Acta fabula
ISSN 2115-8037

2003
Automne 2003 (volume 4, numéro 2)
titre article
Marc Escola

Les chemins périlleux de la métaphore

Éric Bordas, Les Chemins de la métaphore, Puf, coll. « Études littéraires/Recto-verso », 2003. 128 p., EAN 9782130533337.

1Le présent compte rendu est à paraître prochainement dans L’Information littéraire. Il est ici reproduit avec l’aimable autorisation du comité de rédaction de la revue.

2Le présent essai d’Éric Bordas inaugure une section nouvellement créée au sein de la collection « Études littéraires » des Presses Universitaires de France, jusqu’ici vouée à l’analyse d’œuvres singulières et qui s’ouvre donc désormais, sous le label « Recto-Verso » et sous la direction d’E. Baumgartner et N. Andrieu-Reix, à des présentations de notions théoriques.

3Le titre retenu par Éric Bordas l’indique assez, qui est lui-même métaphorique : il s’agit ici d’approcher la métaphore selon différents « chemins », et plus rigoureusement, comme vient l’indiquer la brève introduction, d’inscrire cette même notion au carrefour de deux voies d’accès trop longtemps regardées comme exclusives l’une de l’autre – l’approche linguistique qui s’attache au « fonctionnement général d’un mode de dénomination problématique » pour tenter d’établir une « grammaire de la métaphore » ; l’approche littéraire, dans le meilleur des cas vouée à la quête de la « valeur poétique d’un discours général à l’intérieur duquel l’expression métaphorique s’inscrit comme un repère particulier d’invention des formes ». É. Bordas poursuit pour sa part une synthèse des connaissances générales sur la notion, au bénéfice d’une « approche stylistique du discours, littéraire ou non » : « Qu’en est-il de la valeur de représentation de nombre d’énoncés de notre vie quotidienne, qui mobilisent si puissamment métaphore et expression métaphorique ? » ; « La métaphore n’est-elle qu’objet de langage verbal, jeu poétique de substitution, qu’une comparaison pourrait toujours expliciter ? ».

4L’étude s’articule ensuite selon un chiasme prévisible : « Théories d’une figure » d’une part, où se trouvent exposée une analyse synchronique (la métaphore comme trope) et détaillés deux « histoires » (le discours de la rhétorique et le débat entre linguistique et poétique) ; « Figures d’une théorie » de l’autre, qui distingue questions anthropologiques (la métaphore comme expérience, l’exemple de l’argot, le discours de l’inconscient) et aspects proprement stylistiques (la métaphore comme marque de littérarité, la métaphore comme texte, l’absence de métaphore).

5Les « prolégomènes synchroniques » sur lesquels s’ouvre le volume risquent de décourager plus d’un lecteur : on touche ici aux limites de ce genre ambigu qu’est l’essai en 128 pages. Car de deux choses l’une : ou bien le lecteur est un étudiant, que le caractère abrupt de l’exposé et le lexique même persuaderont très vite du « professionnalisme » de la linguistique en la détournant d’elle ; ou bien le lecteur est lui-même un linguiste, qui se contentera mal de ces vingt premières pages supposant la maîtrise d’une abondante bibliographie, et mieux encore, la connaissance préalable des débats récents qui ont marqué la notion. Si les limites de l’analyse sémique traditionnelle sont très tôt et clairement marquées (p. 14-15, à partir de l’exemple du titre de Balzac, « la fille aux yeux d’or »), si l’on peut être sensible à l’effort de classification proposé ensuite (p. 15 sq.), on reste perplexe devant l’abondance des notes de bas de page, qui viennent marginaliser des aspects qu’on peut juger essentiels (ainsi de la possibilité d’assimiler les effets de citations implicites à des métaphores in absentia, refusée p. 16, n. 2), ou indiquer aux happy few un débat décisif (ainsi de la thèse de C. Kerbrat‑Orecchioni sur la métaphore comme « signifiant de connotation », p. 17, n. 1, ou de la rupture avec la définition « paradigmatique » de la métaphore par Jakobson, p. 21, n. 1, p. 46 & p. 52 encore, p. 84 enfin, définition qui eût pu fournir au demeurant une « entrée en matière » très lisible).

6L’histoire de la théorisation de la notion, qui se confond avec celle d’un « paradoxe intellectuel » est ensuite plus aisée : s’il passe un peu trop vite sans doute sur les continuateurs latins d’Aristote (Quintilien ne mérite apparemment pas mieux qu’une note, p. 41, et encore p. 51), le parcours signale deux étapes modernes particulièrement importantes, dont l’une au moins est largement méconnue : la Rhétorique française de Fouquelin (1555) qui classe comme métaphore « tout emploi d’un mot reposant sur un rapport de similitude entre deux référents » (hyperbole et allégorie sont donc des métaphores), et Des Tropes de Dumarsais (1730) qui « insiste sur la biunivocité du signe par l’opposition de la signification (en langue) et du sens (en discours) » en insistant tout à la fois sur le rôle du sujet parlant dans l’émergence du fait métaphorique et sur celui de la syntaxe dans sa réalisation. On regrettera ici que le format de la collection ne permette pas à l’exposé de s’adosser à une anthologie, dont l’absence se fait, chemin faisant, cruellement sentir…

