Acta fabula
ISSN 2115-8037

2018
Octobre 2018 (volume 19, numéro 9)
titre article
Blandine Lefèvre

La culture médiatique du XIXe siècle au prisme de la voix des lecteurs de journaux

Elina Absalyamova & Valérie Stiénon (dir.), Les Voix du lecteur dans la presse française au XIXsiècle, Limoges : Pulim, coll. « Médiatextes », 2018, 361 p., EAN 9782842877712.

1Cet ouvrage collectif paru en 2018 sous la direction d’Elina Absalyamova et Valérie Stiénon rassemble certaines interventions délivrées à l’occasion du colloque éponyme de 2015 et s’inscrit dans la collection « Mediatextes », qui s’intéresse à la littérature du xixe siècle dite populaire, à ses formes et à sa réception. Dans ce cadre, l’étude de la presse et de ses pratiques en tant qu’espace de production de discours littéraires, mais également en tant que fait social, a toute sa place. Les dix-neuf contributions réunies dans ce volume sont le fruit d’une réflexion amorcée depuis ces vingt dernières années sur la place du discours médiatique dans les études littéraires, menée notamment par Marie-Ève Thérenty et Alain Vaillant, et matérialisée sous la forme de l’ouvrage collectif La Civilisation du journal1 en 2012. Les Voix du lecteur dans la presse française au xixe siècle offre cependant un éclairage nouveau sur ces questions, en décentrant le regard vers le lecteur : ce dernier, habituellement traité comme récepteur du discours médiatique, se fait ici, à la faveur de pratiques multiples au service d’enjeux esthétiques, politiques ou commerciaux, un émetteur actif et utile. Nous observerons ainsi la façon dont s’exerce la voix des lecteurs dans la presse, en réfléchissant d’abord à la manière de définir et de circonscrire la voix du lecteur en régime médiatique, puis en analysant les paradoxales prises en compte de cette voix, et enfin en montrant que la voix lectoriale est un outil efficace et novateur pour interroger la culture médiatique.

Définir & circonscrire la voix du lecteur en régime médiatique

2L’introduction de l’ouvrage, par E. Absalyamova et V. Stiénon, définit d’emblée le parti-pris : il s’agit de réfléchir au lecteur non seulement en tant que figure ou acteur du fait médiatique, comme cela est déjà le cas dans de nombreuses études, mais aussi en tant que voix et « source énonciative » (p. 7) de discours multiples, tour à tour « témoignages, conseils, plaintes, jugements, prise de positions » (p. 7), voire écrits littéraires, qui se traduisent en autant de micro-genres et de fonctions assignées. La variété des discours lectoriaux et les multiples manières qu’ont les périodiques de les prendre en compte et de leur faire place dans leurs différentes rubriques compliquent tout effort définitoire de cette voix, qu’elle soit appréhendée comme objet poétique ou comme discours pragmatique.

3Avant toute chose, la voix du lecteur peut être considérée dans sa matérialité, sa dimension orale, dont la presse peut rendre compte à travers des écrits faisant signe vers cette « parole vive » (p. 23), saynètes ou chansons, ou à travers des illustrations : certaines de celles constituant le cahier central de l’ouvrage, qui reproduit des documents variés (unes de journaux , cartes publicitaires, affiches...), renvoient à la représentation de la pratique usuelle de la lecture à haute voix du journal. Guillaume Pinson leur consacre également un article, « Le petit lecteur illustré », où il montre que de telles illustrations s’inscrivent bien dans un imaginaire du lecteur « parlant » et non lisant en silence. L’étude de Caroline Crépiat, « Donner sa langue aux lecteurs du Chat noir », souligne également la manière qu’a ce périodique de faire appel à la voix du lecteur, par exemple en suscitant son rire — « la voix du lecteur semble donc d’abord consister en une émission de sons inarticulés » (p. 226) —, ou en l’incitant à une verbalisation à haute voix à travers des procédés ludiques :

La complexité alambiquée de l’écriture artiste [...] nécessite, pour certains mots, l’effet réflexe d’une reformulation orale de la part du lecteur, pour faciliter sa lecture. (p. 227)

4Au regard de l’ensemble des études de cet ouvrage, cependant, une telle considération de la voix en tant que parole, reste exceptionnelle : la voix du lecteur est étudiée bien plus en tant qu’objet écrit, médiatisé, retranscrit, inscrit dans un espace dialogique complexe et au sein de discours qui modifient sa portée.

