Acta fabula
ISSN 2115-8037

2001
Printemps 2001 (volume 2, numéro 1)
titre article
Vincent Jouve

Mangeclous le magnifique: A. Cohen et le grotesque

J. Kauffmann, Grotesque et marginalité. Variations sur Albert Cohen et l'effet-Mangeclous, Peter Lang, 2000, 208 pages.

1Si le grotesque est souvent évoqué pour qualifier l'œuvre de Cohen, sa nature, sa fonction et les modalités de sa mise en texte n'avaient pas encore fait l'objet d'un examen approfondi. Judith Kauffmann entreprend de réparer ce manque à travers une approche doublement originale. D'une part, le terme "grotesque" est entendu dans une acception bakhtinienne : valorisation du bas corporel et subversion de la culture officielle, écriture de l'excès et du débordement ; d'autre part, la notion est envisagée dans son rapport à la judaïté.

2Bien que partant de l'analyse de Mangeclous, J. Kauffmann ne tombe pas dans le piège qui consisterait à réduire le grotesque à l'extravagance et à la bouffonnerie. Comme elle le montre fort bien, non seulement la figure de Mangeclous ne prend sens que dans son articulation avec celle de Solal, mais il y a une dimension noire et sordide du grotesque que le texte cohénien se garde bien d'évacuer.

3S'il n'est pas la seule incarnation du grotesque, Mangeclous en est cependant la plus voyante. Renvoyant par son surnom à la contradiction et à la synthèse impossible, il existe d'abord à travers un corps sale et repoussant, dont l'appareil digestif témoigne d'une liberté joyeuse par rapport aux contraintes du code social. Ce refus de la norme se retrouve dans la mise en place d'un portrait qui, tout en respectant les étapes du canon classique, en subvertit les repères par une extension sans frein. Mais Mangeclous n'est pas seulement chair, il est aussi verbe (le personnage existe autant par ce qu'il dit ou imagine que par ce qu'il fait) : sa logorrhée témoigne du désir d'échapper aux limites du corps et, plus généralement, à toutes les frontières. Ignorant les idées de mesure et d'équilibre, son discours n'avance que par reprises, proliférations, bifurcations et déviations : expansif et envahissant, il témoigne d'un désir utopique de maîtrise du monde.

4Mangeclous - objet, de la part du narrateur, d'un regard ambivalent, oscillant entre distance et sympathie - donne ainsi le ton à l'ensemble de l'œuvre. Figure dont la démesure se manifeste par l'inadéquation quantitative et qualitative, il affecte tout l'univers cohénien d'un coefficient de grotesque. Affichant sa dimension corporelle, le personnage suscite un comique spécifique, entre burlesque et incongru, où se croisent le scatologique et le poétique, l'animal et l'humain, le spirituel et le matériel.

5L'"effet-Mangeclous", c'est donc l'examen sans concession de l'envers d'une réalité au sein de laquelle les Valeureux n'évoluent pas avec la même aisance que Solal. Face au héros romanesque soumis aux contraintes de l'illusion référentielle, Mangeclous, le clown grotesque, incarne le point de vue oblique de l'imaginaire. La farce du "pitre" pointe les limites du roman du "seigneur" : le Valeureux relativise ce que le point de vue du protagoniste pourrait sans lui avoir de monologique.

6Le verbe magnifique de Mangeclous a ainsi pour pendant la parole silencieuse de Solal. Pour être intérieure, cette dernière n'en est pas moins "déferlante" : le langage, opposant un "barrage sonore" à l'indifférence, devient pour le héros patrie de substitution. Il est ainsi un grotesque proprement solalien qui s'enracine dans la duplicité et les simulacres que sa condition de Juif déraciné impose au protagoniste. J. Kauffmann relie ce statut de porte-à-faux aux Marranes (Juifs du monde médiéval, qui, pour survivre, pratiquaient leur judaïsme en cachette) et au Pourim (fête commémorant l'histoire d'Esther qui n'hésita pas à risquer sa vie pour plaider la cause de son peuple). Conformément à la logique de l'inversion carnavalesque, c'est la solidarité des exclus face à l'élite au pouvoir qui est saluée.

7Le grotesque, bien sûr, ne s'incarne pas uniquement dans les personnages : il passe aussi par une esthétique. Recourant à la notion bakhtinienne de "chronotope" (moment-lieu privilégié de l'univers romanesque), J. Kauffmann voit dans la cave et ses doublets "aériens" (la villa luxueuse et la suite d'hôtel) l'espace-clé des textes cohéniens. Si la cave peut être qualifiée de "chronotope grotesque", c'est en raison de son ambivalence : à la fois refuge et prison, elle est un en deçà ouvrant sur l'au-delà.

