La renaissance d'Orphée
1« Ecrire sur le lyrisme, sans doute est-ce osciller sans cesse entre l'adhésion et le refus. », nous dit Jean-Michel Maulpoix au dos de son livre.
2Or rendre compte de cet ouvrage revient à s'arracher à la fascination d'une écriture très consciente de ses pouvoirs comme le donnent à voir des formules telles que celle-ci, « Ecrire sur le lyrisme : ne pas cesser tout à fait d'être écrivain. », pour s'appesantir sur un ouvrage lesté, selon les propres termes de l'auteur, de citations et d'aperçus historiques par rapport à la première version parue en 1989 chez le même éditeur : La Voix d'Orphée. Ce premier ouvrage, qui devait mettre en lumière la notion du lyrisme à une époque où celle-ci paraissait suspecte, n'avait pas peu contribué à son retour actuel sur le devant de la scène littéraire, comme le souligne l'auteur dans sa dernière préface, en citant ses successeurs comme Jean-Claude Pinson, Dominique Rabaté, Martine Broda. Pour sa part, Maulpoix associe le retour du lyrisme dans le paradigme critique actuel à la montée d'une nouvelle génération de « poètes nés dans les années cinquante, moins formalistes que leurs aînés immédiats ». Mais il refuse toute assimilation de ce « retour du lyrisme » ou renaissance de la figure d'Orphée à « un abandon complaisant à l'effusion suggestive, en un temps dit « postmoderne » de complète désorientation théorique ». Il s'agit, selon lui, d'une exigence bien plus profonde, ontologique, étroitement nouée « à la reformulation contemporaine de la question de l'identité. »
3Cependant Maulpoix ne rend pas compte ici de ce nouveau lyrisme, mais dans un autre livre, La poésie comme l'amour. Dans l'ouvrage récemment paru, sa réflexion sur le lyrisme inscrit donc plutôt dans une chronologie large, des « essais » qui ne s'assujettissent pas au carcan du traité. Comme le suggère le titre Du lyrisme, il s'agit d'approcher le lyrisme, de le dire, voire d'en faire l'expérience, mais certes pas de l'épuiser systématiquement ni de le catégoriser définitivement, ce à quoi nous préparent les « Notes liminaires ». D'emblée, le lecteur entre toujours chez Maulpoix et non chez un critique littéraire classique. Ces notes visent à installer le lecteur dans une écriture, une thématique où apparaissent déjà les motifs lancinants de l'oeuvre, bien plus que dans un renvoi constant aux ouvrages universitaires parus autour du lyrisme.
4Le parti pris méthodologique de l'auteur y est assumé, précisant la difficulté à cerner ce qui fait l'oeuvre d'une vocation chez les écrivains et dépasse le concept opératoire que tentent d'en donner les manuels, assumant une expérience quasi éthique du lyrisme. Ainsi le lyrisme a-t-il à voir avec l'élévation, principe tant formel qu'ontologique, ou assomption du « moi ». Cette inscription de la subjectivité dans une parole propre fait advenir la voix du poète qui émerge du langage commun à tous les hommes. Seul le lyrisme rachète la confusion des langues et l'exil de l'homme dans le langage, forme non immédiate de rapport à la nature.
5Quels sont alors les critères objectifs qui permettent de dépasser le subjectivisme d'une telle position ? La table des matières suggère quelques pistes telles qu'une assimilation du lyrisme à certaines formes poétiques comme l'ode et l'élégie, un passage par la rhétorique dont on pourrait attendre qu'elle définisse les recettes du lyrisme dans le chapitre « Aspects d'une poétique », mais les titres des nouveaux chapitres orientent, dans leur ensemble, la méthode vers un retour aux sources, le recours initial à l'étymologie ne dispensant pas d'une recherche esthétique plus en amont. Mais ce choix-même qu'a opéré Maulpoix de relire l'évolution des notions de lyrisme, de représentation, de mimesis, de modèle, d'inspiration, par un retour aux sources grecques en passant par la Renaissance jusqu'au romantisme et à l'époque moderne, donne le sentiment qu'il s'agit d'une même histoire qui se déploie, en revenant à son point de départ dans chacun des chapitres, et que la cohérence de la théorisation aurait gagné à être reployée dans une seule section synthétique. La première approche de Maulpoix dans La voix d'Orphée, certes moins historique, était à cet égard plus unifiée et l'insertion du chapitre sur l'ode et l'élégie brise l'unité d'une méditation sur la notion de modèle et d'objet qui, reprise de bout en bout du livre, semble se répéter sans tenir compte de l'étude de ces deux formes. D'autre part, ce chapitre sur l'ode et l'élégie introduit une ligne de partage des eaux car la méthode de Maulpoix de rétrospective devient plus introspective. Il tente ainsi de préciser, dans le chapitre sur les aspects d'une poétique, des caractères structuraux du lyrisme à travers le prisme de la description dans les sections «Lyrisme et rhétorique », « Du lyrisme et des images », mais aussi via une approche qui n'est pas sans rappeler la critique bachelardienne ou richardienne ayant recours aux mythes, à leur puissance évocatoire et à une topographie de l'âme lyrique qui mène naturellement à une expérience lyrique frôlant son négatif, le silence. Dans la mesure où la pensée de Maulpoix procède par associations, retours et détours, nous avons donc voulu rendre compte de la progression générale de l'ouvrage en la suivant d'une manière générale, afin de porter au jour son architecture intime.
