvance “décoloniale3” », nébuleuse ubiquitaire dont l’un des buts serait d’« attaque[r] […] l’universalisme républicain4 ». Si la lisibilité et la rigueur de ces prises de position laissent parfois à désirer, elles partagent avec certains représentants des études décoloniales5 des ignorances, plus ou moins volontaires, dans l’ordre des savoirs : celles‑ci se traduisent en particulier par une trop faible prise en compte des textes et discussions ayant fondé le vaste champ des études postcoloniales.

2C’est l’un des mérites de l’« anthologie transculturelle » dirigée par Silvia Contarini, Claire Joubert et Jean‑Marc Moura que de pallier cette lacune hexagonale. Elle n’en reste pas là : les 71 extraits qui la composent sont en partie consacrés aux enjeux épistémologiques, géopolitiques et poétiques de la décolonisation des territoires investis par les grands empires européens, mais envisagent aussi ses prolongements dans le cadre d’une réflexion plus générale sur les modalités et figures de la mondialisation. Le fil rouge de la « différence culturelle » permet dès lors d’articuler les pensées anticoloniales, tiers‑mondistes, postcoloniales, décoloniales, aux études sur la migration et à l’exploration des normes et formes de vie mondialisées. À ce titre, l’anthologie met en perspective et en débat un ensemble de textes qu’il est temps de (re)lire.

Retour aux fondamentaux

3Afin de parer à toute homogénéisation facile, les éditeurs ont fait le choix de situer les extraits sélectionnés à différentes échelles. Présenté en langue française et convoquant de nombreuses traductions inédites, l’ensemble des 71 contributions est réparti selon leurs aires linguistiques d’origine, qui renvoient aux six parties de l’anthologie : champ anglophone, francophone, germanophone, hispanophone, italophone, lusophone. Chaque partie contient une introduction, sertie de références bibliographiques complémentaires, permettant de distinguer les grandes caractéristiques historiques, géopolitiques, épistémologiques et institutionnelles du champ concerné. Dans ce contexte, le caractère fondamental de tel ou tel auteur est précisément lié à la circulation transculturelle de ses textes : on peut en effet voir « circuler entre les langues des références qui ont opéré comme de véritables plaques tournantes de traduction, théorique et politique, pour les luttes historiques et contemporaines des différents continents : Fernando Ortiz, Antonio Gramsci, Amílcar Cabral, Frantz Fanon, Edward Said… » (p. 28). La table chronologique et l’index des noms encadrant le volume se présentent dès lors comme des constellations gravitant autour de ces « grands noms », qui peuvent être considérés comme des opérateurs de transculturalité.

4En cette période d’affirmations (trop) rapides et d’autolégitimations allant souvent de pair, l’attention portée par les éditeurs à la situation même de leur anthologie est touchante. De fait, toute « lecture de la transculturalité révèle le rapport intime entre culture et politique qui organise la modernité et sa géopolitique », comme ils le soulignent dans leur introduction commune (p. 22). Outre l’insistance sur la nécessité de situer leurs contributeurs scientifiques (p. 28), les éditeurs soulignent que leur sélection de textes renvoie aux sièges du pouvoir, voire à un « relais d’hégémonie », pour reprendre une formule de Claire Joubert (p. 33) :

[L]es hiérarchies de langues directement héritées des partages épistémologiques du monde opérés par le colonialisme, re‑complexifiées par les plus subtiles différenciations de l’anglophonie « globale » dans la mondialisation scientifique des Nords et des Suds actuels, restent actives dans le périmètre qu’il a été possible de commencer à ouvrir ici. […] Les limites qui forment l’horizon de cette anthologie sont aussi des constructions historiques, à reconnaître comme telles. (p. 29)

5Dans le cadre de ces limites reconnues, un espace commun ne s’en ouvre pas moins : l’anthologie invite à la fois les néophytes et les spécialistes à découvrir les fondamentaux qu’elle nous présente, en brisant les barrières linguistiques qui pouvaient empêcher des chercheurs lusophones d’accéder à des textes uniquement publiés en allemand, par exemple — ou inversement. À cet égard, on ne reprochera pas aux éditeurs d’avoir écarté certains extraits phares, étant donné leur parti‑pris de ne pas nécessairement présenter les auteurs et textes les plus connus (voir notamment p. 35). Si le choix de ne pas faire figurer dans l’anthologie des extraits d’Edward Said ou Homi K. Bhabha — certes « connus » des universitaires de langue française, mais loin d’être lus de toutes et tous — semble d’abord étonnant au vu de la volonté des éditeurs de s’adresser également à des publics d’étudiants, les références bibliographiques en fin d’introduction pallient ce problème, en proposant des compléments et ouvertures intéressantes.

