Le renouvellement de l´approche ethnographique par la poétologie
1Comment saisir une littérature orale sans être influencé par sa propre poétologie, c´est-à-dire sa propre ligne de lecture poétique ? Voici la question à laquelle Michel Beaujour essaie de répondre, en réglant au passage un certain nombre de principes méthodologiques qui sont au cœur de la pratique poétologique. L´analyse des littératures orales éviterait dans le même temps que l´on s´enferme dans un discours scientifique ethnopoétique où le chercheur rendrait compte des sons et des manières de communiquer de la culture étudiée :
Ce qu´on appellera ici poétologie comparative est un discours second qui construit des poétiques et des poétologies primaires à partir de ce que les agents croient ou savent consciemment, et de ce dont ils n´ont pas (clairement) conscience, du moins lorsqu´ils parlent de poétique, soit parce que cela va sans dire, soit parce que cela relève d´un autre secteur de la culture dont la pertinence ne leur apparaît pas immédiatement (de leur point de vue). (p. 19)
2La poétologie n´est descriptive qu´en apparence, parce qu´elle permet en réalité d´interroger des morceaux de tradition orale portés par des sociétés sans écriture. Dans un monde dominé par des traditions littéraires écrites et par le poids écrasant des départements universitaires de littérature, la démarche poétologique peut sembler relever du défi. La poétologie comparative, par opposition aux littératures comparées (p. 22), est un champ encore balbutiant qui ne peut se résoudre à une vague synthèse de diverses ethnopoétiques1. L´auteur commence par affronter la poétologie à la question des genres qui sous-tendent la poétique, comme l´indiquait Earl Miner en évoquant une
poétique systématique, explicite et fondatrice, [qui] émerge dans une certaine culture lorsque quelque critique génial définit une certaine conception de la littérature à partir du genre qui y jouit du plus grand prestige2.
3Ainsi, le poétologue pourrait commencer par répertorier les genres disponibles pour pouvoir étudier comment la poétique se construit. La dimension comparative est consubstantielle à cette démarche (p. 28) puisque l´étude des genres implique que l´on se réfère à d´autres genres disponibles dans d´autres cultures. Les littératures orales des cultures dépourvues d´écriture requièrent une attention à la notion de performance orale chez ceux qui portent cette tradition orale, comme c´est le cas des Kaluli de Nouvelle-Guinée (p. 35). La sélection de l´événement artistique est un premier risque méthodologique, puisqu´il faut pouvoir étudier une performance qui ait une fonction supposée centrale dans la culture étudiée :
La croyance en la répétition inaltérée de la parole ne peut subsister que dans les sociétés sans écriture, des sociétés qui n´ont pas accès aux appareils d´enregistrement et dont la vraie mémoire ne s´étend pas à plus de quelques générations et qui, dès lors, ne peuvent pas contrôler ou surveiller les omissions et les interprétations. (p. 36-37)
4Il est ainsi déterminant de pouvoir s´attacher aux conditions de transmission de ces littératures orales, qui s´effectuent systématiquement dans des contextes de domination rendus possibles par l´imposition et la régulation d´une écriture. M. Beaujour affronte à plusieurs reprises l´écueil littéraire consistant à ramener l´ethnopoétique à une forme de littérature (p. 48), mais il est difficile de séparer les deux termes. Il faudrait effectuer une ethnographie de la classification littéraire pour dépasser le simple point de vue occidental sur la comparaison des ethnopoétiques.
Nous saisissons mieux désormais les options offertes à l´ethnopoéticien face à une société sans écriture : il peut s´attacher à recenser et à décrire l´ensemble des styles de parole coexistant au sein de la culture qu´il étudie. Pour ce faire, il lui faut mettre indéfiniment en suspens les notions de « littérature », de « poésie » et celle d´« écart ». (p. 51)
5Une ethnographie de la parole est possible, mais la traduction à la fois des mots et des registres de parole implique un effort considérable. Le métadiscours de l´anthropologie culturelle donnant un accès aux mythes et aux rites de la communauté observée est à remettre en cause dans l´approche poétologique (p. 54). Joel Sherzer est l´un des chercheurs ayant utilisé le plus rigoureusement l´ethnographie de la parole avec une réflexion ethnolinguistique3. Cela étant, il est primordial de pouvoir inclure le point de vue des indigènes sur leur propre production culturelle :
Le domaine le plus négligé par l´ethnopoétique dans ses tendances dominantes est précisément celui de l´ethnopoétique, si l´on entend par là l´étude des théories indigènes ayant trait aux divers styles de parole dans telle société. (p. 57)
6Dans cette fibre, M. Beaujour se demande à juste titre si les sociétés sans écriture sont réellement condamnées aux mythes comme pourrait le laisser entendre l´anthropologie.