6Toutefois, dans cette perspective diachronique qui va du « Crépuscule Baudelaire », permettant de situer la place du lyrisme dans la crise de la conscience poétique moderne, à « L'exemple de Saint-John Perse » clôturant le livre et faisant suite à la vocation de « L'expérience poétique » qui est « L'éloge et la célébration », il nous semble qu'il aurait été bon d'assumer cette idée implicite tout au long de l'ouvrage mais sensible dès le chapitre sur la naissance du terme ; à savoir que le lyrisme est une notion qui naît avec le romantisme et disparaît dans sa naïveté avec la conscience critique moderne comme le révèlent tous les exemples et notamment l'orientation du dernier chapitre qui fait encore une place à « La voix romantique ». La meilleure preuve en serait donnée par l'exemple a contrario de Claudel, qui justifierait à lui seul le nouveau chapitre sur les deux formes de l'Ode et de l'élégie dans la mesure où il serait le seul auteur moderne à assumer un lyrisme inhérent à une vocation confessionnelle universelle.
Une approche étymologique qui consacre la naissance concomitante du lyrisme moderne et du romantisme
7Dans la première section sur les incertitudes du néologisme, Maulpoix tente une approche étymologique qui rappelle à quel point la notion de poésie lyrique a tardé à se constituer, permettant ainsi de comprendre le flou qui continue de l'entourer encore aujourd'hui. En effet, cette notion quand elle n'était pas tout simplement confondue avec la lyrique, a longtemps été liée à une certaine solennité, au style élevé comme celui de la Bible, confinant au sublime, et hors de là point de salut. Or si la notion est d'emblée associée au religieux et correspond à la vocation prophétique du poète-mage, elle est aussitôt prise en mauvaise part, synonyme d'exagération, de style trop pompeux, trop pathétique. La création tardive du néologisme au début du XIXème siècle l'atteste, qui comme la plupart des mots en « isme », visait à étiqueter de manière critique un mouvement placé sous le signe du romantisme, englobant indifféremment les prosateurs qui tentent de dignifier la prose par un style pseudo-poétique. Cette confusion entre lyrisme et excès de pathos ne cessera dans le dictionnaire de l'Académie qu'en 1879, lorsque reconnaissance il y aura d'un lyrisme pouvant s'exercer hors des textes bibliques, sans pour autant verser dans l'excès.
8D'une part, le lyrisme se distingue à son origine du poétique et relève d'une catégorie stylistique destinée à compenser l'insuffisance poétique de la prose par rapport au vers mais Maulpoix ne pousse pas la réflexion sur la prose lyrique romantique jusqu'à son point de rupture moderne que constitue le poème en prose, où le lyrisme ne se définit plus par un registre de langue mais par un rapport du je poétique à sa matière, qu'elle soit référentielle ou verbale.
9D'autre part, cette naissance du lyrisme sous les auspices du romantisme aurait dû amener une réflexion sur la conception du moi et notamment du sujet lyrique, qui n'est pas sans soulever des questions essentielles sur la place de ce sujet lyrique, entre sujet autobiographique et sujet fictionnel, mais Maulpoix préfère, dans un premier temps, souligner dans ce recours à l'étymologie la valeur dialectique et métaphorique d'une telle notion, que ce soit dans sa perception ou dans sa forme, consistant en une montée et une retombée.
10Sa méthode apparaît donc comme régressive, s'interrogeant par la suite sur la notion de mimesis et de représentation pour parcourir sa généalogie, de Platon au siècle classique, afin de découvrir comment le lyrisme a pu s'insérer dans ces différents paradigmes culturels, et comment la notion de modèle en termes de distance entre l'artiste et son objet a pu permettre le surgissement de ce sujet lyrique pleinement assumé pour la première fois par les romantiques.
11Pertinence des notions de mimesis et de modèle pour penser la poésie lyrique ?
12Maulpoix conteste ainsi la notion de modèle dans l'Antiquité, notion qui aboutit à définir l'imitation artistique comme le mode de présence le plus éloigné de l'Idée dans le Livre X de la République de Platon alors que cette notion de modèle inaccessible n'aurait pas de réel sens dans la Poétique d'Aristote, qui envisage la mimesis sur un plan technique. Maulpoix aurait pu à ce sujet rappeler, à l'instar de Gustave Guerrero dans Poétique et poésie lyrique(Seuil, 2000), que la poésie lyrique est absente de la poétique aristotélicienne et que seule la théorie de l'expression, qui va s'élaborer au XVIIIème siècle, va pallier les insuffisances de la définition de la poésie lyrique, définie jusque-là par l'imitation, certes mais aussi par la notion technique qu'est le vers, notion arithmétique qui trouve sa justification dans Horace, Platon mais certes pas dans Aristote.
13 Du moins Maulpoix reconnaît-il des modèles et une mesure spécifiques au siècle classique. Ainsi rappelle-t-il la valeur édifiante de l'imitation, qui s'inscrit dans la lignée de L'Imitation de Jésus-Christ, et celle du modèle, reproduction en dimension inférieure de l'oeuvre du Créateur. De plus, ces modèles ne sont plus contradictoires comme le paganisme antique et la foi chrétienne du XVIème s, qui permettaient de s'élever jusqu'à la source de la Nature et des Anciens en les célébrant. En effet, l'homme étant devenu au siècle classique la mesure de toutes choses, il s'agit d'idéaliser la nature car celle-ci est corrompue. Ainsi y aurait-il renversement de la mimesis platonicienne : l'imitation ne saurait trahir la vérité puisqu'elle impose à la nature même les vertus de l'idée et de la morale.
14Cette généalogie parvient donc à l'âge d'or du lyrisme, à savoir celui de l'expression romantique où la Nature devient le modèle absolu, dont l'idée est à ce point intériorisée par le sujet qu'il peut la développer à son gré. Mais cette intériorisation se produit sur le mode de la perte, comme le rappellent les citations de Schiller établissant une distinction entre le poète grec naïf dans la Nature et le poète sentimental moderne qui a éprouvé la perte de la nature et la venge en la célébrant. Il y alors assomption du sujet qui se distingue de la Nature et des règles ou modèles.
