Acta fabula
ISSN 2115-8037

2001
Automne 2001 (volume 2, numéro 2)
titre article
Richard Saint-Gelais

Ambitions et limites de la sémantique de la fiction

L. Dolezel, Heterocosmica. Fiction and Possible Worlds, Baltimore et Londres, The Johns Hopkins University Press (coll. "Parallax"), 1998, 339 p. EAN 13 : 9780801867385

1(NB : Le texte anglais de la plupart des citations est donné en note)

Le moratoire et après

2Les questions liées à la fictionnalité, on le sait, n'ont que récemment fait leur entrée dans le paysage théorique; cela est encore plus vrai pour ce qui est du domaine francophone. Parmi les raisons de ce désintérêt, nul doute que figure, d'une part, le réalisme naïf et peu soucieux de justifications qui a longtemps caractérisé une certaine critique.1 Il faut aussi mentionner, d'autre part (et à l'autre bout du spectre critique), l'anti-réalisme militant des poétiques d'inspiration structuralistes, pour lesquelles l'étude des structures de l'expression (en narratologie par exemple) ou du contenu (en sémiotique greimassienne notamment) s'accompagnait d'une rigoureuse mise entre parenthèses des questions référentielles. On aura reconnu le "moratoire sur les rapports entre référence et fictionalité" qu'évoque – et travaille à lever – Thomas Pavel dans Univers de la fiction (1988). L'ouvrage de Pavel a sans doute joué sur ce plan le rôle d'un déclencheur, son impact (encore perceptible aujourd'hui) tenant aussi bien à ses qualités propres qu'à une conjoncture intellectuelle favorable. Nul doute qu'on en fera un jour l'histoire. Celle-ci est manifestement plutôt complexe puisque s'y entremêlent l'essoufflement de l'optimisme structuraliste, l'irruption de modèles concurrents comme la pragmatique et les théories de la réception, le retour en force de catégories littéraires longtemps soumises à une critique virulente (l'auteur, les genres)...2

3Sans aller jusqu'à supposer des influences directes, il n'est pas douteux que la percée ouverte par Univers de la fiction a favorisé l'émergence des importants travaux qui ont pris le relais. Mentionnons seulement le Fiction et diction de Genette (1991) et, plus près de nous, le Pourquoi la fiction? de Schaeffer (1999) – sans compter les entreprises collectives comme les deux colloques en ligne organisés par Fabula.

4La situation était tout autre dans le domaine anglo-saxon, où l'ouvrage de Pavel (d'abord publié en anglais, faut-il le rappeler) s'inscrivait dans une tradition théorique déjà bien implantée, celle de la philosophie analytique (et des entreprises qui s'inscrivent dans son sillage, au premier chef la pragmatique et la sémantique des mondes possibles). Il n'est pas question ici de nier l'originalité de la démarche de Pavel (sensible dans son effort pour articuler des considérations philosophiques, pragmatiques, littéraires et esthétiques), mais seulement de souligner qu'elle s'est élaborée en résonance (et selon un constant échange d'idées) avec des réflexions voisines, celles notamment de Marie-Laure Ryan et de Lubomir Dolezel.

5Les travaux de la première sur la fiction sont rassemblés (en anglais seulement pour le moment) dans un ouvrage datant d'une dizaine d'années, Possible Worlds, Artificial Intelligence, and Narrative Theory (1991); il aura fallu attendre la fin de la décennie pour que les lecteurs qui suivaient depuis 1980 les investigations théoriques de Dolezel disposent d'une synthèse. Heterocosmica ne constitue pas un recueil des (nombreux) articles sur la fiction publiés au fil des ans par Dolezel ; on y trouvera plutôt la refonte systématique et ordonnée de ses hypothèses et de son modèle. La meilleure façon de rendre compte de l'importance de l'événement est peut-être d'en donner une analogie contrefactuelle: imaginons que les travaux narratologiques de Genette aient longtemps été éparpillés en diverses revues et que la publication de Figures III n'ait eu lieu qu'à la fin des années 1980.