5Une telle réflexion engage donc des approches variées. Comme l’indique l’introduction, il s’agit de réfléchir à cette voix du lecteur à travers des méthodes et des outils tout d’abord sociologiques : une grande attention est en effet portée aux sociabilités réceptrices et émettrices des discours médiatiques — la lecture de journaux restant au xixe siècle une affaire collective —, mais aussi au statut social des lecteurs individuels prenant la parole, depuis l’enfant dans « Les voix lointaines du jeune lecteur dans la presse de jeunesse du xixe siècle : entre lectorat effectif à créer et sujet idéal à former » (Amélie Calderone), jusqu’à la personnalité littéraire dans « L’autre nom d’Aurore Dupin : Blaise Bonnin, lecteur de George Sand », par Nicolas Estournel : l’auteur y montre comment George Sand s’exprime en son nom dans une série de lettres adressées à la Revue indépendante et à L’Éclaireur de l’Indre, malgré la couverture d’un personnage de laboureur. Cette variété de voix lectoriales et les différents rôles qu’elles endossent impliquent la production de discours différenciés, avec autant de manières de les prendre en compte.

6L’histoire culturelle, interrogeant les représentations et mentalités, est également convoquée : dans une perspective diachronique, l’ouvrage invite à considérer le fait qu’il s’agit d’une période d’évolutions rapides, où les imaginaires liés au monde de la presse, le discours et les représentations médiatiques s’établissent progressivement. Plus précisément, il faut garder à l’esprit le processus de « dérégulation culturelle2 » mis en évidence par Christophe Charle, et cité dans l’introduction. L’émancipation des différents « champs de production culturelle » et l’accès d’un plus grand nombre aux pratiques culturelles sont à questionner en ce qu’ils influencent ou non des prises de parole lectoriales spécifiques et entraînent la prise en compte de ces voix, d’où qu’elles viennent.

7L’analyse poétique et matérielle du journal est la troisième approche sollicitée dans ces articles : depuis que l’étude du journal et de ses discours est considérée comme légitime dans le domaine de la critique littéraire3, des outils d’analyse ont été mis en place, qui permettent d’aborder les différents types de journaux — presse d’information, petite presse, revues spécifiques... — et leur manière propre de rendre compte de la voix du lecteur, selon des logiques éditoriales. À travers l’exemple de la petite presse fin-de-siècle, Julien Schuh explique dans « Du petit journal à la “petite revue”. Matérialité et communication dans la presse fin-de-siècle », qu’une communication approfondie s’y établit entre lecteurs et journalistes ou auteurs, dans le cadre d’une « théâtralisation » (p. 275) des sociabilités littéraires. Il s’agit aussi, plus précisément, d’aborder les différentes rubriques d’un même journal dans leur spécificité poétique. C’est ce à quoi s’emploient les études de cet ouvrage, qui débusquent la voix du lecteur dans des rubriques attendues en ce sens, comme le courrier des lecteurs, mais également et de manière plus surprenante au sein de l’actualité, des chroniques et des faits divers : Laetitia Gonon montre ainsi dans « Les voix du lecteur de faits divers dans le journal : approche énonciative » que la presse ménage une place à la voix du lecteur dans le récit de faits divers, en sollicitant son sens de la déduction et en lui donnant ainsi l’impression de collaborer à l’enquête. Il en résulte l’évolution d’une telle rubrique perceptible sur les plans narratifs et énonciatifs : « le journal ménage ses propres effets, tente d’orienter la dimension perlocutoire de sa réception, de l’expliciter pour mieux la maîtriser » (p. 193). À travers cette exploration qui prend en compte les spécificités des différents périodiques et de leurs rubriques, l’analyse s’approfondit. Il ne s’agit pas simplement d’étudier la voix, mais également la manière dont la voix est présentée, représentée en fonction de logiques pragmatiques, poétiques et génériques propres aux publications. De telles pratiques, comme nous le verrons, interrogent l’authenticité même de la voix du lecteur.