15Avec la poésie moderne advient l'âge de la création se substituant à l'expression, comme le style se substitue au lyrisme. Ainsi Maulpoix résume-t-il la généalogie de la notion de modèle comme celle qui va du privilège classique de l'objet représenté, à celui moderne du langage évocatoire, en passant par celui romantique du sujet qui le représente. Mais l'on voit bien que dans cette évolution, la notion de modèle perd en définition ce qu'elle gagne en compréhension et qu'elle se prête à des équivoques qui aboutissent à la remise en question même du lyrisme. Le Crépuscule Baudelaire devient alors le moment où se joue le passage de la mélancolie du lyrisme moderne au spleen, plus physiologique, plus proche d'une beauté bizarre. Le sujet se dépersonnalise à travers la valorisation de la sensation, de l'intelligence par rapport à l'effusion, de la suggestion par rapport à l'expression, à travers la découverte d'une beauté liée à l'exploration de lieux nouveaux comme la ville et à travers le développement d'une conscience critique du langage. Les rapports horizontaux, loin de la transcendance des lieux élevés romantiques, sont inscrits dans l'analyse du caractère transitoire de l'homme et dans le cadre formel souple du poème en prose.
16 Ainsi pour Maulpoix, la puissance de célébration du lyrisme se retourne alors en puissance d'interrogation. Mais cette puissance d'interrogation parvient-elle à remettre en cause le mode même de l'expression lyrique ? Le refus du lyrisme au sens de sentimentalisme, de discours éthique, n'ouvre-t-il pas la voie à un nouveau lyrisme doublé d'un regard analytique sur les procédés mêmes du lyrisme ? Comment penser la notion même de création, sans modèle autre que stylistique, si ce n'est dans l'incursion vers l'inconscient comme le suggèrera l'écriture automatique ? Il y a là un pas vers une écriture du silence, une mort-transfiguration du sujet lyrique consécutive à Mallarmé et formalisée par Blanchot, qui n'est pas encore franchi par Maulpoix à ce stade de son livre.
Adéquation de la théorie archaïque de l'inspiration à l'objet de la poésie lyrique moderne ?
17Maulpoix demeure cependant dans la configuration du sujet lyrique puisque après le rapport du poète à l'objet ou modèle, il se tourne vers la notion d'inspiration poétique comme celle qui lui fait pendant. Mais cette pensée qui procède par sauts et gambades, ne thématise pas cette relation triangulaire qui configure le sujet lyrique et particulièrement à l'ère romantique. Ainsi Yves Vadé, dans sa contribution aux Figures du sujet lyrique sous la direction de Dominique Rabaté (PUF 1996), va-t-il jusqu'à établir un schéma des relations entre le je romantique censé représenter la Nature, rendre compte de cette Nature à autrui toujours présent dans son oeuvre qui lui est adressée, et procéder d'une inspiration transcendante. Maulpoix est pour sa part, bien plus intéressé par la théorie archaïque du lyrisme à laquelle il accorde une valeur prépondérante.
18 Mais cette justification de la valeur théorique des mythes par leur fécondité littéraire rencontre des limites épistémologiques évidentes. La notion de source d'inspiration se confond alors avec celle de modèle et cette analyse demeure fascinée par ce mythe au second degré, cette origine mythologique de la notion d'inspiration censée rendre compte de la naissance de l'art, à l'image de ses dieux tutélaires : Orphée, Apollon, les Muses. Maulpoix distingue ainsi à la source de l'inspiration selon les époques : les dieux pour les Grecs, la nature ou les passions pour les romantiques et l'inconscient pour les Surréalistes. Pourtant cette évolution des sources aurait dû introduire un développement sur le réajustement de la théorie de l'inspiration qui n'était compatible qu'avec son influence divine archaïque et cessait, dès lors qu'elle ne renvoyait plus à cette source, d'être adéquate à son objet.
19Selon Maulpoix, l'inspiration demeure à travers cette évolution une mythique théorie de l'exception. Bon délire pour Platon qui l'opposait au mauvais délire représenté par la folie, elle représente ainsi un usage rationnel de l'irrationnel. Cette part faite à l'irrationalité n'a pu qu'attiser soupçon et fascination, contribuant à creuser le fossé entre l'artiste inspiré, voyant et l'artisan fabricant de l'époque classique, tous deux cherchant néanmoins par des voies opposées à atteindre l'Esprit absolu. Maulpoix revient sur ce qu'il nomme cette mystique de l'origine en retrouvant l'origine chrétienne de la notion d'inspiration, liée à celle de l'enthousiasme depuis l'Ion de Platon où le philosophe fait une part à la vision directe, vision directe qui ne peut être atteinte par la techné.
20Aspiration, inspiration, souffle, autant de notions qui sont liées à une expérience essentielle de la mémoire, la Muse étant la médiatrice permettant la réalisation de la réminiscence. Certes, Maulpoix ne laisse pas de suggérer les métamorphoses de la figure de la Muse à travers les âges et les avatars de la femme aimée, sujet au coeur de la poésie lyrique jusqu'à l'époque contemporaine, mais ce n'est pas l'évolution du rapport du sujet lyrique par rapport à l'inspiration, qui l'intéresse en tant que telle. Il préfère metaphoriser le transport musaïque en mouvement dialectique à la rencontre de cette inspiration mais aussi en retour vers soi, comme le suggère la descente d'Orphée aux Enfers. Une autre dialectique, celle du voile/dévoilement métaphorise celle de l'oubli et de la mémoire plaçant le poème comme antérieur au poète irresponsable. Ainsi inspiration et lyrisme dépossèdent-ils le poète de son langage, de son poème, pour faire de ce moment de crise du langage celui de la création poétique, de la naissance du poète. Mais cette réactualisation du furor poétique, qui doit à Rimbaud, à l'écriture automatique laissant parler plus ou moins spontanément l'inconscient, n'est pas pensée ici dans une perspective historique. En ce sens, la théorie archaïque de l'inspiration serait réactualisée par une perspective globalement structuraliste plaçant le poète au coeur du langage, sans pour autant démystifier ce rapport du poète au langage qui demeure toujours aussi mystérieux.