7L’ « Histoire d’une problématisation » tient dans une alternative assez nette : « la métaphore, en tant que “figure” de discours, est-elle un outil au service des “textes” ? » – auquel cas elle relève de la poétique – « ou bien est-elle une disponibilité intellectuelle (intempestive ?) au service de la connaissance et de la communication verbale ? » – en intéressant surtout la linguistique de l’énonciation. É. Bordas plaide pour la complémentarité, cette dualité étant également celle de la rhétorique et plus encore une « caractéristique définitoire de la stylistique » ; dès lors qu’on considère la métaphore comme une activité énonciative particulière « qui procède par rapprochement (des sèmes, des objets et des discours), mais qui crée peut-être plus l’analogie qu’elle ne la reproduit », l’opposition « langue » vs. « littérature » n’a en effet pas lieu d’être. À la suite de Molino, Soublin & Tamine dans leur commune synthèse (Langages, 54, 1979), É. Bordas insiste sur la « gradience » des processus métaphoriques (des métaphores mortes ou transparentes aux métaphores singulières et indéchiffrables), axe de variation en regard duquel la métaphore nominale in absentia n’est pas la plus énigmatique (puisqu’elle suppose pour être comprise l’usage d’une expression déjà reçue) et qui inscrit la métaphore dans un cadre dialogique, la mettant en relation avec des discours antérieurs.

8Les Chemins de la métaphore sont ensuite ceux de la sémantique, en référence surtout aux propositions encore peu connues de René Jongen (« La métaphore comme éponyme et comme prédication d’identité », in R. Jongen (éd.), La Métaphore. Approche pluridisciplinaire, Bruxelles, 1980) : toute métaphore se laisse rapporter à une prédication identifiante attributive (du type N1 est N2), « ce qui suppose que les métaphores inscrites dans d’autres configurations syntaxiques (apposition, groupe nominal avec la préposition de, prédicat verbal, attribut ou épithète adjectivale, nomination directe) comporte nécessairement, par rapport au repère N1 est N2, une composante implicite ». Le signe-prédicat (le comparant) étant seul nécessairement explicite, l’interprétation sémantique est acquise non par quelque code mais par inférence – elle n’est pas donnée mais construite, selon trois biais qui autorisent à distinguer autant de types de métaphores implicites (p. 58-60). Compris comme « activité sémantique autonome », le processus métaphorique est encore passible d’une analyse pragmatique, comme l’a montré Max Black (Models and metaphors, Cornell U.P. 1962) dont les thèses sont reprises par P. Ricoeur (La Métaphore vive, 1975, trop peu citée ici) et plus récemment C. Casadio (Interpretazione generica e metaphora, 1990) : la signification (sens et dénotation) d’une métaphore résulte de l’interaction entre un focus, qui représente le véhicule de l’interprétation, et un frame, une structure énonciative à l’intérieur de laquelle le contenu de signification s’insère, et se trouve avoir une portée cognitive. La métaphore apparaît dès lors comme une structure conceptuelle, apte à des recatégorisations sémantiques.

9La dernière section du volume (« Figures d’une théorie ») rassemble deux courts essais ; le premier s’attache aux énoncés qui ne peuvent pas être proposés autrement que par métaphore (à commencer par la définition des énoncés métaphoriques eux-mêmes…) – des authentiques concepts structurés métaphoriquement aux énoncés de la vie quotidienne, avec de belles pages sur la thèse de Rousseau (p. 72 sq.) et une note sur Nietzsche ; de l’argot au discours de l’inconscient, où nous est révélé la force active de la figure ; la métaphore « renvoie à un ailleurs qui ne s’est pas encore donné de forme saisissable » ; elle est « un des moyens dont s’empare le désir dans son processus général de déplacement et de substitution » sans commencement et sans fin, « puisque les associations se font dans des chaînes toujours déjà métaphoriques elles-mêmes ». Le dernier essai porte logiquement sur « l’expression métaphorique comme style littéraire » : parce que la métaphore est le propre des discours verbaux (pas de métaphore en musique), elle a valeur d’enjeu décisif pour la chose littéraire. Est-ce parce qu’elle matérialise l’écart fondateur de la littérarité et du style ? Sans doute, à condition de pas restreindre l’écart à un unité lexicale ponctuelle pour admettre son rôle stylistique comme composante structurelle ou trait de style. Au fond, comme vient l’illustrer l’analyse détaillée d’un poème d’Éluard (p. 100 sq.) puis d’une page de Zola, la métaphore poétique est à penser comme texte : une « unité déterminée par les interactions tensionnelles proposées entre une base thématique et les prédications impertinentes de l’invention poétique ». Peut-on écrire sans métaphore ? Telle est l’interrogation à laquelle s’arrête É. Bordas, en méditant pour finir les efforts de Camus dans L’Étranger. Les formules de conclusion ne manquent pas ensuite de netteté : « fait de langue, la métaphore découvre la part la plus active du langage humain, révélant le travail de la fiction, comme ouverture d’une représentation sensible dans le discours », et mieux encore l’événementialité du langage – par quoi il n’est pas de métaphore innocente. Périlleux chemins donc que ceux qui mènent à la métaphore, et pourtant les mieux fréquentés du monde.