Articulations

6Révélant une même tentative de s’opposer à un certain dogmatisme, le refus du binarisme, souligné à plusieurs reprises, est au cœur des objectifs affichés dans l’anthologie. Ce refus est très net dans le premier objectif principal revendiqué par les éditeurs, à savoir « la reconnaissance de l’interdépendance historique des entreprises coloniales lancées successivement par les différentes puissances européennes » (p. 20). Ce multi‑colonialisme allant de pair avec une « synergie co‑coloniale européenne » nécessite en effet de dépasser « une compréhension binaire de la domination, lue hors de ses surdéterminations internationales et déjà mondiales » en « réintégr[ant] les rapports transversaux dans la révision de l’histoire coloniale » (p. 21). Pour cette raison, l’ouvrage cherche à « prend[re] […] en compte l’ensemble de l’histoire des solidarités trans‑coloniales — révolutionnaires, panafricaines, internationales, afro‑asiatique et non‑alignée, tricontinentales… » (ibid.) : si cette vaste ambition appellerait bien d’autres anthologies, elle est suffisamment rare au sein de la critique en langues européennes pour être signalée.

7Il en va de même du deuxième objectif principal des éditeurs, qui se proposent d’envisager un empan diachronique rarement pris en compte dans une perspective transculturelle :

[Il s’agit de] considérer ensemble les phases distinctes de l’histoire coloniale avec ses héritages et ses continuités à l’époque de la Décolonisation (selon le terme historiographique qui ne doit pas faire oublier la persistance de bien des situations coloniales) qui est aussi celle de la Guerre froide (et de ses néocolonialismes), puis à celle des partages géoéconomiques de la mondialisation contemporaine (sa célébration libérale du multiculturel, et son capitalisme « de la connaissance »). (p. 22‑23)

8Nul hasard si les problématiques environnementales trouvent aussi leur place dans l’anthologie, notamment par le biais d’un extrait de l’ouvrage Postcolonial Ecocritism (Routledge, 2010) de Graham Huggan et Helen Tiffin, dans la traduction française d’Étienne Donenesque (p. 109‑113). Car la critique post‑ et décoloniale par temps de mondialisation passe aussi par une « réflexion sur une planétarité plus à même de se saisir des enjeux contemporains et notamment environnementaux au‑delà de l’inscription de lignes de force politiques dans un espace social mondialisé » (voir Claire Joubert, p. 37). En filigrane, cette continuité permise par l’écocritique ouvre une réflexion sur les récentes reconfigurations d’un engagement intellectuel et littéraire élargissant ses préoccupations de la vie de la cité à la vie sur Terre.

9Si elle n’est pas revendiquée, une autre proposition théorique novatrice se dessine selon nous dans l’ouvrage : celle de faire émerger de l’ensemble des textes des articulations entre des discours a priori très éloignés voire opposés. À rebours de la volonté de Walter Mignolo, qui s’explique en partie par des raisons institutionnelles6, de distinguer les études décoloniales des études postcoloniales, il est ainsi frappant de voir des convergences se nouer implicitement — Bhabha n’étant pas cité dans l’anthologie — entre les développements que Mignolo consacre à la notion de « pensée frontalière » (voir « Géopolitique de la sensibilité et du savoir », p. 317‑322) et ceux d’Homi K. Bhabha autour de la notion d’« identité interstitielle7 ». D’autres dialogues aussi étonnants que fructueux se dessinent : la réflexion que mène l’historien allemand Jürgen Osterhammel, spécialiste du cosmopolitisme, sur les « modernités multiples » (p. 263) semble s’articuler avec la notion de « diversalité » développée par le sociologue portoricain décolonial Ramón Grosfoguel (p. 317) ; l’importance de la traduction véritablement interculturelle par temps de mondialisation est revendiquée en des termes semblables par Doris Bachmann‑Medick, représentante de la discipline très allemande des Kulturwissenchaften (p. 239‑252), et par le sociologue portugais Boaventura de Sousa Santos, qui travaille notamment sur les « épistémologies du Sud » (p. 447‑451). Ces quelques exemples révélateurs permettent ainsi de penser la large période historique à laquelle se consacre l’anthologie en termes de continuités et de dialogues, au‑delà de certaines ruptures de surface souvent stériles au vu des urgences géopolitiques qui caractérisent notre présent — à l’instar des autres périodes de mondialisation abordées dans l’ouvrage8.

