Le laboratoire de la fiction
1Les études dix-neuviémistes, et tout particulièrement celles qui touchent à la constitution du roman moderne, souffrent de l'ombre portée par La Comédie humaine de Balzac sur les minores de la monarchie de Juillet. À cela s'ajoute un mépris encore vivace pour l'univers du périodique et pour sa formidable production imprimée, ainsi qu'une focalisation exacerbée sur l'année 1836 et l'avènement du roman-feuilleton. Véritable manifeste pour une nouvelle pratique de l'histoire littéraire, l'imposant travail de Marie-Ève Thérenty (Maître de conférences à l'Université de Montpellier-III) vient heureusement combler cette béance, en explorant les mutations culturelles et esthétiques qu'accompagne le développement du périodique de masse autour de 1830. Il le fait avec force érudition, clarté et intelligence, et dégage de façon particulièrement stimulante les enjeux cruciaux d'une rencontre féconde : la rencontre entre le champ journalistique et la production romanesque. Avant d'en venir aux appréciations critiques qu'un tel travail appelle, nous voudrions ici décrire rapidement les différents sillons creusés par Marie-Ève Thérenty.
Clinique de l'imprimé
2La première partie de Mosaïques étudie la position des " romanciers-journalistes " dans le champ littéraire des années 1830. Ce champ littéraire lui-même est l'objet de pages particulièrement fouillées, sans doute les plus rigoureuses et les plus utiles de l'ouvrage, qui décrivent par le menu l'univers en crise de la librairie et l'univers foisonnant du journalisme : les petites feuilles, les quotidiens politiques, la presse littéraire et les grandes revues où les Lucien de Rubempré, dotés d'un fort capital culturel et d'un capital économique financier mesuré (et sur la base d'aspirations et d'idéologies analysées ailleurs par Paul Bénichou), espèrent gagner " reconnaissance et subsides " (p. 23). De la distorsion entre les représentations idéales de l'écrivain romantique et les réalités triviales de l'écriture purement lucrative, découlent des identifications et un imaginaire du " romancier-journaliste " complexes ; un imaginaire constitutif, selon les termes que Marie-Ève Thérenty reprend à José-Luis Diaz, d'un " contre-scénario auctorial " (p. 184) propre aux années 1830.
3La deuxième partie de l'ouvrage s'attache à décrire l'oeuvre journalistique des romanciers proprement dite, et la " contamination de l'écriture référentielle par la fiction " (p. 241) qui se dégage de l'immense corpus étudié, de cet " atelier d'écriture personnel " (p. 243) appelé " périodique de masse ". Le chapitre IV, absolument passionnant, dessine une poétique de l'écriture documentaire en observant dans le détail les caractéristiques de la chronique journalistique, de l'étude de moeurs et du récit de voyage. Le chapitre V analyse les textes ouvertement fictionnels figurant dans la presse avant même la consécration du roman-feuilleton, et donne lieu à des considérations très neuves sur le statut qu'acquièrent l'actualité et le fragment (livraisons, extraits de roman, etc.) dans des revues comme Le Figaro, Le Charivari, Le Magasin pittoresque, L'Artiste ou la Revue des Deux mondes. Le chapitre VI, enfin, porte sur le reflet de l'oeuvre romanesque dans la presse, c'est-à-dire sur ce corpus critique presque vierge de toute exploration où s'exposent " camaraderie littéraire " et jouissance du dénigrement ; l'article critique (ses mille et une stratégies d'esquive, ses objets comme le roman morbide ou le roman social, et ses arts poétiques) est très logiquement l'objet sur lequel se referme la deuxième partie de Mosaïques.
