Nouvelles mythologies
1Dans son dernier livre, Mosaïques, un objet esthétique à rebondissements (Poétique, Seuil, 2001), Lucien Dällenbach prolonge, approfondit et actualise des travaux entrepris dans quelques articles fameux et bien connus notamment des balzaciens (" Du fragment au cosmos ", Paris, Poétique, 40, 1979 ; " Le tout en morceaux ", Paris, Poétique, 42, 1980 ; " D'une métaphore totalisante, la mosaïque balzacienne ", Lettere italiene, 33, novembre 1981 ; " La lecture comme suture ", Problèmes actuels de la lecture, Paris, Clancier-Guénaud, 1982). La parution de cet essai aura donc déjà le mérite de rendre accessible une synthèse de ces analyses brillantes.
2Mais le lecteur familier de Lucien Dällenbach sera aussi surpris de constater que ce livre n'est aucunement un volume de mélanges mais que Lucien Dällenbach, sans s'éloigner des positions esthétiques qui ont été longtemps les siennes, notamment dans son essai magistral sur la mise en abyme (Le Récit spéculaire, Le Seuil, 1977) élargit son analyse des formes structurantes à la société tout entière, revenant à une étude de mythologie moderne à la manière de Roland Barthes.
3La thèse de Lucien Dällenbach est en effet que la métaphore de la mosaïque, qui avait souvent orienté ses recherches passées, structure au moins autant notre société contemporaine depuis la seconde moitié des années quatre-vingt-dix que la littérature ou les arts. Son livre tente donc de prouver la prégnance historique de la structure " mosaïcale " dans nos systèmes de pensée moderne en s'appuyant aussi bien sur la perception d'un phénomène comme la mondialisation que sur la Comédie humaine. La mosaïque serait devenue en quelques années " une figure récurrente et obsédante, image numérique, "mot à la mode", fascination banalisée, modèle consensuel, imaginaire d'époque et phénomène de société ". Cette thèse crée d'abord un effet de surprise et un motif de jubilation intellectuelle : il est à la fois étonnant et excitant de voir Dällenbach – que l'on a connu rompu à d'autres exercices – faire l'inventaire des couvertures de magazine people.
4L'enjeu de l'ouvrage reste cependant esthétique : Lucien Dällenbach se propose d'explorer l'histoire de la forme-mosaïque dans les arts supposant que cette recherche ne pourra manquer d'éclairer les chercheurs en anthropologie, en sociologie et en politique. Il lui semble en effet que la force et la prégnance de la métaphore de la mosaïque provient d'un phénomène " d'acculturation esthétique ".
Histoire d'une notion
5Lucien Dällenbach prouve d'abord que la mosaïque comme objet artistique n'est valorisée jusqu'au XIXe siècle que dans la mesure où elle ressemble à la peinture, c'est-à-dire lorsque l'artiste réussit à faire disparaître les jointures. L'unité de la forme est, dans les époques classiques, valorisée aux dépens de la discontinuité. A contrario, le sens figuré de mosaïque – sens attesté dès 1765 – comme " ensemble composé d'éléments disparate " exhibe le pole de la discontinuité et a un sens nettement péjoratif
6La mosaïque se manifeste donc longtemps comme une forme répulsive. Ce qui la réhabilite et lui fait prendre peu à peu le pas sur d'autres notions proches comme le puzzle et le patchwork, c'est non seulement l'accent qu'elle pose sur l'ouverture et l'incomplétude (et non sur la clôture comme le puzzle) mais surtout l'évidente coloration artistique du mot. Sans doute également les sonorités du vocable, " avec ce tréma qui intrigue et qui flatte l'oreille par la musicalité de ses voyelles et le renversement syllabique inusité par lequel il se conclut ", paronyme approximatif de Moïse, ont été pour beaucoup dans son succès.
