Acta fabula
ISSN 2115-8037

2018
Janvier 2018 (volume 19, numéro 1)
titre article
Isabelle Hautbout

Sérier les sérialités

Jonathan Fruoco, Andréa Rando Martin, Arnaud Laimé, Imaginaire sériel : les mécanismes sériels à l'œuvre dans l'acte créatif, Grenoble : UGA éditions, coll. « Ateliers de l’imaginaire », 2017, 172 p. avec bibliographie, EAN 9782377470006.

1Sérier les sérialités : vaste tâche menée par un bref volume issu d’un travail de longue haleine, inauguré par un séminaire sur les séries télévisuelles, suivi d’un colloque sur l’imaginaire sériel. Entre temps, sont déjà parus sur le même sujet, en 2016, un numéro des Cahiers de narratologie (Sérialité narrative. Enjeux esthétiques et économiques, sous la direction d’Alessandro Leiduan) et un autre de Belphégor : Sérialités, dirigé par Matthieu Letourneux qui vient de publier de son côté Fictions à la chaîne. Littératures sérielles et culture médiatique (Les Éditions du Seuil, coll. « Poétique », 2017). La présente publication s’inscrit dans la collection « Ateliers de l’imaginaire », qui se veut à la fois transdisciplinaire et accessible à un large public ; pari tenu grâce à la clarté, à la brièveté et à la diversité des articles. En revanche, alors que la Quatrième de couverture attire notre attention en mentionnant le succès de Netflix, l’évolution de la consommation des séries du fait de leur diffusion électronique n’est finalement pas traitée dans le volume, coordonné par trois jeunes chercheurs issus de l’université de Grenoble, spécialistes de littérature médiévale, mais qui n’envisagent, traditionnellement, la sérialité que comme un phénomène moderne, certes éminemment caractéristique des deux derniers siècles.

Une série de sérialités

2En dépit de manques inévitables, l’ouvrage fournit un riche panorama de l’imaginaire sériel, concept dont les contours sont délimités en introduction (qui soulève déjà de riches questions d’auctorialité, d’originalité ou de viabilité) pour être ensuite explorés et précisés au fil des chapitres analysant divers mécanismes créatifs, sans écarter — et c’est une des forces du volume — les formes, notamment esthétiques, de sérialité indépendantes de séries matériellement identifiables comme telles.

3La série est envisagée au sens classique de succession de récits offrant des éléments communs mais des intrigues indépendantes, illustré par les Pickwick Papers de Dickens,avantses feuilletons (dont il faut noter le statut différent de vaste récit fragmenté en épisodes), que Malcom Andrews rattache de façon éclairante aux tableaux narratifs sériels de l’époque victorienne, dont il souligne en outre, pour mieux comprendre la vogue sérielle qu’elle engendre, la confiance — à la fois capitaliste et chrétienne — en l’avenir. La bande dessinée est aussi largement sérielle, à ses origines, si bien que sa mise en volume n’est pas ensuite sans poser problème. Les séries télévisuelles, auxquelles sont consacrés quatre articles, sont peut‑être finalement la forme sérielle la plus clairement identifiable.

4Un article de Nikol Dziub consacré au récit de voyage dans la presse au xixe siècle établit l’existence de bien d’autres sérialités au sein de ces feuilletons périodiques. D’abord, une sérialité « interauctoriale » (p. 114), « intertextuelle et intermédiale » (p. 120), du fait de la vogue des voyages en Espagne et des récits (et de leurs illustrations) subséquents. À noter en outre une « sérialité génétique » (p. 121) chez Gustave Doré qui, en Espagne, travaille à illustrer un texte référentiel en même temps que Don Quichotte. Mais il évoque aussi une « sérialité éclatée » (p. 117), par l’irrégularité des publications ou même les changements d’éditeur, ainsi qu’une « sérialité libre et sélective » (p. 120), pour les abonnés du Tour du monde, qui pouvaient choisir une formule intégrale ou un choix de textes précis.