Fiction et mondes possibles

6Le modèle proposé par Dolezel fait largement appel au cadre théorique de la sémantique des mondes possibles. Due à Leibniz, la notion de monde possible a été reprise (et considérablement transformée) par des logiciens contemporains, qui y ont vu un instrument conceptuel permettant de penser des énoncés "référentiellement opaques", fréquents en langage ordinaire mais considérés avec suspicion par la logique classique, notamment les énoncés comportant des modalisateurs aléthiques et épistémiques, du type "Il est possible que Jean arrive en retard" ou "Lucie croit que Sébastien ne connaît pas la différence entre un cabriolet et un tilbury". De manière générale, on peut dire que la sémantique des mondes possibles permet de traiter des phénomènes intensionnels (les modalités) en termes extensionnels, en leur attribuant une référence non pas dans le monde actuel mais dans un monde possible. (Ainsi, pour reprendre les exemples précédents, le monde possible où Jean est en retard, celui des savoirs de Sébastien et celui des croyances de Lucie – sans oublier le monde des croyances de Lucie quant aux savoirs de Sébastien.)

7L'utilité de ce cadre théorique pour la théorie littéraire, rappelle Dolezel, est au moins double. En premier lieu, elle permet de lever l'hypothèque que faisait peser sur la théorie de la fiction la thèse du "monde unique": au face-à-face entre le texte littéraire et le monde réel, elle substitue un modèle plus complexe (et plus riche) qui inclut une infinité potentielle de mondes possibles, y compris les mondes fictionnels. Certes, l'assimilation des mondes fictifs aux mondes possibles de la logique ne va pas sans difficultés épistémologiques et conceptuelles, comme l'a bien montré Ronen (1994). Dolezel est conscient des ajustements que nécessite l'exportation du concept de monde possible vers les sciences humaines (et, parmi celles-ci, les études littéraires) : les mondes fictifs doivent être considérés comme des "petits mondes" (p. 15), construits textuellement (p. 16, p. 20-22, p. 24-28), logiquement incomplets (p. 22-23), souvent hétérogènes dans leur macrostructure (p. 23-24) et potentiellement paradoxaux (p. 160-168). L'accent peut dès lors se déplacer de la question du récit (largement explorée par les chercheurs structuralistes) à celle de la fiction. Le second avantage de la sémantique des mondes possibles est qu'elle offre un moyen de penser la référence fictionnelle sans pour autant revenir au réalisme naïf (on lira avec profit l'analyse acérée des vicissitudes et des dilemmes de l'attitude mimétique, pages 6-9).

8L'un des problèmes les plus épineux en théorie de la fiction est celui des critères permettant de distinguer la fictionnalité de la non-fictionnnalité (articles journalistiques, récits historiques, etc.). On connaît bien les solutions d'orientation pragmatique: sont fictionnels les textes où l'engagement de sincérité de l'auteur est levé (Searle, 1982 [1975]), où l'énonciation apparemment référentielle constitue en fait un acte de langage indirect (Genette, 1991). Dolezel (p. 11-12) manifeste peu de sympathie à l'égard de la notion de feintise qui sous-tend ces théories. Sa critique, qu'on pourra trouver un peu courte, consiste à rappeler que les auteurs de fiction ne se contentent pas de feindre de faire quelque chose, mais accomplissent des actes en bonne et due forme. Un partisan de la perspective pragmatique répondrait ici que Genette considère cette objection, à laquelle son hypothèse de la fiction comme acte de langage indirect vise à apporter une réponse. Mais il faut surtout noter que Dolezel tient moins à rejeter les aspects pragmatiques de la fictionnalité qu'à intégrer les aspects pragmatiques et sémantiques (au sens de : référentiels, toujours dans le sens d'une référence à un monde possible) dans une "théorie unifiée de la fiction".

