Acta fabula
ISSN 2115-8037

2019
Juin-juillet 2019 (volume 20, numéro 6)
titre article
Tania Collani

Fragments d’un discours émerveillé

De l’émerveillement dans les littératures poétiques et narratives des xixe et xxe siècles, sous la direction de Julie Anselmini et Marie-Hélène Boblet, Grenoble : ELLUG, 2017, 356 p., EAN 9782843103445.

1Marie-Hélène Boblet et Julie Anselmini, grâce à leur double spécialisation sur les xixe et xxe siècles, explorent dans le présent volume collectif un vaste répertoire littéraire relatif aux catégories du merveilleux et de l’émerveillement. Marie-Hélène Boblet est Professeur de Littérature française des xxe et xxie siècles à l’Université de Caen depuis 2012 et auteur, en 2011, d’une importante monographie publiée chez José Corti : Terres promises. Émerveillement et récit (Alain-Fournier, Breton, Gracq, Dhôtel, Germain). Elle a consacré, entre autres, des études et des éditions critiques à des auteurs comme Duras, Alain-Fournier et Sylvie Germain. Julie Anselmini, spécialiste d’Alexandre Dumas père, a également écrit, en 2010, une monographie dans le champ du merveilleux : Le Roman d’Alexandre Dumas père ou La Réinvention du merveilleux (Droz, 2010). Signalons aussi que le volume est dédié à la mémoire du regretté Charles Grivel, chercheur d’origine suisse, professeur de Romanistik dans les Universités de Groningen et Mannheim).


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2Ce volume est issu d’un colloque qui a eu lieu à l’Université de Caen en janvier 2015 et qui avait réuni quelques spécialistes du merveilleux et ses alentours (rêve, émerveillement, science-fiction), ainsi que plusieurs chercheurs et poètes qui se sont ouverts à cet axe analytique pour cette occasion.

3Le volume se concentre sur la question théorique de «l’émerveillement», que Marie-Hélène Boblet reconduit au fait de s’étonner de Platon (thaumazein) et à l’admiration de Descartes, en soulignant, de manière tout à fait pertinente à notre sens, que lors de l’émerveillement la composante d’effroi est mise à l’écart, au profit d’une «orientation heureuse» (p. 12). En ce qui concerne le contexte historique, l’introduction fait également état d’une affirmation qui nous voit entièrement d’accord, à savoir que «la continuité entre les xixe et xxe siècles est frappante» (p. 13). On aurait ainsi peut-être pu omettre l’exception des avant-gardes, car finalement le but ultime de l’avant-garde a été celui d’émerveiller par tous les moyens, et de nombreux cas témoignent de l’intérêt des futuristes, dadaïstes ou surréalistes pour le merveilleux, éventuellement au détriment du fantastique et du mystère.

4Le titre du volume met aussi le doigt sur un point crucial de l’émerveillement, et notamment sur la forme littéraire qui accueille ses manifestations : «littératures poétiques et narratives». La question de la frontière générique entre une littérature poétique et une littérature narrative n’est pas traitée dans l’ouvrage. Cette question, en effet, nécessiterait une monographie à part entière : dans ce volume d’actes, le binôme littérature poétique/littérature narrative constitue surtout un fil rouge pour regrouper des études sur le roman/prose, ainsi que des réflexions sur la poésie. Dans certaines études sur le merveilleux, il semble cependant clair qu’alors que le fantastique a besoin de la dimension du récit, pour établir le moment du passage entre une dimension réelle et une autre qui la contredit, le merveilleux vit justement dans cette fusion entre prose et poésie1.

5Cinq parties ponctuent le livre, ainsi qu’une section finale où la parole est laissée à deux écrivains, qui produisent deux textes en prose, en jonglant entre la modalité argumentative et la modalité expressive propre de l’écriture fictionnelle. Il s’agit d’«Un automne émerveillant» (p. 327-338) de Belinda Cannone, romancière et maître de conférences à l’Université de Caen Normandie; et «Le Temps — pour l’éveiller» (p. 339-346) de Pierre Voélin, poète de la Suisse romande.

6La première partie, «Pour une physiologie de l’émerveillement», touche des siècles fort distants : de la «dorveille» médiévale (avec l’étude de Myriam White-Le Goff, «De la “merveille” médiévale : les promesses d’un réel élargi», p. 25-36), au xxe siècle du surréalisme (Céline Sangouard-Berdeaux, «De l’émerveillement comme ressort du sublime surréaliste. L’exemple du Rocher Percé», p. 65-74), d’André Hardellet (Bertrand Vibert, «L’ardeur émerveillée d’André Hardellet», p. 49-64) et d’Henri Michaux(Jérôme Laurent, «Henri Michaux : “témoin émerveillé… enfin sur la route miraculeuse”», p. 75-88), en passant par l’expérience de l’enthousiasme stendhalien (Pierre-Louis Rey, «Le “syndrome de Stendhal”. Entre syncope et béatitude», p. 37-48).