5D’autres formes de sérialité tiennent au medium utilisé. Un article est consacré aux séries picturales, avec l’épaisseur supplémentaire des banques de données qui peuvent être utilisées pour revisiter d’abondantes images médiatiques volontiers stéréotypées. Pour Michèle Haenni, la conception de la série en art se retrouve en partie chez Michel Butor, qui regroupe des ouvrages indépendants par thématiques ou genres, et les relie par le biais de références ou de citations. À cela s’ajoute une logique sérielle interne aux livres expérimentaux jouant avec leur matérialité, tel Boomerang, distinguant par des couleurs et des mises en page distinctes différentes trames par ailleurs combinées en régions. Les spectacles de danse évoqués par Noémie Fargier — Dance de Lucinda Childs, 1979 et Rosa danst Rosa d’Anne Teresa De Keersmaeker, 1983 — permettent aussi d’observer plusieurs niveaux de sérialité puisque, fondés sur une musique et une chorégraphie sérielles (et minimalistes), répétant les mêmes motifs selon des structures rythmiques complexes et des combinaisons mathématiques, ils donnèrent lieu, comme si la sérialité engendrait la sérialité, à nombre de « reprises, dédoublements, adaptations » (p. 46).

Écriture sérielle

6Les articles mettant au jour — au‑delà des récurrences plaçant des unités dans une série — ce qu’on pourrait désigner comme une écriture sérielle sont particulièrement intéressants. C’est le cas du travail d’Hervé de La Haye sur la série de dessins animés Les Mondes engloutis (1985‑1986), listant les nombreux échos créés par les intermèdes musicaux, les personnages et les situations comiques, les effets de doubles entre couples d’enfants issus de mondes parallèles pouvant eux‑mêmes renvoyer aux jeunes téléspectateurs, et les innombrables effets de miroir d’une intrigue fondée sur l’hypothèse d’une descendance des mondes et d’une histoire cyclique. Une temporalité sérielle caractérise également la série télévisée Rubicon et, en partie, Once Upon a time, où la question du temps est centrale.

7Une écriture sérielle peut enfin être décelée en dehors même d’une série définie comme telle. C’est le sens de l’article d’Arnaud Laimé sur Jacques Abeille, chez qui « souvent, l’écrit jaillit ou se nourrit d’une série d’images » (p. 89). Mais au‑delà de cette source d’inspiration, un imaginaire sériel peut apparaître « en creux », notamment à travers l’usage fait de la littérature de genre, en particulier pornographique, « reproductible selon un certain nombre de schémas, thèmes, passages obligés, codes linguistiques, lexiques, etc. » (p. 87).

Suites de la sérialité

8Les réponses à la question globale posée par le volume — celle des mécanismes d’un imaginaire sériel — ne sont pas toujours évidentes dans quelques articles qui semblent davantage étudier une œuvre pour elle‑même, mais on recueille de riches éléments, au fil du volume, sur les tenants et aboutissants de la sérialité, à plusieurs niveaux.

9Plusieurs articles soulignent à juste titre l’importance des caractéristiques matérielles des séries et de leurs conditions de production. Hervé de La Haye expose ainsi, à propos des Mondes engloutis, les avantages de la série, qui permet au spectateur de suivre l’œuvre aisément, même de façon discontinue, et, aux scénaristes, de travailler de façon autonome, parfois sur différents épisodes en parallèle, non sans répéter des schémas qui satisfont aussi à des économies de décor, de dessin, d’animation… Côme Martin montre plutôt comment la publication sérielle de la bande dessinée est contrainte par le marché et les éditeurs, au point parfois de ne pas permettre la continuation de l’œuvre. Mais la réédition en volume, quoique pérennisant un ensemble fragile, d’abord non appelé à être conservé, semble poser encore davantage de problèmes du fait de nombreux manques non signalés comme tels, y compris dans des publications présentées comme intégrales. La difficulté semble cependant bien moins celle d’une intéressante aporie matérielle (liée notamment à une question de format) que de banales négligences éditoriales facilement explicables par un impératif de rentabilité.