8Dès lors, c’est enfin à une analyse stylistique et discursive des voix du lecteur que se livrent certaines études, comme celle de Yoan Vérilhac, dans « On lit (ce) qu’on lit : voix du lecteur professionnel dans la rubrique de revue des journaux au xixe siècle », qui interroge en profondeur l’usage récurrent de la formule « on lit » dans les journaux et ses implications au sein de la culture médiatique.

9Cette quadruple approche, sociologique, culturelle, poétique et stylistique, se reflète dans la structure même de l’ouvrage, qui est divisé en quatre parties : « Émergence et continuité des lectorats » s’interroge sur des catégories de lecteurs spécifiques, des groupes sociaux cohérents vers lesquels des publications sont dirigées, et sur la manière dont leurs voix sont prises en compte et diffusées. « Vedettes et lecteurs » réalise un travail semblable, en centrant toutefois la réflexion sur des voix non plus saisies dans la masse qu’elles sont censées représenter, mais sur des voix célèbres — George Sand, Alphonse Daudet... — et sur la légitimité que cela leur confère. « Circulations et constructions des discours » analyse la manière dont le discours du lecteur est sollicité, reçu, traité, reconstruit et publié. Enfin, « (Re)définitions et fonctions du médiatique » s’intéresse, dans une perspective plus diachronique, aux évolutions des processus de prise en compte de la voix du lecteur à la fin du siècle.

10Les études que contiennent cet ouvrage s’articulent par ailleurs de manière féconde en faisant alterner d’une part des analyses portant sur des publications spécifiques, sur des pratiques propres à un périodique à un moment précis et limité, et d’autre part des analyses plus vastes, observant le sujet de manière transversale. Opposons ainsi la spécificité de l’étude de Sarah Mombert (« Le premier venu ? Éléments d’analyse du lectorat du Mousquetaire d’Alexandre Dumas ») portant sur l’éphémère journal d’Alexandre Dumas, le Mousquetaire, publié de 1853 à 1857, avec l’étude plus large et transversale de Yuri Cerqueira Dos Anjos, (« Une pluie de lettres venues de partout : le lecteur étranger dans la presse de la fin du xixe siècle »), qui prend en compte différents périodiques (La Presse, Le Figaro...) pour dégager une attitude constante vis à vis de la voix du lecteur étranger, et des enjeux communs.

11En exposant les différents modes de présence de la voix du lecteur dans les journaux, ces études finissent par souligner un paradoxe compliquant toute tentative de définition d’une voix authentique du lecteur de journaux au xixe siècle : l’analyse des discours attribués au lecteur révèle bien souvent le fait que ces propos sont mis en perspective, réagencés, réinterprétés, voire inventés. Il ne s’agit donc pas seulement d’étudier la voix lectoriale, mais aussi et surtout la manière dont cette voix est interprétée, représentée, pensée. L’enjeu de cette réflexion originale va alors consister à observer la façon dont cette voix se médiatise — aux multiples sens du terme —, se charge de fonctions performatives, sans pour autant toujours faire du lecteur un acteur ou un interactant dans le champ médiatique.

Une paradoxale prise en compte des voix du lecteur

12La lecture de l’ouvrage permet de dégager différentes typologies de prise en charge de la voix des lecteurs et de son intégration dans les pages des journaux. Paradoxalement, c’est avant tout à l’absence d’expression que semble s’intéresser ce volume, par exemple à travers l’étude menée par Mélanie Guérimand dans « Du Papillon pour les dames au Conseiller pour les femmes : les voix de femmes dans la presse féminine lyonnaise sous la Monarchie de Juillet ». Elle y démontre, que, malgré la volonté sincère et affichée de ces journaux, la voix des femmes n’y est prise en compte que de manière lacunaire, sans aucune variété — seules ressortent quelques voix de lectrices bourgeoises, ou même d’hommes journalistes.