L'ode comme paradigme officiel d'une essence invariable de la poésie lyrique ?
21Et pourtant Maulpoix semble se contredire en introduisant immédiatement une étude sur les formes du lyrisme comme celle de l'ode qu'il assimile au lyrisme parfait. Pourquoi désormais aborder le lyrisme par le biais d'une histoire des genres alors qu'il a placé au front de l'un des premiers chapitres la citation de Michaux sur les genres littéraires « ennemis qui ne vous ratent pas, si vous les avez ratés du premier coup » ? De plus, l'ode ne serait-elle pas la forme par excellence accessible par des règles ? Pourquoi choisir cette forme comme le paradigme de la poésie lyrique alors qu'elle apparaît comme datée, tributaire d'une esthétique archaïque et officielle, et a priori non pertinente pour penser l'évolution de la poésie lyrique jusqu'au XXème siècle ?
22Si l'on remonte à son origine, l'ode correspond à une définition large par essence, celle du chant de louanges accompagné par une musique instrumentale et de la danse. Bien que conçues selon un plan tripartite, strophe, antistrophe, épode, les Odes de Pindare à l'origine du genre, se caractérisent déjà par une libre association de mètres et d'airs différents ne correspondant pas à une répartition rigoureuse. Maulpoix a donc beau jeu de rappeler que l'ode n'est en rien une forme figée, contrairement par exemple au sonnet d'apparition plus tardive, et peut donc à bon droit apparaître comme l'ancêtre de la poésie lyrique, et ce d'autant plus que sa vocation première est la louange, visée épidictique qui définit par essence la poésie lyrique si l'on en croit le titre de l'une des sections suivantes : « Eloge et célébration ».
23 À partir des Odes d'Horace, l'ode est lyrique sans le secours des choeurs et de la musique mais leur disparition est compensée par l'invariabilité de la césure qui instaure une stabilité rythmique contrastant avec les sujets plus familiers. On pourrait d'ailleurs à juste titre se demander dans quelle mesure cette stabilité rythmique va devenir l'un des critères dominants de définition de la poésie lyrique sous la bannière du vers dans la poésie en langue romane, critère tout pragmatique mais nécessaire dès la Renaissance pour justifier une poésie lyrique parent pauvre des autres genres littéraires dans la Poétique d'Aristote et que le critère de mimesis ne suffisait pas à distinguer des autres genres.
24L'ode demeure toutefois la forme officielle de la poésie lyrique, qu'il s'agisse des Odes de Pindare qui célèbrent le héros de la Cité ou celles de Ronsard. Elle apparaît à la fois dictée par les circonstances et dépassant celles-ci pour atteindre la célébration de l'universel. Mais les sujets des Odes de Ronsard peuvent paraître plus légers puisqu'ils se réclament également de l'inspiration d'Horace. L'ode peut devenir alors politique et se transformer en contre-louange, c'est à dire en pamphlet. Comme le reconnaît Du Bellay dans sa préface à la Défense et illustration de la langue française, l'ode apparaît comme un hommage aux Anciens auxquels elle emprunte la matière mythologique mais aussi la forme. C'est ainsi que Boileau qualifiera la forme de l'ode dans son Art poétique de beau désordre imitant celui des passions, désordre qu'il convient néanmoins d'atteindre par le biais de mesures régulières comme celles du décasyllabe ou de l'alexandrin.
25Ainsi jusqu'au romantisme, la définition de l'Ode est-elle empêtrée dans ce paradoxe qui consiste à produire artificiellement une impression de désordre contraire à la spontanéité lyrique. Comme le note Maulpoix, les Odes de Jean-Baptiste Rousseau et celles de Voltaire apparaissent comme victimes de ce paradoxe et il faut attendre les Odesd'Hugo pour que l'ode retrouve sa légitimité en substituant à la mythologie païenne une mythologie chrétienne. Si Hugo fait preuve d'une certaine audace formelle en introduisant deux à trois types de strophes différents dans le poème, il tente surtout de mettre en avant les idées étouffées par l'abus des « apostrophes, exclamations et autres figures véhémentes ». Ainsi l'ode demeure-t-elle un genre sérieux traitant des domaines de la religion, de l'antiquité, de l'histoire et de l'émotion contrairement à la ballade plus légère certes, mais pas forcément inférieure. Théodore de Banville la cautionne comme la forme lyrique par excellence, dans une poésie qui tend à se confondre avec le lyrisme, et la définit formellement comme un tout organique où des vers longs préparent à une chute à laquelle correspondent des vers courts.