9Cette dernière se distingue par la relation de construction qui s'établit entre le texte et le monde fictif. Alors que les textes référentiels ("world-imaging texts", dans la terminologie de Dolezel) constituent des représentations d'un monde préalable et indépendant, les textes de fiction sont des "world-constructing texts" et, par conséquent, échappent à la véridiction ; on ne saurait les déclarer ni vrais ni faux. Dolezel refuse de relier cette particularité des textes fictionnels à des facteurs contextuels ou institutionnels ; ce ne seraient pas des conventions sociales qui soustrairaient la fiction à la véridiction : "[...] la pragmatique évite le véritable enjeu : le risque que des avocats, des historiens et des économistes soient "pris sur le fait" est élevé, non pas en raison de conventions sociales, mais parce que les discours qu'ils tiennent sont soumis aux conditions de vérité".3 Mais comment expliquer que certains discours y sont soumis et que d'autres ne le sont pas ? En plaçant ce critère au centre de sa théorie de la fictionnalité, il semble que Dolezel frôle un cercle vicieux : la fiction se reconnaît à ce qu'elle est soustraite à la véridiction ; d'où vient que ce statut spécial est accordé à certains textes, ni ce n'est que ceux-ci sont fictionnels ? Sur un autre plan, on notera que la position de Dolezel ne permet pas de rendre compte des fluctuations historiques qui affectent le statut des textes : un texte serait fictionnel en soi et de façon anhistorique.

10En fait, Dolezel conçoit comme une cause ce que nous verrions plutôt, pour notre part, comme un effet : l'indécidabilité logique des discours fictionnels n'est pas une propriété essentielle qui se répercuterait sur divers phénomènes institutionnels et sur les pratiques qui y sont liées, mais un résultat d'une division sociale (instable) des pratiques discursives (et plus largement sémiotiques). À réduire le rôle des pratiques et des régulations qui y sont liées, Dolezel ne peut d'ailleurs que poser à priori certaines de ses hypothèses, notamment celle – ségrégationniste, au sens de Pavel – qui veut que les textes de fictions puissent contenir des énoncés référentiels gnomiques (comme "Toutes les familles heureuses se ressemblent, mais chaque famille malheureuse a sa propre histoire") soumis aux critères de vérité. Il nous paraît plus juste de dire que ces énoncés ne sont tels que dans le cadre d'un réglage de lecture spécifique, qui excepte ces bribes discursives et leur confère un statut distinct ; tous les lecteurs, on en conviendra, ne sont pas disposés à accepter cette manoeuvre.

11Or Dolezel ne reconnaît qu'une incidence marginale à la lecture, non seulement parce qu'elle n'aurait pas prise sur le statut ontologique (et pragmatique) du texte, mais aussi parce que son rôle consisterait essentiellement, sur un plan pratique cette fois, à reconstruire un monde fictif d'abord construit par l'écriture et en suivant les instructions contenues dans le texte 4:

Les lecteurs ont accès aux mondes fictifs par la réception, par la lecture et le traitement de textes littéraires. Les activités de traitement de texte impliquent différentes habiletés et dépendent de nombreux facteurs, tels que le type de lecteur ou de lectrice, le style et le but de leur lecture, et ainsi de suite. Mais la sémantique des mondes possibles insiste sur le fait que le monde est construit par son auteur et que le rôle du lecteur est de le reconstruire. Le texte qui a été élaboré à travers les efforts de l'auteur est un ensemble d'instructions pour le lecteur, lequel suit ces instructions lors de sa reconstruction du monde.

Extensions, intensions et textures

12L'apport majeur du livre de Dolezel ne réside toutefois pas dans cette thèse (controversée), mais dans le modèle qu'il propose pour penser les structures et les modalités des mondes fictifs. Ce modèle remplit deux objectifs majeurs : d'une part, rendre compte de la diversité de ces mondes, de leur autonomie par rapport au monde réel – rappel bienvenu en ces temps d'assujettissement de la critique à des mandats thématiques idéologiques divers – ; d'autre part, fournir un cadre théorique général qui tienne compte à la fois des dimensions sémantique, pragmatique et narrative des fictions. Pour ce faire, Dolezel examine successivement les mondes fictifs comme tels (partie 1) et les fonctions intensionnelles, c'est-à-dire les textures à travers lesquelles ces mondes sont nécessairement médiatisés (partie 2).