13Plus étonnant encore, il s’agit de mettre en valeur la manière dont la voix se fait parfois construction artificielle, recréation stylistique : dans « Sur la première des Lettres de mon moulin, ou les voix du lecteur dans L’Événement (1865-1866) », Jérémy Naïm met en perspective la lettre de Daudet présentant un locuteur fictif « empressé d’écrire à son journal » après sa lecture, dans ce qui ressemble fort à une réclame (p. 144), et la manière dont sont instrumentalisés les véritables courriers de lecteurs. Ceux-ci sont, par exemple, encadrés par des commentaires orientant la lecture du texte initial. Soigneusement choisis, ces courriers visent aussi à dessiner la silhouette d’un lecteur idéal louant son journal favori. Il en résulte un processus de « collectivisation de la voix » (p. 151), le lecteur idéal et factice devenant le porte-parole d’une communauté que de telles pratiques contribuent à définir. Le procédé est le même du côté de la presse enfantine : dans « Les voix lointaines du jeune lecteur dans la presse de jeunesse du xixe siècle : entre lectorat effectif à créer et sujet idéal à former », Amélie Calderone montre que les courriers d’enfants publiés, lorsqu’ils ne sont pas fictifs, font l’objet d’une réécriture, d’une paraphrase, ou ne sont présents que de manière sous-jacente, dans les réponses qui leur sont faites. L’enfant est donc présent dans les pages de son journal en tant que lecteur correspondant à une norme sociale et morale, et non en tant que voix individuelle : l’expression orale est réservée à des personnages fictifs stéréotypés. Ailleurs, c’est encore la simple disposition de lettres en vis-à-vis, ou la réponse faite à des remarques ou sollicitations qui induisent un dialogisme susceptible de modifier la voix initiale. Il est en outre délicat d’évaluer l’authenticité de ces voix : de nombreux textes sont tronqués, retravaillés, profondément modifiés (par exemple en paraphrasant un courrier au lieu de le citer), ou même inventés. Il demeure donc un certain hiatus entre la manière théâtralisée dont on sollicite la voix du lecteur et sa présence effective dans le journal. Cette contradiction apparente est en réalité aisée à éclaircir à condition de prendre en compte une idée parcourant tout l’ouvrage, et exprimée par J. Naïm : « l’idée même d’un appel à contribution est constitutive de l’ouverture apparente du journal » (p. 152).

14Au-delà du constat initial de la fréquente absence de voix lectoriale dans les journaux, cet ouvrage permet en effet de comprendre comment la voix réinventée d’un lecteur idéal est, en raison même de sa mise en scène, un instrument esthétique, politique et commercial puissant et complexe. L’introduction du recueil invitait déjà à considérer les voix du lecteur comme « l’expression discursive des attentes du public dans l’espace même du journal » (p. 15). Paradoxalement, c’est pourtant bien la mise en scène médiatique de la voix du lecteur qui se charge d’enjeux davantage que la voix non filtrée, celle-ci, comme nous l’avons vu, peinant à se faire entendre.

15L’enjeu peut avant tout être politique.L’article d’Anaïs Goudmand, « La voix des ouvriers : Les Mystères de Paris, espace de dialogue entre Eugène Sue et ses lecteurs ? », offre dans un premier temps une habile remise en question du mythe de la performativité de la voix des lecteurs d’Eugène Sue, dont on a longtemps dit qu’ils avaient contribué, par l’envoi de requêtes à l’auteur, à l’élaboration de la trame des Mystères de Paris. À l’inverse, Anaïs Goudmand met en valeur une performativité n’émanant plus de la masse des lecteurs mais pleinement maîtrisée par l’auteur, en une « opération de communication » (p. 69) uniformisant et reconstruisant les voix du peuple au service d’un idéal philanthropique.