7La deuxième partie est intitulée «Expériences merveilleuses, spectacles de la merveille». Elle accueille un article de Sylvie Thorel tourné vers le xixe siècle («Une poétique du joujou», p. 123-135), deux incursions thématiques par Claude Jamain sur le vertige et l’enchantement provoqué par le carrousel et le manège (p. 115-122) et par Alain Schaffner («Le porte-plume souvenir, une machine à merveilles», p. 135-144). Pour ce qui concerne le corpus du xxe siècle, Patrice Bougon aborde l’exemple d’Henri Thomas et ses traductions d’Adalbert Stifter, envisagé comme un auteur ayant recours à l’émerveillement («Henri Thomas et l’épiphanie du visible», p. 91-100); et Jean-Paul Rogues parcourt l’idée de philocosmie dans la parole poétique chez Henri Raynal (p. 101-114).

8Le titre de la troisième partie, «Émerveillement et poésie», est très explicite quant à sa focalisation sur un corpus lyrique. Marie Blaise consacre sa contribution à l’atmosphère de merveille qui parcourt l’œuvre de Mallarmé («Le Voyant qui regarde le monde : Mallarmé et les poétiques de la merveille», p. 147-158). Les réflexions sur les grands poètes français continuent avec les deux textes de Fanny Déchanet-Platz («L’émerveillement comme consolation dans la poésie de Jules Supervielle», p. 159-172) et de Chantal Labre («Fragilité de la merveille, fidélité de la vigilance : le poème chez Reverdy et Guillevic», p. 173-184). Une ouverture à la poésie suisse romande est offerte par les contributions d’Anne Gourio sur Philippe Jaccottet («Jaccottet, l’émerveillement murmuré», p. 185-196) et par le collègue de l’Université de Berne, Patrick Suter («Émerveillement et guérison : poétique de Pierre Voélin», 197-210).

9De manière génériquement complémentaire à la section précédente, «Émerveillement et poétiques narratives», la quatrième partie, recueille des textes tournés vers la prose. On remarquera cependant la résistance presque épistémologique de l’émerveillement au prosaïsme : si l’effet de merveille trouve une parenté naturelle avec le sentiment poétique et l’écart de la norme, il a plus de difficulté à se lier avec la modalité narrative. Les articles de cette section touchent de grands noms de la littérature des xixe et xxe siècles. Julie Anselmini se penche sur «Le roman-feuilleton de l’époque romantique, une dramaturgie de l’émerveillement» (p. 213-224), Sylvie Triaire sur les «Épiphanies paradoxales, de Flaubert à Beckett» (p. 225-250) et Bernard Gendrel sur «La grâce de l’émerveillement : contemplation du monde dans le roman catholique, 1830-1930» (p. 239-250). Les deux derniers textes de la quatrième partie se concentrent respectivement sur André Dhôtel (Philippe Blondeau, «L’émerveillement dans les romans d’André Dhôtel : expérience du temps et tes du récit», p. 251-262) et sur Seignolles (Charles Grivel, «Seignolles. Démons et merveilles. La mémoire est dans la tombe», p. 263-266).

10La cinquième et dernière section de l’ouvrage, «S’émerveiller, penser l’Histoire», assemble des articles dont les approches et les corpus diffèrent davantage. Si Jacques Poirier nous conduit à la contemplation des grottes de Lascaux, en suivant le fil de La Naissance de l’Art de Georges Bataille («“Dans la peur et l’émerveillement” : Lascaux et l’éblouissement des origines», p. 269-276), avec un bond de plusieurs siècles, Jean-François Frackowiak propose une lecture de Boulevard périphérique de l’écrivain belge du xxe siècle Henry Bauchau («L’éveil et le dessaisissement : l’émerveillement selon Henry Bauchau», p. 277-288). Les trois dernières contributions sont consacrées respectivement à une étude comparée d’Alejo Carpentier — connu pour sa notion largement analysée de «real maravilloso» — et de Daniel Maximin (Dominique Diard, p. 289-300); aux romans astronomiques et au merveilleux scientifique entre xixe et xxe siècles de Camille Flammarion (Claire Barel-Moisan, p. 301-312); et, pour finir, au merveilleux du genre de la science-fiction (Simon Bréan, p. 313-324).


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11Le volume, dans son ensemble, s’impose pour la variété de son corpus et de ses approches méthodologiques. Il est presque physiologique d’avoir certains problèmes de cohérence avec des volumes collectifs réunissant des communications issues de colloques internationaux. Cependant, une fois franchie l’éventuelle réticence pour cette fragmentation conceptuelle (merveilleux, émerveillement, wonder), historique (les parois de Lascaux, le Moyen-Âge, les xixe et xxe siècles, l’extrême contemporain), culturelle (littérature française, anglophone, comparée, suisse, hispanophone) et générique (poésie, prose, fiction, science-fiction, roman astronomique, roman-feuilleton), le volume est riche en pistes et suggestions d’approfondissement, pour un sujet qui n’aurait pas bientôt fini de charmer les critiques.