13L'examen des mondes fictifs se fait en deux étapes d'inégale longueur. La première (chapitres i à iv) porte sur les catégories extensionnelles, c'est-à-dire les éléments ("building blocks") qui viendront meubler les mondes fictifs : états, forces naturelles, agents, actions et interactions. L'originalité de la démarche consiste en ce que, plutôt que de considérer d'entrée de jeu des formes "naturelles" de mondes fictifs (peuplés de plusieurs agents dotés d'intentionnalité et qui interagissent entre eux), Dolezel prend comme point de départ la possibilité (théorique) de mondes constitués de simples états, puis de mondes où les seules transformations sont le fait de forces naturelles, avant de passer, selon un principe de complexité croissante, à des mondes à un seul agent5 et enfin à des mondes à plusieurs agents, où la dynamique de l'interaction devient enfin possible.6 L'avantage principal de cette option méthodologique est qu'elle permet, mieux qu'un examen immédiat des macrostructures les plus complexes (et massivement dominantes), de montrer les choix que doivent faire les écrivains lorsqu'ils s'essaient à "bâtir" des mondes fictifs ; à être replacés dans le cadre plus général des possibilités du cadre sémantique, les partis les plus fréquemment adoptés se trouvent dénaturalisés. Cela permet aussi à Dolezel de tirer les conséquences du principe, posé dès la préface, selon lequel la fiction ne se réduit pas au récit (p. ix) et que "la narrativité n'est pas un critère permettant de distinguer la fiction de la non-fiction".7

14La seconde étape (chapitre v) fait intervenir les modalités narratives qui viennent prendre en charge les catégories examinées dans les chapitres précédents : la sélection (qui décidera des catégories retenues dans un monde fictif donné) et les opérations formatives ("formative operations", p. 113). Ces dernières reprennent les catégories de la logique modale : aléthiques (possibilité, impossibilité, nécessité), déontiques (permission, interdiction, obligation), axiologiques (bien, mal, neutre) et épistémiques (savoir, ignorance, croyance). Si les catégories extensionnelles (et les sélections dont elles font l'objet) déterminent les ingrédients des mondes fictifs, les catégories modales, pour leur part, établissent les macrostructures, les régularités générales qui répartiront les états de choses et événements possibles ou impossibles dans un monde donné8, les normes auxquelles les personnages seront soumis (et qu'ils pourront dans certains cas transgresser), les valeurs qu'ils privilégieront (et qui orienteront leurs quêtes), le champ de ce qu'ils savent et de ce qu'ils ignorent.