16Que la voix du lecteur soit mise en scène de manière exacerbée ou que l’absence de voix soit au contraire revendiquée, le parti-pris du journal dans ce domaine contribue à définir son identité politique ou littéraire : E. Absalyamova met ainsi en valeur la manière dont la rubrique « Notre téléphone » du journal La Nouvelle Rive Gauche, renommé ensuite Lutèce, répond à une « utopie de l’ouverture » (p. 210) : en invitant les lecteurs à collaborer, le journal se positionne politiquement et souhaite témoigner d’« une véritable volonté éditoriale que l’on pourrait qualifier d’utopie démocratique et qui consiste à s’ouvrir à un large lectorat » (ibid.). Une telle volonté se retrouve dans de nombreux périodiques et peut être analysée comme un indice de l’évolution du rapport au lecteur de la presse au xixe siècle. V. Stiénon écrit à ce sujet :

Faire parler le lecteur au quotidien, lui donner une empreinte vocale, lui accorder ponctuellement une tribune, c’est précisément la vocation du journal comme espace socialisé d’opinion publique. Le média est contraint de maintenir des signes d’ouverture, sous peine de condamner sa propre visée de transmission ou à tout le moins d’interface. (p. 179)

17Dès lors, prendre le contrepied d’une telle volonté affichée d’ouverture est tout aussi politique et significatif, ce que démontre Aurélia Cervoni dans « Ariel, journal du monde élégant (1836) et ses lecteurs ». Théophile Gautier, dans son journal Ariel, ne laisse que très peu de place à la voix lectoriale. Dans cette publication pour happy few, cette voix est remplacée par celle d’un personnage fictif nommé « Ariel » : censé incarner l’ensemble des lecteurs, il est surtout le porte-parole de la rédaction. Le quotidien met ainsi de côté le lecteur, jugé béotien au sujet de l’esthétique littéraire défendue par le journal, et cultive un esprit élitiste conférant toute sa valeur aux écrits insérés dans le journal. La voix dissonante de lecteurs est à redouter : « suspecte de brouiller la ligne éditoriale », elle est vue « par les ultras du romantisme comme un obstacle à la lisibilité du discours militant » (p. 54).

18La voix du lecteur répond enfin à des enjeux économiques et commerciaux. V. Stiénon, dans « Lecteurs truqués : sur la fabrique médiatique du lectorat au xixe siècle »détaille trois types d’usages de la voix du lecteur instrumentalisée dans un journal : publicitaire — par exemple à travers le courrier de lecteurs plébiscitant un produit, dont la réclame est ainsi faite de manière originale —, littéraire — le lecteur se fait alors lui-même critique — et réflexif — il s’agit alors de louer le journal même. De tels usages sont liés à des enjeux commerciaux clairement définis, ce que démontre aussi Alexia Vidalenche dans « La publicité révélatrice de l’influence des lecteurs sur les stratégies éditoriales et économiques des petites revues. Le cas de La Plume (1889-1899) », lorsqu’elle écrit :

[…] en tant qu’objets médiatiques intégrés à l’économie des biens culturels de la fin du xixe siècle, les petites revues sont soumises à la pression conjointe des échanges commerciaux et de l’attractivité médiatique qu’elles doivent soutenir. (p. 288)

19Cette revue littéraire, La Plume, est le théâtre d’un conflit entre la rédaction, qui tente d’imposer quelques figures médiatiques au détriment de l’ouverture originelle de la feuille, et les lecteurs, dont le poids économique l’emporte finalement, ce qui correspond à une réalité de plus en plus prégnante au fur et à mesure de l’avancée du siècle. Le lecteur est bien ici le consommateur d’un produit culturel, dont il convient de garantir les ventes ; mais aussi, paradoxalement, dans le cadre de cette petite revue, le garant d’une certaine ambition esthétique : sa « voix, rendue publique avec bienveillance et ironie, dit l’indépendance de la petite presse et le refus d’une littérature mercantile » (p. 305).

20Que la voix du lecteur soit prise en compte telle qu’elle, comme cela arrive également, ou bien niée, idéalisée ou recréée au service d’enjeux spécifiques, l’étude des différentes pratiques médiatiques vis-à-vis de cette voix est donc riche d’enseignement sur la culture médiatique en formation du xixe siècle.