26L'ode est cependant victime de ce statut officiel, et la chronologie des poèmes intitulés « Odes » ne dépasse guère le début du XXème siècle et l'on est en droit de se demander si Maulpoix n'a pas choisi de rendre compte de cette forme en vue de l'évocation du cas des Cinq Grandes Odes de Claudel. Mais, loin de percevoir dans cette adoption de la forme de l'ode la pierre angulaire de cette oeuvre, il considère celle-ci sous l'angle de la « sainte réalité ». Il situe l'ode de Claudel dans son système de la Co-naissance et de la restitution du souffle vital. Ainsi la diction énergique est-elle centrale dans l'ode claudélienne, lui conférant ce mouvement d'élévation qui est le propre de l'ode. Apologie du monde crée par le Dieu catholique, l'ode se veut vraiment universelle, entraînant sur les pas du poète le lecteur dans une double initiation au lyrisme et à la croyance. Maulpoix analyse de manière fine le foisonnement d'images, le beau désordre de ces odes comme une auto thérapie qui inscrit Claudel dans le mariage à travers la célébration d'un ordre choisi.
27Ainsi Claudel résout-il le paradoxe formel de l'ode en employant notamment le verset, qui pour Maulpoix est une extension du vers libre, se tenant au plus près de la cadence intérieure. Cette cadence intérieure est rendue par les répétitions, les redondances qui rapprochent le verset du principe de répétition du vers, sans atteindre toutefois sa régularité puisque les brisures, les segmentations de la syntaxe, les inversions font entrer en conflit cette régularité avec une oralité qui donne à cette écriture un dynamisme inégalé, encore renforcé par la valeur dramatique de certaines apostrophes ou de la répétition de l'acte même de la prise de parole. Certes, l'oeuvre de Claudel résout le problème moderne de l'énonciation du je lyrique puisqu'il s'y pose comme le chef d'orchestre, le prophète qui doit rendre compte de la sainte réalité. Il corrobore de plus, la théorie antique de l'inspiration reprise dans une configuration chrétienne. Mais l'analyse de Maulpoix ne pose pas la question de l'expression, qui pour emprunter une rhétorique ancienne de l'inspiration, est exceptionnellement de nouveau en adéquation avec son objet par ce choix de la forme du verset, verset non revendiqué comme tel par Claudel, mais qui seul pouvait reconfigurer la parole biblique et lui donner statut de parole vivante, lyrique comme dans les Psaumes dont Claudel s'inspire largement. Et l'on pourrait également s'interroger sur le rapport du lyrisme du théâtre de Claudel à son oeuvre lyrique proprement dite. Les Cinq Grandes Odes apparaissent donc comme un hapax dans la poésie lyrique, retournant en arrière de Rimbaud. Il faut donc se méfier de cette oeuvre qui semble illustrer une définition atemporelle de l'ode comme paradigme de la poésie lyrique alors que comme le note justement Maulpoix, elle échappe à cette catégorisation. Le lyrisme semble ici plus relever du mode d'écriture du verset auquel Maulpoix aurait pu consacrer davantage d'importance en le confrontant plus précisément au vers longtemps considéré comme un critère formel du lyrisme. Ce choix de la forme particulière du verset, comme le suggère son addenda final qui s'intéresse à Saint-John Perse, est partie prenante même d'une écriture lyrique postérieure au poème en prose et ainsi rendue possible.
L'élégie intime comme pendant du lyrisme officiel de l'ode ?
28Issue du thrène, chant funèbre accompagné de la flûte, l'élégie a partie liée ave l'oraison funèbre, l'épitaphe et le tombeau. Censée bercer la douleur, elle doit aussi plus généralement relever les esprits. Elle s'inscrit donc en amont et en aval dans le registre épique puisqu'elle apparaît pour chanter les héros morts mais aussi pour ranimer le courage des vivants. A ce titre, ses topoï sont ceux d'ubi sunt, de l'égrènement des regrets, inscrits dans une temporalité de l'opposition entre le passé et le futur, dans une topographie imaginaire à laquelle sont identifiées des villes comme Venise ou Bruges. Ainsi jusque dans la perte le sujet apparaît-il lié à une collectivité qui connaît l'éloignement de l'amour et de la jeunesse.
29L'élégie semble répondre, plus encore que l'ode, à une mesure puisqu'elle est caractérisée dès son origine par celle du distique élégiaque dont l'hexamètre rappelle celui de l'épopée alors que le pentamètre introduit dans le rythme comme un heurt, un refus de la régularité qui suggèrerait le sanglot. Volontiers gnomique, le distique élégiaque relève d'une poétique du souvenir, que ce soit pour obtenir le retour à Rome du poète exilé comme dans les Tristes d'Ovide ou celui de la femme aimée. A partir du Moyen-Age, l'élégie correspond d'ailleurs plus à une tonalité qu'à une forme, transparaissant dans des chansons de toile, d'aubes regrettant la séparation des amants ou dans les ballades de Charles d'Orléans ou de Villon. Ainsi peut-on parler avec des précautions de sonnets de Du Bellay à la tonalité pitoyable à l'instar de l'élégie, même si leur auteur prend bien le soin de définir la forme par ailleurs.
30Mais si Boileau a beau jeu de tourner en ridicule les excès de la plaintive élégie dans l'Art poétique, Marmontel sait la réhabiliter en distinguant trois genres de l'élégie ; passionné, tendre et le gracieux. L'élégie devient alors la poésie du transitoire, veine illustrée par les poésies simples et touchantes de Chénier, Millevoye jusqu'à Marceline Desbordes-Valmore. Maulpoix retrace à partir de ce moment romantique le deuil de l'idéal que représente l'élégie opposée par Schiller à l'idylle, qui elle, se réjouit de la nature sans la pleurer.