15La seconde partie (chapitres v à viii) aborde l'autre versant de la construction des mondes fictifs, celui des fonctions intensionnelles. Les catégories extensionnelles et les modalités constituent le résultat de l'activité de construction ; les fonctions intensionnelles, ou textures, sont les moyens concrets – discursifs – par lesquels cette construction s'opère. Il va de soi que celle-ci, d'un texte à l'autre, varie indéfiniment, selon toutes manières de détails. Aussi Dolezel se concentre-t-il sur deux ordres de phénomènes généraux, l'authentification et la saturation. Ses observations pourront rappeler celles de la narratologie ; en fait, la perspective, comme on s'en apercevra rapidement, est tout autre. Un récit fictionnel peut être assumé par une voix narrative impersonnelle ("Er-form", dans le vocabulaire de Dolezel) ou par un narrateur qui est par ailleurs partie prenante, en tant que personnage, à l'univers fictif ("Ich-form"). On aura reconnu, respectivement, les narrateurs extradiégétique / hétérodiégétique et les narrateurs homodiégétiques de Genette; l'objectif de Dolezel n'est toutefois pas de substituer sa terminologie (ou sa typologie) à celle du narratologue, mais de rendre compte des liens entre ces choix narratifs et le degré d'authenticité du récit (et donc sa capacité à instaurer avec succès des états de choses fictifs). L'adoption de la "er-form" confère au récit une authenticité maximale : le lecteur n'a d'autre choix que de considérer les énoncés comme fictionnellement véridiques. Ma formulation induit toutefois en erreur car, pour Dolezel, le "authoritative narrative" ne constitue pas une description (même fidèle) d'états de choses fictifs ; il les crée, performativement. Il en découle que de tels récits ne peuvent, statutairement, comporter des erreurs ou des mensonges (par rapport à la réalité fictive s'entend) ; les inconsistances, s'il s'en trouve, devront être attribuées à (la distraction de) l'auteur. Les récits à la première personne ("Ich-form") présentent une situation plus complexe : "La force authentificatrice conventionnelle est affaiblie mais non annulée ; elle est soutenue par les traits grammaticaux de la texture, qu'elle partage avec le récit qui fait autorité".9 En tant que narrateurs, leurs énonciateurs se voient reconnaître une fonction authentificatrice, mais celle-ci demeure relative ; divers procédés pourront la conforter, par exemple la délimitation de ce que le narrateur sait et de ce qu'il ignore (on retrouve ici les modalités épistémiques étudiées dans la première partie de l'ouvrage). Mais ce type de récit peut faire vaciller sa propre force authentificatrice ; Dolezel en vient ainsi à proposer un modèle gradué dont les deux extrémités seraient, d'une part, le récit à authenticité maximale et le récit à authenticité nulle. Ce dernier cas de figure est éminemment paradoxal, puisque le récit, seul instrument permettant d'instaurer le monde fictif, sabote sa propre fonction d'authentification qui, pour le lecteur, constitue le seul moyen d'accès au monde fictif (rappelons cet axiome de base : les récits fictionnels construisent des mondes qui n'existent pas de manière indépendante). Le skaz (procédé exploité par Gogol, notamment dans "Le manteau" et "Le nez"), la métafiction et les récits à "mondes impossibles" (comme La maison de rendez-vous de Robbe-Grillet) permettent ainsi à la fiction de s'éloigner d'un cran supplémentaire de la réalité, en ce que non seulement le contenu du monde fictif, mais aussi les principes mêmes de sa construction deviennent irréductibles à la conception mimétique.

16La fonction d'authentification – et les diverses possibilités qu'offre la fiction à cet égard – rend compte des aspects pragmatiques "internes" de la fiction (à distinguer de l'approche pragmatique classique, qui porte sur les actes de langage effectués par les auteurs). La seconde fonction intensionnelle, celle de saturation, constitue la réponse de Dolezel à la question – vive entre toutes en théorie de la fiction – de l'incomplétude (ou non) des univers fictifs. On a vu que Dolezel se range du côté de ceux pour qui la fiction est logiquement incomplète. Les mondes fictifs, dans sa perspective, ne sont pas des états de choses maximaux (ou, pour toute proposition p, il est possible, théoriquement du moins, d'établir si p ou non-p prévaut) : des zones entières d'indécidabilité subsistent : "Quelques-unes seulement des affirmations qu'on puisse concevoir à propos des entités fictives sont décidables; d'autres ne le sont pas. La question de savoir si Emma Bovary s'est suicidée ou est morte de mort naturelle reçoit une réponse, mais la question de savoir si elle avait ou non un grain de beauté à l'épaule gauche est indécidable et n'a, en fait, aucun sens".10