La voix du lecteur, outil pour interroger la culture médiatique

21L’observation de telles pratiques est particulièrement instructive lorsqu’il s’agit de définir la posture du lecteur dans ce régime médiatique du xixe siècle, comme l’exprime Guillaume Pinson : « l’imaginaire médiatique appelle une réflexion sur la présence et le rôle du lecteur dans la culture médiatique » (p. 308). Comme nous le verrons, l’inverse est également envisageable.

22De fait, à travers sa voix, ce sont le rôle et la place du lecteur, sur les plans sociologique, historique et littéraire, qui s’élaborent progressivement et diversement, selon les choix opérés par les journaux. D’une part, les différentes modalités de prise en compte de la voix d’un lecteur révèlent des pratiques de « négociation permanente entre les identités affirmées ou assignées » (p. 25), le lecteur se voyant attribuer un discours en fonction de son âge, de son sexe, de son statut socio-professionnel. Le rôle du lecteur, d’autre part, fluctue et se superpose à celui d’autres actants du régime médiatique : détective amateur à la rubrique faits divers, écrivain dont on sollicite le concours, ou expert en un domaine qu’un journaliste classique ne maîtriserait pas — dans L’Événement, le lecteur fictif sous la plume de Daudet se fait à la fois « informateur potentiel » et « futur chroniqueur » (p. 145) — les rôles qui lui sont dévolus ou proposés interrogent également les métiers de journaliste, d’écrivain, de chroniqueur, et même de lecteur, puisqu’une figure de « lecteur professionnel » (Y. Vérilhac, p. 248) peut être dégagée de certaines pratiques. Dans les pratiques et les représentations, ces rôles semblent par moments se confondre, avant un progressif cloisonnement qui s’établit à la fin du siècle : J. Schuh note par exemple, dans le cas des petites revues, « un mécanisme d’autonomisation du champ de l’avant-garde », où la voix des « confrères » (p. 283) est privilégiée par rapport à celle des lecteurs anonymes.

23Sur le plan des représentations plus symboliques, de nombreux articles mettent en valeur l’idée d’une définition du lecteur idéal, dont la figure se structure à partir de ses prises de parole, reflétant les aspirations et l’identité même du périodique. Là est bien la volonté de Dumas, qui dresse en creux le portrait de son lecteur rêvé dans un article du premier numéro du Mousquetaire, ou bien l’ambition de revues fin-de-siècle, que met en valeur Alexia Kalantzis dans « Le lecteur des périodiques littéraires et artistiques fin-de-siècle : une voix idéale ? » : s’adresser exclusivement à un « lecteur lettré ». Il en résulte la « mise en place d’un imaginaire spécifique : celui d’une communauté d’élites » (p. 237). À travers les voix lectoriales s’exprimant dans les pages des journaux, il s’agit tout autant de dessiner la silhouette d’un lecteur idéal que de façonner des communautés de lecteurs — et de consommateurs, puisque le quotidien reste un bien culturel de consommation —, qui se reconnaissent justement dans ce moule, parfois au prix d’un effacement des spécificités des voix individuelles, d’une neutralisation. Ainsi, la place laissée à la voix du lecteur dans la presse interroge en profondeur les représentations et les mœurs journalistiques du siècle.

24L’ouvrage s’inscrit en effet dans une étude vaste des pratiques de la culture médiatique, que cet angle d’approche permet d’interroger de manière originale. La prise en compte des voix du lecteur questionne le statut du journal en tant qu’espace de création et d’expression collective, dans une dimension intertextuelle et dialogique, les journaux mettant en valeur aussi bien les dialogues entretenus avec les autres périodiques que ceux s’élaborant avec les lecteurs. Y. Vérilhac, partant de l’analyse par G. Pinson d’un « immense réseau de renvois et de références qui constituent [...] les hyperliens d’une culture médiatique en expansion4 », va plus loin en rendant sa place au lecteur au sein de ce réseau. Il parle ainsi de « l’inscription de la présence du journal dans un journal au moyen de l’explicitation d’une opération de lecture » (p. 248), ce qui renvoie à la théâtralisation du moment de la lecture au moyen de la formule « on lit » introduisant le commentaire d’articles variés. Bien souvent, la voix lectoriale est l’occasion d’ouvrir dans le discours médiatique un espace de représentation et de célébration autotélique, ce que note tout particulièrement Amélie Chabrier dans « “Ce que la facteur m’a apporté...” : Timothée Trimm et ses lecteurs » : le chroniqueur théâtralise ses réponses aux courriers de toutes sortes de ses lecteurs, les choisit et les agence habilement, dans ce qui ressemble à une perpétuelle célébration de la rubrique elle-même et de son organisateur : « chaque lettre lui étant adressée, le courrier des lecteurs se transforme en véritable autocélébration du journaliste » (p. 165). De telles pratiques contribuent à l’élaboration d’une parole « méta-médiatique », selon l’expression de G. Pinson (p. 312) : comme le notait l’introduction de l’ouvrage, « la forme-journal porte en elle-même sa propre représentation et l’imaginaire de sa réception » (p. 20). Les Voix du lecteur dans la presse française au xixe siècle interroge donc in fine, à travers les usages de la voix du lecteur, la culture médiatique même, ses représentations et ses évolutions.