31Dans les élégies de Lamartine se fait jour une dialectique de l'intime et de l'universel qui fonde la nature même des Méditations. La Nature y apparaît encore comme la consolatrice, solution de continuité entre l'intime et l'universel. Mais dans la conscience moderne, l'élégiaque est mis en porte à faux avec cette représentation idéalisée de la nature comme le montre la poésie de Verlaine dissolvant dans la langueur les formes, aboutissant à une impersonnalisation et remise en question du sujet. Pour Maulpoix, l'heure de l'anti-élégie a sonné avec les Chants de Maldoror et les Complaintes de Laforgue. Une étape est franchie avec les Elégies à Duino de Rainer Maria Rilke qui seraient une apologie de la dépossession sans aucune aspiration à l'au-delà mais aboutiraient définitivement à consacrer l'élégie comme un poème humain, une méditation poétique et éthique.
32L'étude complémentaire des deux formes de l'ode et de l'élégie n'aurait donc à terme, puisque les deux formes ne sont plus évoquées ultérieurement, pour fonction que de dégager des caractéristiques impérissables du lyrisme, la visée épidictique que l'on retrouve dans le dernier chapitre sur l'expérience lyrique mais aussi la valeur éthique d'une poésie intimement liée à l'expérience d'être et à ses deux racines Eros et Thanatos, bien plus que de servir de repère formel dans une réflexion sur l'évolution des genres littéraires. Comme le suggéraient, sans le formaliser, les chapitres dévolus à l'évolution de la notion de modèle, ce qui se perd dans la disparition de formes consacrées telles que l'ode et l'élégie, c'est donc moins la notion de lyrisme que celle de modèle formel.
Pour une poétique du lyrisme ?
33Après ce bref aperçu des deux formes-porte drapeau du lyrisme, Maulpoix tente de définir les aspects d'une poétique. Pourtant, il ne saurait s'agir d'une définition résiduelle tentant de définir le lyrisme après la mort de l'élégie et de l'ode, mais d'une analyse formelle générale, transgénérique qui dépasse d'ailleurs le cadre de la seule poésie lyrique. Ainsi part-il de l'exclamation et du développement comme les critères fondamentaux permettant de définir le lyrisme. Il met en lumière la dialectique du développement ou amplification et de l'exclamation, point d'aboutissement du cri qui s'absorbe dans le silence. Le danseur de cordes de Rimbaud lui sert ainsi d'illustration de cette tension du poème vers le silence, le calligramme. Il rend à l'exclamation toute sa force extatique, réveillant l'attention du lecteur, l'initiant aux pouvoirs du langage. Mais Maulpoix nuance encore son propos distinguant deux valeurs de l'exclamation, celle de l'intimation et celle de l'aboutissement. Allant jusqu'à confondre lyrisme et poésie, Maulpoix fait de celle-ci la modulation de l'existence grâce à cette capacité de moduler le cri, de rétablir dans la langue, les valeurs d'harmonie et de rythme.
34Néanmoins, après ce point de vue ontologique, Maulpoix se rapproche-t-il d'une vision plus technique puisqu'il envisage les rapports du lyrisme avec la rhétorique. Toujours dans une vision qui confond lyrisme et poésie, Maulpoix remet en cause la valeur d'usage de l'éloquence qui, dans sa visée épidictique, use abondamment de procédés tels que l'hyperbole qui agrandit le sujet, les épithètes, ou encore la période qui imite rythmiquement l'ordre circulaire du monde. L'étude de l'éloquence passant par celle du sublime, Maulpoix rappelle la difficulté des orateurs à définir cette « sorte d'idéal que l'on ne peut garantir par des règles », mais qui se caractérise par la noblesse, l'abondance et la magnificence. Il s'agit alors d'un lyrisme élevé qui n'a plus à rien à voir avec la célébration humble des sentiments intimes.
35Après avoir défini ce type de lyrisme proprement rhétorique qui s'exprime surtout dans la célébration de personnages, Maulpoix s'attache au lyrisme des paysages a priori plus désintéressé et peut-être plus en rapport avec une intimité du sujet. La description joue un rôle central dans cette expressivité du sujet. Pseudo-objective, la description se veut alors le lieu critique du lyrisme, celui où il se dit obliquement, s'analysant et se dénonçant en même temps. Mais comme le montre l'exemple de l'ekphrasis du gâteau de mariage dans Madame Bovary, cette fonction critique de la description apparaît surtout dans la conscience moderne, ne rendant peut-être pas compte de la valeur qu'elle pouvait avoir auparavant et notamment dans la poésie romantique. Ainsi la description serait-elle le royaume de l'adjectif, de l'épithète qui, loin de se substantiver comme dans l'épithète homérique de l'âge classique, accèderait ici au pouvoir de suggérer plutôt que de décrire explicitement.
36De la description à l'objet lyrique, le glissement se fait de lui-même et Maulpoix récapitule les étapes allant de la poétisation classique de l'objet choisi à la prosaïsation moderne du sujet objectivé.
37Ainsi la poésie devient-elle capable de rendre compte de tout objet, de tout ce qui s'expose et s'oppose à la conscience du poète. Il ne s'agit plus de rem amplificare ornando, c'est à dire de choisir un objet abstrait éloigné de toute bassesse au nom d'un sujet lui-même abstrait mais, à partir de la seconde moitié du XIXème siècle dans la continuité des Fleurs du Mal qui en restaient encore à l'allégorie, d'arriver à l'art prosaïque de « l'Alchimie du verbe » de Rimbaud jusqu'au lyrisme de la matière que l'on peut retrouver chez Marinetti, Verhaeren, Whitman ou encore Apollinaire. Rilke est donné là-aussi comme un point d'aboutissement de cette tendance dans la mesure où l'amour fou propose une épiphanie de l'objet lyrique et que la révélation du sujet s'y révélant à lui-même dépasserait la posture romantique.
38Enfin, dans cette définition d'une poétique, Maulpoix analyse le fonctionnement de l'image.