8Le chronotope de la cave (envers caché et trouble du monde de la surface) condense les trois thèmes privilégiés de l'univers cohénien : la nourriture, la séduction et l'exclusion.

9En tant que signifiant, la nourriture renvoie à une expérience universelle et intime, qui suscite inévitablement des réactions affectives intenses (désir ou dégoût, assimilation ou rejet) en parfait accord avec l'esthétique de l'excès inhérente au grotesque. En tant que signifié, elle décrit une manière jubilatoire d'entrer en relation avec les choses. Manger renvoie au désir d'exister, de se saisir du monde et de mordre la vie à pleines dents. Décrite sur le mode expansionniste, l'ingestion est à lire symboliquement comme rejet des limites individuelles, amour de l'aventure et rêve de conquête. Ce plaisir d'une oralité primitive se prolonge par une oralité plus subtile et plus raffinée : celle consistant à se nourrir de mots.

10Le plaisir du verbe est en effet souvent décrit à travers des images alimentaires : le signe, goûté avec délectation, s'émancipe des contraintes du monde et de la tutelle du sens. Cohen pratique à l'envi allitérations, répétitions et anaphores dans l'épanchement lyrique comme dans la férocité joyeuse.

11De cette alliance entre les mets et les mots témoigne la figure du parasite dont les deux types – celui qui perturbe les échanges économiques ; celui qui trouble les échanges verbaux – s'incarnent en Mangeclous.

12Plus généralement, le langage est, dans l'œuvre de Cohen, l'objet d'un jeu de contrepoint entre sa thématisation dans l'histoire et sa pratique dans l'écriture. À la rumeur et au commérage, instruments de mise à mort sociale mis en scène dans le roman, s'opposent ainsi le calembour (qui fait éclater l'unité du mot-signe) et la parodie (dont le décalage constitutif est indissociable d'une intention critique). L'art de la digression participe de ce même mouvement de déstabilisation des marges et du centre.

13Si l'humour cohénien est lourd d'angoisse, c'est que – comme l'humour juif en général – il trouve son terrain de prédilection dans un environnement hostile. L'"attitude humoristique" de Cohen est ainsi définie par J. Kauffmann comme "un dosage délicat d'implication et de désengagement face à la vie". Un tel équilibre permet un regard relativiste - refusant à la fois le pathos et l'indifférence - sur la condition humaine.

14Si séduire se présente, dans le texte cohénien, sous les deux formes du sérieux et de la parodie, le récit de séduction fonctionne surtout comme une mise en abyme de la séduction du récit. On trouve dans l'œuvre de Cohen l'illustration des différentes positions de lecture : Ariane, piégée par l'imaginaire, incarne le lecteur succombant à l'illusion ; Solal, moi plongeant avec lucidité dans un monde de chimères, renvoie au lecteur séduit, tentant de maintenir l'équilibre entre investissement et recul critique ; Mangeclous, refusant la fiction de l'amour romanesque (amour "épuré", stupidement débarrassé des problèmes corporels), tel qu'il apparaît, selon lui, dans Anna Karénine, est la figure du lecteur récalcitrant appréhendant le texte avec distance.

15Le grotesque, enfin, ouvre sur une problématique de la marginalité et de l'exclusion. Il peut ainsi être cauchemardesque, permettant d'annoncer l'horreur de l'Histoire ou de stigmatiser le discours antisémite (comme en témoignent, dans Belle du Seigneur, la scène de la cave berlinoise et l'épisode des Rosenfeld).

16J. Kauffmann revient en conclusion sur la relation de la judaïté et du grotesque. Si le Juif est, chez Cohen, l'incarnation du grotesque, c'est finalement, dans un renversement conforme à la théorie bakhtinienne, par un excès d'humanité qui fait de cette figure de la loi et de la culture un être hors normes, "monstrueux", qui n'est à sa place nulle part. Présentant les deux faces de la démesure - l'inadaptation fondamentale ou la suradaptation inutile – il possède, comme personnage, la faculté d'ébranler nos représentations.

17Cet essai, dense et stimulant, dont il est impossible de pointer ici toutes les hypothèses et suggestions, éclaire une facette essentielle du texte cohénien dont l'aspect "carnavalesque" permet à la fois la distance ironique et l'implication affective. Insistant sur cette ambivalence, le livre de J. Kauffmann avance implicitement la thèse suivante: si littérarité il y a (le terme, il est vrai, n'est plus guère à la mode), celle du texte cohénien se confond sans nul doute avec sa dimension grotesque.