Débats

10De fait, il a fallu des efforts conjoints, venant des quatre coins du globe, pour que s’affirment en de tels échos nombre des positions critiques anti‑impérialistes et transculturelles qui donnent corps à cette anthologie. Dans ce contexte, le volume « retient […] de la méthodologie postcoloniale l’affirmation d’une approche “littéraire”, discursive, ou, plus précisément, philologique, de l’histoire et des luttes géopolitiques et culturelles » (p. 24) — sans taire les spécificités latino‑américaines à ce sujet (voir Emmanuelle Sinardet, p. 269). Cette perspective sociocritique implique de prendre également en compte un ensemble plus large, allant des « dénonciations critiques et textes de lutte qui ont déconstruit le rapport colonial dès ses implantations » aux contributions universitaires d’« intellectuels postcoloniaux9 » qui, au cours de la deuxième moitié du xxe siècle, « ont opéré des créolisations théoriques maintenant largement relayées, non sans ambivalence, depuis le cœur de la teaching machine (Spivak) occidentale et/ou mondialisée » (p. 26). L’anthologie présente ainsi une généalogie conséquente des énonciations engagées contre la domination et l’homogénéisation culturelle.

11Mais les débats ne concernent pas seulement, dans l’anthologie, la polémique opposant les auteurs des textes sélectionnés à des dynamiques exogènes et/ou plus vastes. Au‑delà des oppositions liées aux ancrages institutionnels des uns et des autres, l’ouvrage expose en effet des débats de fond. À la macro‑échelle des aires linguistiques, certaines oppositions s’avèrent essentielles, comme le soulignent les éditeurs en formulant un questionnement au moins aussi comparatiste que leur anthologie :

Comment interpréter ensemble la tendance anglophone au frayage (et aux contestations) de nouveaux champs disciplinaires institués dans l’université et l’attention francophone parfois très concentrée sur la scène littéraire, tout en venant répondre plus largement à des traumatismes nationaux majeurs, jusqu’au dénouement de ce que l’on appelle alors les « événements algériens » ? Comment entendre la spécificité de l’impérialisme interrompu de l’Allemagne et l’héritage germanophone des « sciences de la culture », avec les lignées plus explicitement économiques puis philosophiques de la critique hispanophone latino‑américaine, nourrie de l’expérience de la pression néocoloniale états‑unienne ? L’articulation singulière italienne entre question coloniale et question méridionale, avec la déconstruction de la lusofonia impérialiste de l’État nouveau autoritaire et avec les explorations anthropologiques et théologiques du rapport colonial, dans les conditions de longévité maximale de l’empire portugais ? (p. 27)

12Si les éditeurs choisissent, évidemment, « de laisser ces interrogations largement ouvertes à l’expérience de la lecture » (ibid.), le simple fait de les poser révèle la variété et la profondeur des champs de recherche abordés dans l’ouvrage — n’en déplaise aux tenants de toute idéologie simplificatrice. Il en va de même à la micro‑échelle des textes composant l’anthologie : les critiques constructives portées, par exemple, par Arif Dirlik (p. 69‑73) ou par Sandro Mezzadra (p. 371‑376) à l’égard des études postcoloniales révèlent que ces dernières sont loin de constituer un champ homogène, mais aussi que leur hégémonie culturelle est loin d’avoir été seulement questionnée par les représentants hispanophones des études décoloniales.

13Enfin, l’anthologie constitue un appel à débattre les choix des éditeurs. Afin de répondre à cette invitation, on pourrait s’interroger sur la relative maigreur du champ germanophone (46 p.) par rapport au champ italophone (68 p.), pour citer deux aires linguistiques du volume assez comparables en termes d’histoire coloniale : quid de Leslie Adelson, figure essentielle des études sur la migration ? Quid d’Ulrich Beck, dont les réflexions sur la « cosmopolitisation » (Kosmopolitisierung10) auraient enrichi le volet consacré aux réflexions sur la mondialisation, à l’instar des travaux de Christine Meyer et alii sur la « germanophonie cosmopolite11 » ? Ces deux premiers noms au moins, qui comptent parmi les moins connus du public français, auraient à notre sens mérité davantage qu’une évocation paratextuelle. L’auteure de ces lignes connaissant elle‑même davantage l’aire germanophone que le contexte italophone, cette réserve est sans doute à nuancer ; elle souligne en tout cas que l’espoir des éditeurs que leur anthologie inspire des « prolongements, reconnexions et discussions critiques » (p. 20) trouve déjà un écho.

14Pour conclure, on saluera le travail important mené par les traductrices et traducteurs des textes inédits en français (et de tous les autres), en collaboration avec une équipe pluridisciplinaire à laquelle on souhaite un bel avenir dans le cadre du projet « Mondialités mineures. Géopolitiques des savoirs et des littératures » porté par la COMUE Université Paris Lumières.