17Dans ses versions les plus strictes, la thèse de l'incomplétude interdit d'accepter aucun état de choses fictif qui ne soit pas expressément établi par le texte. Dolezel propose une conception plus nuancée en distinguant divers modes de "saturation", selon que les "textures" posent explicitement des états de choses fictifs, les maintiennent dans l'implicite ou n'en font pas mention. À ces trois types de texture correspondent trois zones d'un monde fictif donné : les textures explicites construisent la "zone déterminée"; les textures implicites, la "zone indéterminée" (du fait que l'implicite implique une part d'indétermination interprétative qui n'est jamais nulle) ; les "textures zéro" ("zero texture"), les "blancs" du monde fictif (comme celui concernant l'existence ou non d'un grain de beauté sur l'épaule d'Emma Bovary). On notera que l'introduction de la variable authentificative vient compliquer les choses, dans la mesure où les "textures explicites" ne bénéficient pas forcément d'une force d'authentification maximale et peuvent donc être elles-mêmes sujettes à caution ; les dispositifs narratifs interfèrent manifestement ici avec les questions logiques, ce que les logiciens de la fiction ne sont malheureusement pas toujours enclins à reconnaître. Dolezel accepterait sans doute ce croisement des modalités ; il est cependant dommage que, dans sa présentation successive des questions d'authentification et de saturation, il n'en fasse pas mention : le modèle perd ainsi en dynamisme ce qu'il gagne en clarté didactique.

18Comme dans les sections précédentes, les modalités sont illustrées par une série d'analyses d'oeuvres dont la complexité chaque fois croissante permet non seulement de montrer les principes de bases, mais de nuancer les modèles.

L'essaimage des mondes fictifs

19L'épilogue de l'ouvrage, consacré aux "réécritures postmodernistes" ("postmodernist rewrites"), ajoute une pièce importante au petit corpus des études sur la migration des entités fictives à travers les textes (Genette 1982, Westfahl 1991, Monfort 1995, Margolin 1996, Mellier 1999, Saint-Gelais à paraître).11 Si cette réflexion occupe une place à part dans l'économie générale de l'ouvrage – d'où sa position en épilogue –, elle ne s'inscrit pas moins dans le droit fil de la perspective défendue tout au long de Heterocosmica. Rouvrant le dossier de l'intertextualité, Dolezel note que celle-ci a massivement été examinée en tant que fait de texture (par exemple comme la reprise, explicite ou implicite, de fragments d'oeuvres antérieures). Une sémantique littéraire ne saurait cependant s'en tenir à ces relations discursives : les textes de fiction se lient aussi à hauteur extensionnelle, par la reprise, justement, de personnages et même de mondes fictifs déjà construits par d'autres textes ("protoworlds", "protomondes", dans la terminologie de Dolezel). Cette reprise se rapproche d'autres types de relais entre textes, notamment la traduction, à cette – importante – différence près qu'elle peut s'accompagner de diverses transformations des protomondes. Les réécritures postmodernistes se caractériseraient par la radicalité des bouleversements qu'elles s'autorisent: "Toutes les réécritures postmodernistes élaborent, relocalisent, évaluent le protomonde classique".12 La critique a, plus souvent qu'autrement, retenu la dimension axiologique de ces oeuvres souvent liées à une idéologie féministe ou postcoloniale ; Dolezel insiste toutefois pour reconnaître la dimension politique de l'écriture de fiction elle-même ("the politics of fiction making", p. 206), laquelle se manifeste à travers les différentes stratégies rescripturales qui pourront être mises en oeuvre. Sans clore la liste, Dolezel en distingue trois : la transposition, l'expansion et le déplacement (on pourra comparer avec la typologie proposée par Genette dans Palimpsestes) :

a. La transposition préserve le schéma et l'histoire principale du protomonde mais les situe dans un cadre temporel ou spatial différent. Le protomonde et le monde successeur sont parallèles, mais la réécriture met à l'épreuve la topicalité de l'oeuvre canonique en la plaçant dans un nouveau contexte historique, politique et culturel, souvent contemporain.

b. L'expansion étend la portée du protomonde, en remplissant ses blancs, en construisant sa préhistoire, sa posthistoire, etc. Le protomonde et son successeur sont complémentaires. Le protomonde est inséré dans un nouveau co-texte, et la structure établie est ainsi modifiée.

c. Le déplacement construit une version essentiellement différente du protomonde, en réélaborant sa structure et en réinventant l'histoire qui s'y déroulait. De telles réécritures postmodernistes, les plus radicales, créent des antimondes polémiques, qui sapent ou qui nient la légitimité du protomonde canonique.13