La mosaïque en peinture et en littérature
7Après une période de désaffection de la mosaïque comme pratique artistique, Lucien Dällenbach reconnaît sa réhabilitation chez certains artistes ou courants comme dans la peinture de Cézanne d'après 1880, le pointillisme de Seurat et de Signac, le cubisme, les papiers collés des surréalistes, les tableaux à damiers de Klee, les anamorphoses de Dali, toutes ces recherches du vingtième siècle que Dällenbach analyse avec raison comme des entreprises-limites, questionnant l'unité.
8Mais la littérature également se nourrit de la forme-mosaïque et ceci dès le XIXe siècle. Lucien Dällenbach consacre donc un chapitre à la Comédie humaine où curieusement il fait de Balzac un utilisateur de la mosaïque un peu réticent encore à accepter la fragmentation et plutôt désireux d'aller vers la totalisation. Balzac aurait donc été prêt à utiliser tous les artefacts possibles pour donner du " liant " à la Comédie humaine et à ses 91 romans : le retour des personnages, le recours constant aux principes de causalité et d'analogie, le flux abondant du discours, la recherche de garants extérieurs comme les sciences naturelles, la paléontologie ou Cuvier. Balzac se servirait en quelque sorte de la mosaïque à contre-coeur et il serait plutôt attaché à la ligature qu'au fragment.
9D'où la propension des Modernes à déconstruire cette mosaïque balzacienne " visqueuse " et à tenter de retrouver le fragment. Ainsi Dällenbach analyse-t-il à juste titre l'entreprise de Roland Barthes dans S/Z. Il semble ici et c'est sans doute une des rares critiques que le lecteur émettra sur cette démonstration que la nécessité de bâtir une cohérence historique oblige Dallenbach à atténuer l'attirance – dont il a fait lui-même le sujet de plusieurs de ses articles – de Balzac et de son époque pour la mosaïque.
10Car, pour Dällenbach, les vrais partisans de la mosaïque, les seuls capables d'assumer sa triple nature – l'incomplétude, l'accent mis sur le fragment et non sur le liant, l'équivalence hiérarchique entre les fragments – sont les écrivains modernes depuis Apollinaire jusqu'aux nouveaux romanciers. Leur entreprise de fragmentation-décomposition touche d'abord le sujet-personnage : à la différence de Balzac qui tente désespérément d'unifier six héroïnes en une seule par le pouvoir du nom propre dans La Femme de trente ans, l'écrivain moderne sait qu'il n'existe d'individualité que morcelée d'où la force des projets autobiographiques d'écrivains comme Alain Robbe-Grillet (Le Miroir qui revient) ou Roland Barthes (Roland Barthes par Roland Barthes). Dällenbach semble même regretter qu'ultimement il y ait toujours de l'un dans le sujet-personnage qui reste un support impropre à l'aboutissement de la mosaïque parfaite. Le cosmos semble finalement un thème mieux adapté à assumer cette métaphore, ce que Dällenbach illustre par des exemples variés : Histoire de Claude Simon, L'Invention du monde d'Olivier Rolin...
11Dans le dernier chapitre, " Une esthétique de la mondialisation ", Lucien Dällenbach revient à ce pouvoir fédérateur de la métaphore dans notre société contemporaine : si le monde est vu comme une mosaïque, c'est parce que cette image permet de flatter le monde qui accapare toutes les qualités de l'objet-esthétique, et qu'idéologiquement, la mosaïque démocratique compose une belle utopie pour nos sociétés.
Une nouvelle mythologie
12Le parcours est ambitieux et le lecteur ne peut que se réjouir de telles aventures de la pensée qui rappellent celles que faisait vivre Roland Barthes dans les années soixante. Cet essai extrêmement riche montre la fécondité de la transdisciplinarité et appelle le lecteur au dialogue. Tentons donc d'amorcer cette conversation et de joindre quelques pièces mineures à la vaste mosaïque élaborée par Dällenbach.
13Il nous semble tout d'abord que la lecture historique que propose Dällenbach de la réhabilitation progressive de la mosaïque, évidemment juste dans l'ensemble, masque – mais n'est-ce pas toujours le cas dans des parcours-essais qui se doivent d'être rapides ?– des mouvements plus sismographiques.
