La première poétique française
1Il est des livres qui constituent des références dans les études seiziémistes, mais qu'il est difficile de consulter, parce qu'ils n'ont pas été réédités ou parce qu'ils n'ont pas été traduits. Au nombre de ces ouvrages pionniers figure la belle étude de G. Castor, publiée en 1964. Il faut donc vivement remercier Yvonne Bellenger d'avoir non seulement "translaté" ce livre, mais aussi de l'avoir enrichi de nombreuses références bibliographiques. Lorsque la traduction d'un terme (par exemple celle du verbe grec "poïein") demande quelques éclaircissements, Yvonne Bellenger reproduit en notes le texte anglais (p. 173). C'est donc à un travail extrêmement précis et rigoureux qu'elle s'est livrée. Le résultat n'étonne guère de la part d'une éminente spécialiste de la Pléiade dont on connaît les études. Dans son Avant-Propos, elle situe le livre, qui fut d'abord une thèse, parmi les travaux de la première moitié du XXe siècle (Marcel Raymond, Raymond Lebègue, Odette de Mourgues, Ian McFarlane) et ceux qui ont suivi (Alex Gordon, Guy Demerson, Terence Cave, Marc Fumaroli, Kees Meerhof). Un index mêle noms d'auteurs et notions. Le seul regret à formuler est minime: on eût aimé un index des œuvres.
2Le mérite de l'ouvrage est d'empêcher le contresens anachronique. G. Castor nuance très fortement, quand il ne s'oppose pas à elles, les idées de Patterson, de Chamard, de Franchet et de Weber. Pour comprendre vraiment les poèmes de la Renaissance, il faut élucider le sens des mots et mettre en lumière les associations d'idées qu'ils suscitent. Aux notions modernes d'originalité et de créativité il faut impérativement substituer celles d'imitation, d'invention et d'imagination. L'idée qui est développée est qu'avec la Pléiade, même si le rôle des Grands Rhétoriqueurs n'a pas été négligeable, la poésie se fonde sur des valeurs qui lui sont propres et qui ne dépendent plus de la théologie, de l'éthique, de la philosophie et de l'histoire, comme au Moyen Age.
3La poésie est ainsi envisagée comme un art de seconde rhétorique (chap. 1). Jusqu'à Sébillet (1548), et encore chez lui, les considérations techniques constituent l'essentiel des préoccupations des poètes. L'Art poétique s'intéresse déjà à la question de l'inspiration et apporte une réflexion sur la nature de la poésie. Dans le chapitre 2, "La poésie divine fureur", G. Castor indique que la croyance en une origine divine de la poésie était déjà accessible en France dans Horace, mais qu'il faut attendre Sébillet - encore lui - et la Pléiade pour faire du poète un nouvel Orphée. Il insiste également sur l'idéal aristocratique qui se constitue au contact de l'Italie et de la Cour.
4Le chapitre 3 montre comment l'identification de l'inspiration et de la Nature répond à la volonté des poètes d'intégrer la théorie néo-platonicienne de la fureur divine au schéma rhétorique traditionnel natura, ars, exercitatio. Le chapitre 4 remonte, comme il se doit, à Platon et à Aristote pour cerner la conception de l'imitation en relation d'abord avec la question des universaux, puis avec les modèles "littéraires". Ce second sens de l'imitation est approfondi dans le chapitre suivant qui s'intéresse à la promotion de la langue française et aborde le problème de la traduction. Le chapitre 6 aborde la "naïveté"- en poésie différencie les poètes divins et les poètes humains. L'adjectif "naïf" étant à entendre comme un équivalent de "naturel". L'imitation ne doit pas empêcher le poète d'être "naïf", fidèle à la langue qui lui est naturelle et à sa propre nature. Le chapitre 7 montre comment l'invention et l'imagination sont considérés à la Renaissance. Le chapitre qui suit précise le sens de cette invention dans la tradition rhétorique en s'appuyant sur Cicéron et sa postérité. Quant à l'invention (chap. 9), G. Castor met en lumière les principaux champs sémantiques couverts par le mot en allant chercher ses exemples chez Montaigne. Le chapitre 10 continue la réflexion sur l'invention et la poésie comme fiction. Dans le chapitre 11, l'auteur utilise Ramus pour considérer l'invention comme une découverte plus ou moins fortuite et comme une démarche réglée et méthodique appuyée sur la raison. Les quatre derniers chapitres, tout à fait logiquement, sont centrés sur l'imagination. En effet, cette faculté sert à représenter sous forme d'objets façonnés les objets qu'on a trouvé à imiter. L'imagination crée le simulacre et représente les idées pures conçues par l'esprit. Castor montre, diagramme à l'appui (p. 259), comment elle s'insère dans un système métaphysique, épistémologique et philosophique fort différent du nôtre. L'imagination, au XVIe siècle, est une servante "privée de la puissance visionnaire grâce à laquelle elle aurait pu traiter les images sans contrainte et les organiser en ensembles significatifs" (p. 269).
5Certaines idées qu'on vient de présenter sommairement paraissent aller de soi. C'est qu'en mettant sa profonde connaissance de l'œuvre de la Pléiade et des traités du temps au service d'une réflexion particulièrement pénétrante, G. Castor a permis de situer avec justesse la poésie de Ronsard et de ses amis et que bon nombre de critiques sont partis de ses analyses pour proposer à leur tour une lecture de ces auteurs. Quarante ans (ou peu s'en faut) après sa première publication, La Poétique de la Pléiade, par la pertinence et la finesse de ses analyses est l'ouvrage de référence indispensable pour qui veut comprendre toute la poésie du XVIe siècle.