Essai ou essayisme?
1Jacques Bouveresse publie dans La Voix de l'âme et les chemins de l'esprit. Dix études sur Robert Musil un ensemble d’articles dont certains sont déjà bien connus des musiliens (on les a lus par exemple dans le Cahier de l'Herne, le Magazine littéraire ou Austriaca), et d'autres sont inédits (textes tirés de conférences ou de séminaires). Rassemblés, les dix textes tracent le parcours d'une longue (de 1978 à 1997) et intime fréquentation de l’œuvre, dont une introduction conséquente trace les grandes lignes et les liens avec les préoccupations actuelles de Bouveresse (p. 11‑84). Y est particulièrement interrogée la place de la raison rationaliste et des sciences exactes dans la pensée, même et surtout dans la pensée des phénomènes irrationnels et inexacts. Le propos est introduit nettement comme un parcours de philosophe dans une œuvre de philosophe, que Bouveresse veut promouvoir comme telle. En effet, peu lu par les philosophes alors même qu'il a auprès des littéraires une réputation de penseur qui rend son oeuvre intimidante, Musil occuperait une place difficile qui lui rendrait finalement peu justice.
2La précision et l'érudition avec lesquelles Bouveresse lit les textes et commente les concepts musiliens suffiraient à recommander son livre à toute personne intéressée par ce qu'il est convenu d'appeler la « modernité littéraire » et les bouleversements dans l'histoire des formes qui l'accompagnent. Si le nom de Musil est presque automatiquement associé à ceux de Joyce, Proust ou Kafka pour les mutations radicales du roman que leur écriture donne à lire, il faut certainement asseoir ce consensus de la critique littéraire sur une connaissance des problèmes philosophiques à l’œuvre chez Musil et dans son époque : non seulement parce que c'est un préalable indispensable à toute lecture juste (surtout d'une œuvre étrangère), mais aussi, et surtout, parce que l’œuvre littéraire de Musil est sa tentative de réponse – la littérature étant la seule réponse possible, selon lui –, aux problèmes philosophiques dont s'est saisie sa réflexion. Ce n'est donc pas comme « arrière‑plan culturel » musilien – « toile de fond » à laquelle on réduit trop souvent les conditions (philosophiques, historiques, sociales, etc.) de production d'une œuvre littéraire – qu'il faut lire les commentaires de Bouveresse, avant de s'essayer à repérer comment L'Homme sans qualités, Noces ou Les Désarrois de l'élève Törless seraient censées en être « représentatifs » ou en donner une « bonne formulation » ; les éclairages apportés sur la place du sentiment dans un monde quadrillé par les sciences exactes, sur la possibilité d'une philosophie de l'Histoire dans un monde où les grandes narrations sont devenues caduques, ou encore sur la rupture préoccupante entre la vérité et la valeur dans le monde moderne – ces éclairages, entre autres exemples, sont fondamentaux pour envisager le projet même de Musil dans L'Homme sans qualités, entre autres textes. Car la littérature n'est pas qu'une façon de poser les problèmes ; elle est aussi, en ce qu'elle est la seule bonne façon de les poser, la seule réponse philosophique possible à ces problèmes.
3Encore faut‑il savoir de quelle littérature parle Musil. C'est ce dont s'occupe Bouveresse dans le dernier article de son livre (article encore inédit en français, tiré de sa contribution à un séminaire organisé en 1996‑1997 à l'université de Genève) : « Précision et passion : le problème de l'essai et de l'essayisme dans l’œuvre de Robert Musil » – texte qui peut apporter des matériaux à toute recherche en théorie littéraire, au‑delà des spécialistes de Musil, de la modernité autrichienne ou du « tournant du siècle ».
4L'article se compose de 5 sections qui éclairent progressivement le problème posé dans le titre, avant d'en indiquer les enjeux pour la modernité littéraire et même pour notre actuelle post‑modernité.
5Dans la première (et la plus longue), « L'essai comme genre littéraire et comme genre de la littérature elle-même » (p. 373‑389), Bouveresse rappelle ce qu'est l'essai pour Musil (« la plus grande rigueur que l'on peut atteindre dans un domaine où l'on ne peut justement pas travailler exactement »), élargit le modèle littéraire à une attitude épistémologique et défend, du coup, l'idée que l'essai peut être vu non seulement comme un genre littéraire mais comme « le genre de la littérature elle‑même » (p. 381). Il valide sa proposition par l'analyse de la narration romanesque de L'Homme sans qualités.
6Dans « L'essai comme domaine intermédiaire entre la science et la poésie », Bouveresse examine brièvement quelques procédures textuelles par lesquelles l'essai affirme ses capacités : art de la formule, principe de variation appliqué à la composition, relativisme qui en découle. Il explique surtout que ces procédures sont mises par Musil au service d'un projet double : d'une part sauver intellectuellement certains objets spécifiques (le sentiment, l'âme, la vie) du traitement inepte que leur fait subir la subjectivité débridée de la littérature, et d'autre part éviter que cette intellectualisation conduise à leur dessèchement dans quelque système philosophique.