***

25Pour mener à bien une telle étude, la force de ce recueil est justement de ne pas mener dans sa structure le chemin qui paraitrait le plus évident, en partant de la prise en compte de la voix pour aboutir à la remise en cause de son authenticité. Au contraire, pour apprécier les pratiques médiatiques dans toute leur complexité, il s’agit bien de s’affranchir de cette recherche de la voix authentique, authenticité dont les journaux du xixe siècle ne se targuent pas forcément, à rebours, peut-être, de pratiques médiatiques actuelles. L’élaboration fictionnelle d’une figure de lecteur idéal et de sa voix est tout autant instructive qu’une voix authentique, spontanée et non filtrée :

Quant à l’authenticité frelatée, elle n’engage pas tant la question de la fiction que celle de l’intentionnalité et de la traçabilité du matériau discursif. (V. Stiénon, p. 189)

26Tout en souscrivant à cette vision, on regrettera que la voix non médiatisée, qui trouve à s’exprimer par exemple dans les petites annonces ou les échanges de courriers entre lecteurs, soit si peu prise en compte : la dernière étude, « Du média à l’intermédiaire : le courrier du cœur comme espace de rencontre. L’exemple du courrier de Midinette », par Claire-Lise Gaillard, s’intéresse quasi seule à une parole absolument non filtrée, où le lecteur est véritablement maître de sa voix. Dans les années 1920, ce journal offre en effet aux lecteurs un espace d’expression très libre, où des jeunes gens s’échangent des lettres, forment des groupes d’échange et des conversations collectives, dans une pratique qui n’est pas sans rappeler les forums informatiques modernes. Certes, la position finale de cette étude incite à penser que cette parole sans filtre est rendue possible par une évolution des mœurs, qui dans le contexte médiatique du xxe siècle, témoigne d’un rapport renouvelé des lecteurs à la presse : ceux-ci créent un espace de sociabilité passant outre d’autres acteurs médiatiques tels que les journalistes. Cependant, une étude des petites annonces5 ou des courriers des lecteurs échangés à titre personnel dans certaines pages des quotidiens dès la fin du xixe siècle aurait pu faire émerger une image de la presse comme espace de sociabilité et d’échange éclairant un certain rapport du lectorat à la presse dès le xixe siècle.

27Il n’en reste pas moins que cet ouvrage contribue avec efficacité à l’analyse de la culture médiatique du xixe siècle et de ses évolutions : insensiblement, la chronologie que dessine la succession des contributions du volume permet d’aboutir à une vue d’ensemble de l’évolution du statut du lecteur au cours du siècle, depuis l’apparition de nouvelles catégories de lecteurs dont la voix peine à se faire entendre jusqu’à la prise en compte des désirs du lecteur. Reconnu en fin de siècle comme détenteur d’un pouvoir social et économique sur le journal qu’il consomme, sa voix se fait alors davantage instrument de pouvoir que d’expression individuelle. Dès lors, ce recueil ouvre également d’intéressantes perspectives pour penser des pratiques médiatiques actuelles, à l’heure où des espaces d’expression toujours plus nombreux et variés sont offerts à la voix des lecteurs.