20Fidèle à la démarche qu'il a suivie tout au long de l'ouvrage, Dolezel illustre ces trois possibilités par l'analyse d'autant d'oeuvres : The New Sufferings of Young Werther d'Ulrich Plenzdorf (1973), Wide Sargasso Sea de Jean Rhys (1966) et Foe de J. M. Coetzee (1986). La première transpose l'histoire des Souffrances du jeune Werther de Goethe dans l'Allemagne de l'Est des années 1960 ; l'hypothèse de Dolezel est que la transformation la plus significative affecte le choix des contraintes modales dominantes, aléthiques chez Goethe, déontiques (idéologiques) chez Plenzdorf. Wide Sargasso Sea, pour sa part, prolonge vers l'aval l'histoire du Jane Eyre de Charlotte Brontë ; cette "continuation proleptique" (pour reprendre le vocabulaire de Genette) déclenche par ailleurs un changement de perspective (de focalisation) qui met à l'avant-scène des personnages et un cadre géographique (Bertha, les Caraïbes) périphériques dans le protomonde et, corrélativement, rejette dans une zone (relativement) indéterminée ce qui était central dans Jane Eyre, selon une manœuvre semblable à celle que Tom Stoppard dans Rosencrantz and Guildenstern are Dead, appliquait au Hamlet de Shakespeare. Enfin, Foe inflige au Robinson Crusoë de Defoe toute une batterie de transformations et de remises en cause : la narration n'y est plus assumée par Crusoë, relégué au rang d'acolyte (et réécrit en un rescapé menant une vie primitive), mais par une autre naufragée qui aurait échoué sur la même île, Susan Barton14; de retour en Angleterre (sans Crusoë, décédé), Barton y a maille à partir avec un écrivain professionnel, Foe (dans lequel on n'aura aucune peine à reconnaître une contrepartie de Defoe lui-même) ; qui plus est, son monde fictif subit l'irruption de Roxana, un personnage originaire d'un autre roman de Defoe (sans compter que Barton, métafictionnellement, est consciente du statut ontologiquement différent de cette intruse).

21Nul doute que des "réécritures postmodernistes" comme celle qu'accomplit Foe appuient l'hypothèse de l'autonomie respective des mondes fictifs impliqués : "Puisque le monde fictif de Foe n'est pas identique à celui de Robinson Crusoë mais constitue une version alternative souveraine, aucune violation du principe de compossibilité n'est à craindre".15 Doit-on étendre cette leçon théorique au-delà du cas particulier constitué par Foe? On ne voit pas comment Dolezel pourrait le faire tout en maintenant que "les mondes fictifs acquièrent une existence sémiotique indépendante des textures de leur construction; [qu'] ils s'intègrent ainsi à une mémoire culturelle active, en évolution et qui recycle ses éléments".16 Ou bien, en effet, les mondes fictifs s'émancipent des textes qui les instaurent, et alors rien n'empêche que ces mondes – et les entités qu'ils contiennent – reviennent de texte en texte ; ou bien la relation entre les habitants d'un protomonde et ceux de son successeur tient de la contrepartie (Dolezel, p. 224-225), mais alors il n'est plus question d'identité stricte entre les entités, et l'autonomie des mondes fictifs par rapport à leur construction discursive se voit sévèrement limitée.