7L´étude des Kaluli de Papouasie-Nouvelle-Guinée réalisée par Steven Feld4 permet par exemple d´aborder la question du style locutoire (p. 64), défini à la fois par les traits phonétiques, lexicaux et syntaxiques et la compréhension des contextes sociaux spécifiques à ces traits (p. 65). Comme il n´existe pas de textes dans ces cultures, la contextualisation implique de pouvoir mettre en réseau ces codes culturels « sémiotisant les données naturelles telles que les voix, les "bruits", les cris d´animaux » (p. 66). Les Kaluli intègrent les chants d´oiseau dans leur mythologie, reflétant les métamorphoses de la vie et le travail de deuil (le voyage de l´oiseau représentant le départ du défunt). Sont évoqués le chant de la tourterelle muni relatif à la déréliction des garçons Kaluli, et surtout le gisalo, cérémonie en lien avec la mort. En l´occurrence, le lien entre ethnopoétique et ethnomusicologie est ici central dans les Sound Studies de Feld. L´analyse des performances dans les rituels présuppose une étude de la mélodie, des pleurs et de l´interaction entre le chant et les gestes. Feld repère la polyphonie et la polysémie de certains de ces chants, à l´instar de l´usage du balito, des « mots retournés » (p. 71) similaires aux procédés de l´allusion et de l´ironie. La déploration féminine (sa yelab) (p. 72) est étudiée en ayant recours à une forme de poétologie comparative (p. 73). Ce genre de performance intègre la déploration avant de se retourner en accusation grâce à l´usage du balito. La figure de l´absent est convoquée avant que les mots se durcissent pour susciter l´accusation. Le chant gisalo correspond à un moment d´éloquence où on atteint une forme de sublime (p. 77), c´est-à-dire d´élévation de l´âme grâce à la mobilisation des émotions. Les références à la catharsis aristotélicienne sont utiles pour comprendre la logique de ces chants gisalo tout comme les métaphores qui sont introduites. Les performances des chants gisalo transcrites par les ethnologues mettent en évidence trois grandes catégories, « rituelle, lyrique et narrative » (p. 87). Au-delà du biais que constitue la transcription écrite de ces chants, Feld a montré que le chant gisalo avait une dimension centrale dans l´ethnopoétique Kaluli, dans la mesure où il supportait une théorisation des conditions de sa production (p. 90).
8Chez les Dogon du Mali, à la suite des travaux de Geneviève Calame-Griaule5, M. Beaujour s´intéresse au mode de l´éloge du griot, « homme de caste » (p. 106) qui reçoit des présents pour ses performances. Chez les Dogon, l´éloge est lié à une fonction de vérité car il s´agit d´éviter toute flatterie. Le griot maîtrise cet art de la parole avec plusieurs types de diction dans ses éloges. Contrairement aux « mots durs » des Kaluli (p. 80), les Dogon encodent l´ambivalence des paroles selon des oppositions de type sucré / salé, froid / chaud (p. 108). Cet homme de caste itinérant, à travers ses devinettes et ses performances réglées, véhicule des faits et gestes anciens, rappelant les traditions et l’ordonnance du monde social des Dogon. Selon M. Beaujour,
l´aspect le plus saisissant de l´antipoétique dogon pourrait bien être le transfert qu´elle opère du plan de la « création poétique », frappé d´interdit, au plan de la « création cosmique », que les humains doivent préserver et continuer. (p. 111)
9Les Dogon valident d´une certaine manière le présupposé platonicien selon lequel la poésie est mensonge et illusion pour retrouver la force de la parole.
Les Dogon, en effet, n´ont pas de poétique ou bien celle-ci se réduit à une apoétique, si une poétique est bien une (ethno)théorie de l´art verbal en tant qu´invention orale ou production de textes écrits. (p. 113)
10La poétologie devient intéressante si les données ethnographiques recueillies mettent en évidence une compréhension du « système mythico-rituel » (p. 118). L´exemple des Dogon est révélateur du fait qu´une société puisse transmettre une littérature orale en refusant systématiquement toute entreprise poétique.
11La suite de l´ouvrage décrit plusieurs poétologies (hellénique, chinoise, arabe et yéménite) pour avoir des points de comparaison sur les cultures donnant un statut à la poétique. Cela suppose une forme d´hypercontextualisation à introduire pour comprendre la poétologie à l´âge hellénique par exemple. Au fond, en étudiant de manière synchronique (p. 142) les poétologies dans différentes zones géographiques, le poétologue effectue en réalité une forme d´anthropologie historique. La prise en compte des traductions et des commentaires est nécessaire pour comprendre les conditions de la circulation des écrits (p. 152), comme ce fut le cas avec le commentaire d´Averroès de la Poétique d´Aristote.
***
12Cet ouvrage invite à investir le champ de la poétologie comparative, qui n´est ni une comparaison systématique des poétiques ni une ethnopoétique refermée sur elle-même. In fine, l´auteur plaide pour analyser, au contact des littératures orales, la double filiation de la poésie en Occident, coincée entre une connotation irréaliste et une fonction mimétique. Ainsi, on ne peut que saluer cette incitation à retravailler certaines traditions occidentales pour relativiser la nouveauté des avant-gardes péotologiques. Il existe une poéticité permanente à ces traditions qui ne devrait pas être occultée.