39Analogique et substitutive, l'image est cette présence qui renvoie à une absence. Elle joue le rôle d'un catalyseur dans le réveil de la mémoire-cache, dans la réminiscence. Mais l'image est aussi ce qui singularise l'écriture de chaque auteur le ramenant vers les mêmes associations et rythmes, transformant une perte en trouvaille du sujet, constituant ainsi progressivement le mythe personnel du poète.
40« Le chant d'Orphée », ou suite mythologique, reprend comme un leitmotiv les catégories du mythos et du logos afin d'insister sur l'assiduité poétique du mythe organisant du paradoxe, rendant compte rationnellement de l'irrationnel. Maulpoix trouve alors cette formule : entre mythos et logos, le lyrisme est melos ; le chant. A travers les figures nietzschéennes d'Apollon et Dionysos, il récapitule cette opposition entre les deux tendances du lyrisme, entre l'ordre olympien de la joie et l'ordre originel des Titans, entre l'harmonie équilibrée et distanciée et la nature sauvage et démesurée. Mais cette opposition qui procède bien de la tension à l'oeuvre même dans le mouvement escaladant et pneumatique du lyrisme se résorbe dans l'image du chant d'Orphée qui rend habitable la demeure terrestre hantée par la destinée mortelle. Ainsi Maulpoix reprend-il l'image de Blanchot qui parlait du silence d'Eurydice, personnage prétexte au besoin d'Orphée de voir la mort et de la suspendre par son chant. Au corps de l'aimée perdue se substitue alors la lyre, rappelant ainsi le mythe du Phédon où l'âme est donnée comme une lyre restituant la musique des sphères célestes. Les jardins d'Adonis qui donnent ainsi leur titre à une section voient le rappel de la figure d'Hermès psychopompe, dieu de la marche et du message divin, célébrant les plaisirs éphémères de cette terre, instaurant l'herméneutique alors que sous la figure de David, Maulpoix rend sa place au lyrisme dans la Bible, rappelant que la louange sacrée est la première voix du lyrisme mais pour mieux consacrer aujourd'hui la liturgie personnelle qui s'instaure entre chaque écrivain et sa page blanche.
41C'est donc bien sous le signe d'une expérience intérieure, d'une critique littéraire vécue en même temps qu'elle s'écrit que Maulpoix puise aux fondements mêmes de l'humanité : Eros et Thanatos. Passion d'écriture et passion d'amour ont bien sûr partie liée mais ce qui intéresse Maulpoix, bien plus que l'évidence de ce critère de contenu, c'est la valeur mythologique qu'acquiert l'amour dans le lyrisme, rappelant, en suivant L'amour en occident de Denis de Rougemont, que seule l'exigence mystique de la passion d'amour vécue hors du mariage et de la société, en devenant ainsi atemporelle, féconde le lyrisme. La parole se fait alors effusive ou suggestive, naissant dans l'exil amoureux, faisant de l'amour non un thème mais une racine du lyrisme qui le transforme et sublime. La muse apparaît alors comme un avatar de cette figure de l'idéal féminin inaccessible. Et Maulpoix de récapituler toutes ces muses de la poésie qui rendent à l'écriture ce mouvement même du désir vers le point inaccessible de son assouvissement
42La section intitulée « La foule du limon noir » rappelle qu'à l'instar d'Enée, dans le lyrisme, le sujet articule le plus directement possible le sentiment des sa finitude. Mais cette mort, tout comme le sentiment amoureux, est recomposée, mise en scène à travers des allégories ou des paysages électifs comme les champs de ruines, les cimetières, ouvrant sur l'infini. La poésie devient alors épitaphe, comme l'illustrent les tombeaux de Mallarmé, les Stèles de Segalen, se minéralisant, tendant au silence devant le silence absolu de la mort.
43La Nature apparaît alors comme l'ultime ressource, intimement liée au sentiment de la mortalité, comme le rappelle le titre de la section suivante s'inspirant du poème de Rimbaud « Là où chante une rivière ».
44Autre nom de la Beauté, la Nature n'est plus alors la seule campagne de l'idylle mais le cosmos tout entier qui s'exprime à travers la figure privilégiée de la prosopopée. Se confondant alors avec le sacré selon Hölderlin, la célébration de la nature atteint le rythme même de l'être, celui de la systole et de la diastole. Il s'agit de suspendre le temps, de conjuguer la verticalité éblouie de l'instant et l'horizontalité paisible de la durée, à travers les deux conceptions contradictoires que sont la dramatisation du sentiment, du sujet et la généralisation, l'amplification.
Le retour et la reconfiguration du sujet à travers la figuration de l'espace ?
45Dans « Points de vue et paysages », Maulpoix revient sur la fonction structurante des lieux.
46Aussi aborde-t-il successivement l'architecture lyrique, l'ouverture vers l'infini et l'intimité paisible. Selon Maulpoix, la conscience poétique moderne construit son rapport à la Nature alors que par exemple chez les Romantiques comme Chateaubriand, l'analogie entre la Nature, les arbres de la forêt et les lieux, les colonnes des temples était immédiate et n'avait pas de valeur allégorique comme chez Baudelaire. « Des valeurs d'architecture se substituent aux valeurs d'effusion. » Les exemples d'Apollinaire, de Valéry montrent comment la forme même des poèmes est infléchie par les lieux décrits.