4La troisième partie, symétrique à la deuxième, explore les influences de l'écriture journalistique sur la production romanesque d'écrivains aussi variés que Théophile Gautier, Jules Sandeau, Léon Gozlan, Charles Nodier, Jules Janin, Frédéric Soulié, Alphonse Karr, Paul de Kock, Pétrus Borel et Honoré de Balzac. Après les développements qui viennent d'être brièvement résumés, Marie-Ève Thérenty peut mettre sur le compte de l'impact de la presse périodique, de façon assez convaincante, la prégnance dans le roman de 1830 d'une " esthétique de l'actualité " (chapitre VII), d'une narrativité discontinue (chapitre VIII) et du schème de la mosaïque (chapitre IX). Du journal, le roman hérite un personnel qualifié, " des thématiques (la province, l'homme au travail, la machine) et des techniques (la description, la digression didactique) " (p. 603) tels, que le tissu des " contraintes matérielles " évoqué dans les deux premières parties de l'ouvrage apparaît ici comme un ensemble de " principes esthétiques " (p. 605) à part entière. On retiendra de cette troisième partie, tout particulièrement, ce que les codes réalistes de l'inventaire et les pratiques souvent excentriques de l'hétérogène doivent à la poétique de l'écriture journalistique.
Appréciations critiques
5Au vu d'un tel débroussaillage, le lecteur comprendra la nécessité de certaines absences. Marie-Ève Thérenty ne s'embarrasse pas de développements par trop théoriques (aucune théorie de la fiction et de la référence n'est véritablement mobilisée ou discutée), pas plus qu'elle n'accorde de place aux alentours de son objet proprement dit (absence des contributions de Stendhal à la presse britannique de 1822 à 1829, présence spectrale de la révolution politique de 1830, par exemple). Plus singulier, cet ouvrage fait montre d'un déterminisme parfois réducteur quant aux motivations et aux produits de la pratique scripturaire : il y apparaît que " la contrainte économique réduit les auteurs, à la demande des éditeurs et du lectorat, à produire de la prose romanesque ; [mais que] devant la crise des libraires en 1830, ils se tournent vers le seul support encore possible, le journal " (p. 21) ; que " l'écriture de fiction périodique est une écriture engendrée par le marché " (p. 24) et que l'auteur, " romancier par défaut, [se fait] journaliste par nécessité " (p. 29) ; que la discontinuité du roman de 1830, par exemple, est le " coût narratif " d'une nécessité commandée dans la presse par des impératifs commerciaux, l'inscription du destinataire (p. 320), et que " seul un roman éclaté et également discontinu assumant, jusque dans sa fragmentation, la vérité sociologique et géographique d'un monde qui se délite, reste possible " (p. 557). Enfin, mais il ne s'agit là que de vétilles (au regard de la richesse et du caractère suggestif de l'ensemble), force est de constater que l'idée de " mosaïque " chère à Lucien Dällenbach semble convoquée trop artificiellement pour faire tenir l'ensemble des problèmes posés dans pareil travail.
6L'essentiel, comme dirait le clergé pourfendeur du roman-feuilleton, est ailleurs. L'ouvrage de Marie-Ève Thérenty est novateur, précis et limpide. Il impressionne, et stimule. Associant la finesse des analyses " poéticiennes " aux interrogations de l'histoire littéraire les plus " classiques ", il nous donne à observer des sous-genres importants (le roman maritime, l'étude de moeurs, le conte référentiel, l'article critique), à décrypter des pratiques singulières (l'écriture collective, la " supercherie littéraire ", le geste préfaciel), à lire des textes brillants (le Livre des Cent-et-Un, la série sur les " Jeunes-France " de Gozlan, les Lettres d'Espagne de Mérimée, les Lettres d'un voyageur de Sand, les Lettres sur Paris de Balzac). Il s'agit là, qui plus est, d'un bel objet et d'un bel outil de travail : la bibliographie, et surtout les deux répertoires figurant à la fin du volume (bio-bibliographie des " romanciers-journalistes ", tableau synoptique des principaux organes de presse de la monarchie de Juillet), seront d'une grande aide au sociologue en herbe comme à l'apprenti dix-neuviémiste.
7Un seul regret : le prix de l'ouvrage (110 Euros), qui est malheureusement à la hauteur des ambitions et des trouvailles de son auteur.