14La mosaïque a été une forme esthétique très prisée à certaines époques. En témoigne autour de 1830, la très grande vogue du terme employé positivement avec l'envie de tirer parti de cette double qualité de fragmentation et de totalisation. Cette image picturale du composite fait partie du vocabulaire métatextuel, voire paratextuel de l'époque. Adèle Daminois intitule un recueil de nouvelles Mosaïque en 1832 de même que Prosper Mérimée à la même date. Philotée O'Neddy donne ce titre à une partie de son recueil Feu et Flamme en 1833. Des petites revues, des keepsakes portent ce titre ou d'autres à la même coloration sémantique : le Salmigondis, le Selam... Cette métaphore émerge aux époques où la société se perçoit en instabilité et comme en voie d'éclatement. Elle est le signe sans doute de la fragilité des idéologies et des gouvernements. On pourrait peut-être tenter d'étudier sa résurgence aux périodes révolutionnaires ou idéologiquement agitées.
15La deuxième remarque – mineure et peut-être même d'humeur – ne concerne que quelques passages dans l'ouvrage. Autant nous sommes enclin à suivre Lucien Dällenbach et à applaudir tant qu'il reste dans l'histoire esthétique, lexicale et symbolique d'une forme-clé, autant nous ne sommes pas convaincue par le présupposé idéologique du livre. Il nous semble parfois que Dällenbach épouse les propos à la mode et feint – sans doute est-ce pour souligner l'actualité et donc l'à-propos de son livre – de confondre le monde et le discours sur le monde. En témoigne notamment son avant-propos :
" Faut-il supposer que tout, dans ce monde, est maintenant mosaïque ? Que la mosaïque, aujourd'hui, est la seule image qui rassemble, plaise, s'impose et soit crédible ?
Assurément les deux à la fois ! Car pour inopinées qu'elles paraissent, on se doute qu'une telle montée en puissance, qu'une telle invasion iconique et verbale ne tombent pas du ciel. "
16Or s'il ne nous paraît pas contestable que le discours sur le monde soit obsédé par la mosaïque, il nous semble en revanche beaucoup plus discutable que cette vision corresponde à une réalité. D'abord parce qu'une analyse tout à fait contraire d'un monde évoluant vers une unification culturelle est souvent posée (on pourra nous objecter qu'il ne s'agit alors que d'une valorisation du pôle totalisateur de la mosaïque) ; ensuite parce que la fragmentation nationale et régionale n'est pas un phénomène contemporain (voir l'éparpillement régional de la France d'avant la centralisation, le démembrement de l'empire ottoman au XIXe siècle, le démantèlement de l'empire austro-hongrois après le traité de Versailles) ; enfin, parce que la forme de la mosaïque ne correspond qu'approximativement à des phénomènes comme Internet ou la mondialisation. L'utilisation forcenée et forcée de la métaphore est d'autant plus intéressante qu'elle ne paraît pas se justifier par une quelconque " réalité ". Finalement Dällenbach nous rejoint puisque il en arrive à écrire que " le monde-mosaïque " est une " erreur mimétique " et à se concentrer sur cette modélisation flatteuse du monde comme forme utopique de la mondialisation.
17Il n'en reste pas moins que cet essai-parcours, outre qu'il offre le plaisir de vagabonder à travers des littératures variées, prouve que l'étude des formes littéraires n'est pas une discipline autarcique mais permet également de donner du sens au monde. Convaincu par l'analyse, chaque lecteur se découvrira sans doute victime de la nouvelle névrose obsessionnelle de la mosaïque, très contagieuse puisque Lucien Dällenbach explique que la caractéristique de la mosaïque est " d'appartenir à cette catégorie d'objets qu'on regarde sans voir et qu'on ignore, mais qui sautent aux yeux, vous poursuivent et vous obnubilent sitôt qu'on les a signalés à votre attention ".