7La partie suivante aborde logiquement « le problème de la vérité dans l'essai », dans la mesure où l'étude de Bouveresse a privilégié la nature des objets visés par le projet musilien : une logique « rigoureuse mais souple » de l'essai est ici esquissée. Du coup, la question‑titre de la section suivante est : « Y a‑t‑il une connaissance du sentiment ? ». À travers l'analyse de l'opposition récusée par Musil entre connaissance scientifique et connaissance poétique, Bouveresse précise encore le mode de connaissance spécifique que la littérature peut tenir, et même qu'elle se doit de promouvoir : « contribution à la tâche d'organisation spirituelle qui constitue le problème fondamental de notre époque, et non surplus de sentimentalité ou de spiritualité confuses ou inarticulées. » (p. 425) Cette formulation laisse entrevoir un parallèle que Bouveresse établit discrètement dans sa dernière partie, « La "signification de la forme" et "l'esprit du poème" », entre les problèmes posés par Musil à son époque (« moderne ») et ceux qui peuvent se poser dans la nôtre (« post‑moderne »). Réunir science et littérature y demeure un thème rebattu, mais la propension à l'inexact, l'approximation et la rhétorique l'ont emporté, selon Bouveresse, et la voie indiquée par Musil n'a pas été suivie : « aller jusqu'au bout du tremplin de la science et ensuite seulement effectuer le saut. »
8On y reconnaîtra sans peine, en effet, une position que Bouveresse, peu de temps après ce séminaire de Genève, a défendue polémiquement lors de ce qu'il est convenu d'appeler « l'affaire Sokal (et Bricmont) » : après le canular de ces deux physiciens américains, qui avait fait grand bruit en 1997, le philosophe s'était distingué de la majorité scandalisée des intellectuels français (directement visés par Alan Sokal) et avait appelé à réfléchir sur les impasses littéraires que cette affaire révélait. Un pamphlet paru chez Raisons d'agir en 1999, sous le titre Prodiges et vertiges de l'analogie. De l'abus des belles‑lettres dans la pensée, avait même donné une large audience à des réflexions sur l'affaire, publiées précédemment dans les Cahiers rationalistes. Ce pamphlet commençait d'ailleurs par un hommage à Musil, dont la clairvoyance se trouvait vérifiée, selon Bouveresse, bien au‑delà de sa modernité autrichienne. S'y trouvait affirmée la nécessité de repenser les usages de la littérature, et notamment son recours aux matériaux scientifiques dans l'élaboration de formules brillantes. Le fond de la critique résidait moins dans un refus du procédé que dans ce qu'il révélait d'insuffisance de maîtrise des concepts scientifiques par les littéraires, bref : de fumisterie. En rappelant Musil dans le débat, il en avait déjà donné la figure tutélaire à un plaidoyer pour la recherche de l'exactitude scientifique, même dans les domaines qui lui sont rétifs et dont la littérature assure couramment le traitement : à charge pour l'essai littéraire de maintenir l'équilibre entre ce maximum théorique « nécessaire, mais pas suffisant » et son dépassement poétique indispensable.
9Les moyens par lesquels l'essai réussirait ce tour de force ne sont pas la priorité de l'analyse de Bouveresse. Reste donc aux lecteurs que ses livres convainquent, dans le champ de la théorie littéraire, à comprendre comment le texte parvient à cette « capacité […] de donner à une pensée une forme qui est susceptible de la rendre vivante et agissante » (p. 406), donc d'élaborer une poétique de l'essai, en prenant éventuellement appui sur quelques indications de l'article « Le problème de l'essai et de l'essayisme. » Par exemple : « la formule qui réussit à combiner de façon appropriée l'exactitude maximale que le sujet est en mesure de supporter avec l'inexactitude qu'il conserve aussi nécessairement, la précision analytique avec la passion qui ne cherche pas à connaître mais à créer et transformer » (p. 390), ou bien « la phrase ne reçoit pas seulement sa signification des mots, mais les mots tirent aussi la leur de la phrase, et il en va de même avec la page et la phrase, le tout et la page […] l'assemblage d'une page de bonne prose, analyse logiquement, n'est rien de rigide, mais le lancement d'un pont qui se modifie à mesure que le pas va plus loin » (Musil, cité p. 437).
10Une étude de la métaphore poétique, ou peut‑être du resserrement aphoristique au sein du texte en prose, se proposent ici à une analyse qui ne devrait jamais les saisir sans tenir compte du niveau du paragraphe ou du texte entier : composition, dispositio, ainsi que du « circuit argumentatif » qui les prend dans un parcours rhétorique. Beau champ de travail, encore assez peu exploré textuellement, en fin de compte, tant il est vrai que le problème de l'essai est presque toujours plutôt celui de l'essayisme, et que « "l'essai" pur est, dit Bouveresse, une abstraction, pour laquelle il n'y a presque pas d'exemples. » (p. 440)
11On suggèrera pour finir qu'il y a peut‑être là une sorte d'ironie de l'histoire littéraire et plus généralement de l'histoire des idées, car cette élévation de l'essai au rang de mythe formel – « abstraction » ou même seulement modèle théorique d'un entre‑deux difficilement localisable dans des procédés textuels – pourrait bien être une des sources de ce que Bouveresse reproche tant aux littéraires de l'époque post‑moderne dans Prodiges et vertiges de l'analogie.