L'autonomie de la fiction

22En fait, c'est l'idée même que l'acquisition d'une "existence sémiotique indépendante" constitue un principe général de la fiction qui doit être repensée. Le débat, sur ce front, se dessine ainsi. On conviendra sans peine que les textes de fiction sont des "world-constructing texts", et donc que les états de choses fictifs ne prévalent que dans la mesure où un texte les a établis : les personnages des romans que nul n'a écrit n'ont aucune existence, fut-elle fictive. C'est ce qu'on pourrait appeler, si on veut bien suivre une suggestion que j'ai formulée il y a quelques années (1994), le principe de la "détermination factuelle de la fiction". Cette détermination factuelle peut – c'est plus souvent qu'autrement le cas – s'accompagner d'une émancipation sémiotique des éléments fictifs. En pareil cas, le lecteur, tout en sachant que les éléments doivent leur "existence" (leur instauration) à un texte, n'en considère pas moins que ce texte, dans ses agencements et ses dispositifs propres, n'a aucune incidence sur ce qu'il en est des propriétés fictives des personnages, des aventures qu'ils vivent, etc. : le texte aurait tout aussi bien pu s'écrire autrement sans que ces propriétés et aventures n'en soient, comme telles, affectées. La pratique du résumé et celle de l'adaptation reposent bien entendu sur la rentabilité de ce postulat. Mais cette émancipation sémiotique n'est en rien une loi générale de la fiction : elle ne s'applique pas à toute une catégorie de textes, parmi lesquels certains Nouveaux Romans de la "seconde phase" (comme La Maison de rendez-vous de Robbe-Grillet ou, au Québec, le Prochain épisode d'Hubert Aquin), mais aussi des textes plus anciens (Jacques le fataliste de Diderot, Maître Puce de Hoffmann, etc.), où les éléments fictifs ne peuvent en aucune façon être conçus abstraction faite des "textures".

23Dolezel, pourtant, on l'a vu, connaît l'existence de tels textes (voir l'analyse qu'il consacre à La Maison de rendez-vous, p. 164-165, de même que son examen des "mondes impossibles", p. 222-225). Comment parvient-il, dès lors, à ignorer leur leçon au moment d'ériger l'émancipation sémiotique en principe général ? Deux réponses sont envisageables. La première est la tendance tenace (en théorie de la fiction et ailleurs) à considérer ces textes comme des exceptions, au pire embarrassantes, au mieux instructives, mais sans impact sur la conception générale de la fiction (dont l'homogénéité et l'"économie" se paient alors au prix d'une réduction de sa portée opératoire).17

24La seconde réponse possible tient au modèle conceptuel à travers lequel Dolezel aborde ces textes ; il s'agit d'un modèle essentiellement logique qui l'amène à conclure, non pas à une construction fictionnelle déchirée par des tensions et une mise en évidence de la détermination des éléments fictifs par les textures, mais à la construction d'un monde fictif où des propriétés contradictoires cohabitent (certes malaisément) ; tout se passe dès lors comme si le texte représentait mimétiquement une fiction où les contradictions résidaient. Reconnaissons que Dolezel ne va pas jusque-là : son refus du modèle mimétique est on ne peut plus net. Ce refus aurait toutefois été maintenu avec davantage de vigueur s'il avait montré en quoi le principe d'émancipation sémiotique se distingue de ce qu'il appelait plus tôt le "pseudomimétisme" (p. 8-9), et s'il avait précisé l'incidence des "mondes fictifs impossibles" sur ce principe.

25Au-delà de ces points de désaccord – avec lesquels, à n'en pas douter, la théorie de la fiction n'en a pas fini –, la question qui se pose est celle de l'angle conceptuel le plus apte à rendre compte de la fictionnalité, de ses particularités, de ses possibilités et de son hétérogénéité. Dolezel, partisan d'une approche résolument sémantique, ne méconnaît certes pas les apports de l'analyse du discours, de la pragmatique et de la théorie de la lecture, mais leur assigne un rôle limité dans son modèle. Que celui-ci ait l'ambition de tenir compte de la diversité profonde de la fiction (et de sa marge de manoeuvre jamais nulle par rapport au réel) constitue le meilleur témoignage en faveur de l'intérêt, de la pertinence et de la richesse de son ouvrage. Que cette option théorique mène, du moins à notre avis, à des difficultés non résolues, cela montre surtout la complexité méthodologique d'un champ théorique comme celui qui s'est constitué autour de la fiction. On ne peut donc que souhaiter vivement – sans cependant se faire trop d'illusions – une traduction française de Heterocosmica, qui élargirait son audience et ouvrirait le public francophone à des perspectives trop peu souvent prises en considération.