47L'ouverture vers l'infini est cependant toujours ménagée, non plus à travers la figure du belvédère chère à Friedrich mais à travers l'image récurrente des Fenêtres. Les lisières, les rivages apparaissent ainsi comme les figures privilégiées de la rencontre de deux éléments, propices à la concentration du sujet. Mais des Rêveries de Jean-Jacques Rousseau aux métaphores de Verlaine, le paysage n'apparaît plus seulement comme une figure du sujet mais comme une image même de la poésie ainsi qu'en témoignent les titres de recueils modernes. L'intimité paisible est alors l'alternative à l'ouverture sur l'infini pour tenter de recentrer la poésie sur le sujet. Il s'agit alors soit d'une intimité amoureuse, soit d'une intimité avec la nature, intimité vécue comme le laboratoire de l'expérience lyrique.
48Ainsi l'expérience lyrique permet-elle au « je » lyrique de se configurer au détour de jeux de miroirs. Entre la généralisation de son expérience intime et la particularisation du général, le « je » se perd et se cherche entre enthousiasme et autoanalyse. C'est dans la voix que se configure le sujet, mode de présence aussi immatériel que la musique, défini par Valéry « comme aussi éloigné du discours et de l'éloquence et du drame que de la netteté et de la rigueur ».Aussi Maulpoix reprend-il ce fil ténu de la voix pour analyser son fonctionnement à l'époque romantique où inspirée de l'intérieur, faisant entendre la voix de la Nature, la voix divine, la voix du peuple, elle s'adresse à une collectivité. Or c'est cet accord moral autour de la voix autorisée du poète que fêle un poème tel que « La cloche fêlée » de Baudelaire. Si Dieu a crée par le verbe, le poète doit pouvoir recréer sa propre totalité par sa voix, se plaçant ainsi en posture d'ange déchu.
49Autre possibilité, le poète peut célébrer par l'éloge qui demeure l'acte poétique par excellence. Ainsi la poésie de Saint-John Perse est-elle caractérisée par Maulpoix comme un seul éloge, une parole élevée qui est l'état lyrique même. « Par la grâce du lyrisme, poésie et religion échangent leurs vertus, soit que le sentiment religieux fonde l'entreprise poétique, soit que le poétique assure sa relève en temps de détresse. » Maulpoix relève chez Saint John Perse le désir d'être pur dans l'enthousiasme et de ne pas ruser avec l'émotion, se méfiant ainsi du lyrisme traditionnel. Il s'agit de mesurer l'être humain, de rendre compte de son équivoque.
50Le lyrisme est considéré in fine dans son point d'origine et d'aboutissement : le silence. Depuis Mallarmé et contrairement aux romantiques, le silence est pensé comme condition et fin de l'écriture poétique.
51A cet effet les « Scholies », qui parachèvent l'ouvrage de Maulpoix, donnent-elles à voir et à entendre ce silence entre ces différentes réflexions qui constituent autant d'apophtegmes, rappelant en écho l'essentiel de l'ouvrage, à savoir que seule l'insuffisance est intéressante dans cette notion impossible à rationaliser par la raison raisonnante, que sa forme par excellence demeurerait le vers, peut-être à même de rendre compte de cette poésie du coeur, poésie cardiaque préférable à celle du coeur pompe à larme alors que l'au-delà, la disparition travaille le lyrisme, expliquant qu'il s'y perde comme dans un point de fuite.
52Au terme de notre lecture, cet échec assumé comme étant plus intéressant qu'une réussite qui passerait par l'analyse desséchante renvoie à l'échec annoncé en préface. Il n'en demeure pas moins que ces scholies brouillent le message final de l'oeuvre, amenant le lecteur à poursuivre la réflexion lancée par ces ultimes pistes ; qu'en est-il de cette conception traditionnelle du vers comme forme privilégiée du lyrisme qui n'a fait l'objet d'aucune étude approfondie au long de l'ouvrage ? S'agirait-il de l'expression des préférences de l'auteur en matière de poésie ?
53 Le lecteur ressort un peu perdu de ce voyage en Maupoisie, dans la mesure où il a pu lui sembler à certaines étapes de son périple que deux paysages critiques se confondaient, celui d'une approche historique des concepts et celui d'une critique immanente à son objet, évoquant en termes lyriques le lyrisme. Par ailleurs, si on ne saurait se lasser des études inspirées de textes qui accompagnent désormais comme autant d'illustrations certains chapitres comme « L'intérieur de Paul Valéry », nouvelle section des « Points de vue et paysages » et faisant contrepoint à la section « L'ouverture infinie », on peut regretter que ces études soient circonscrites à cette visée et que le choix des auteurs cités conforte, sans la soumettre au feu de la contre-épreuve, la théorie traditionnelle de l'inspiration. Il est à craindre que, si Orphée connaît une renaissance sous la plume de Maulpoix, ce soit plus par la force d'une conviction profonde de l'auteur dans le pouvoir immédiat de la parole, dans une critique littéraire vécue comme une métaphysique à la suite de maîtres tels que Ricoeur, que par une posture épistémologique au sens strict du terme, qui situe la réflexion sur le lyrisme dans le paradigme critique post-structuraliste. En ce sens, Maulpoix fait cavalier seul, faisant fi des écoles de pensée, partant du présupposé que le sujet lyrique est une évidence et la condition nécessaire de l'écriture lyrique, prouvant par les faits qu'une poésie lyrique existe à partir d'un corpus, qui vérifie l'inscription de la poésie lyrique dans une tradition, tradition que le choix des deux formes datées de l'ode et de l'élégie corrobore encore. On ne sort donc pas du cercle magique de ce lyrisme atemporel qui fascine ceux qui le dessinent. Pourtant la question du sujet lyrique, de l'évolution des formes lyriques autres que l'ode et l'élégie, du rapport de la poésie lyrique à la chanson, pour avoir toutes été soulevées par Maulpoix, résonnent encore aux oreilles du lecteur à la sortie de cette chambre d'écho que représente Du lyrisme.