10Les auteurs peuvent cependant apprécier l’opportunité de publications sérielles, tel Théophile Gautier, dont N. Dziub écrit qu’il se fit feuilletoniste pour se libérer du besoin matériel. Charline Bourcier‑Doyer conclut en outre, de sa propre pratique artistique : « Parce qu’il se fonde sur la déclinaison exploratoire et met en évidence les possibilités plastiques d’une recherche en devenir, le processus sériel est propice à la création » (p. 81‑82). Le constat est à vrai dire assez mince mais il rejoint, de façon intéressante, ce que dit Michèle Haenni de l’intérêt de la sérialité pour Butor : c’est un « organisateur d’œuvres et un moteur de production » permettant de « transformer l’hétérogénéité des œuvres isolées en une unité non hiérarchique » (p. 53), de « faire de chaque volume une entité qui n’est pas fermée sur elle‑même, mais qui regarde de tous les côtés » (p. 56). Pour N. Dziub enfin, publier un récit de voyage en feuilleton dans la presse du xixe siècle obligeait l’écrivain à « travailler son sens de la fragmentation et du suspense » (p. 113).

11Plus qu’une sorte de contrainte féconde, la sérialité peut apparaître comme le socle d’une poétique. C’est ce que montre H. de La Haye à propos des Mondes engloutis, dont « le caractère répétitif […], en partie motivé par des raisons économiques » crée « une tonalité absolument unique pour une série enfantine » (p. 111), à savoir un tragique de la quête sans cesse répétée et vouée à l’échec. Cette adéquation profonde de la forme sérielle à un thème et un propos se retrouve dans « The Prisoner [qui] utilise la série télévisée comme moyen de renforcer la thématique de l’emprisonnement » (p. 149), également soulignée par des effets de mise en abyme, alors même qu’on peut analyser des épisodes déroutants comme refusant la prison du genre. Dans Rubicon (Jason Horwitch, 2010), « l’articulation d’un temps circulaire et d’un temps linéaire » (p. 126) permet le traitement d’une thématique originale : le travail intellectuel des services de renseignement, dont la représentation visuelle, et surtout dramatique, ne va pas de soi.

12Qu’implique, enfin, la sérialité en termes de réception ? La question apparaît, à bon droit, de première importance dans le volume. Elle n’est pas tranchée dans l’étude consacrée à la danse, qui montre plutôt pourquoi les spectacles sériels peuvent susciter une attention aiguë aux infimes variations qui les composent aussi bien qu’un envoûtement, en effleurant à peine la simple possibilité d’un agacement ! Souvent, toutefois, il ressort l’idée d’une implication accrue par la sérialité. Ainsi, la fragmentation des récits de voyage dans la presse du xixe siècle augmentait la curiosité du lecteur. La sérialité s’accorde en outre à « l’usage intensif de la description » qui « crée de la discontinuité » (p. 118) ; une cohérence se fait ainsi jour, créant un effet de vérité : « le rythme saccadé […] apparaît comme une traduction fidèle de la cadence du voyage » (p. 119). À cela s’ajoute enfin une communication plus immédiate entre auteur et lecteur, également remarquée par M. Andrews chez Dickens, dont les livraisons périodiques semblent d’autant plus relever d’une expression immédiate du sentiment qu’elles sont assimilées par l’écrivain même à une production épistolaire. Quoiqu’à rebours d’une impression d’intimité, le phénomène d’une lecture collective, quasi simultanée, en particulier à la parution d’un épisode attendu, est également propre à rendre la fiction sérielle singulièrement proche du monde réel, d’autant que Dickens cultive des effets de synchronisation (comme semble bien s’en souvenir la série Once Upon a time). De façon particulièrement intéressante, M. Andrews affirme que ce sentiment de proximité entre vie quotidienne et fiction serait même accru par l’impossibilité d’une immersion durable dans l’univers sériel, qui se trouverait, de ce fait, constamment placé en regard de l’expérience du monde réel dans l’esprit des lecteurs. La sérialité permettrait donc de « renforcer l’impression de réalisme du monde fictionnel » (p. 37)… dans son mode de réception originel, qu’on peut néanmoins toujours essayer de retrouver en partie, comme y invite C. Martin à propos des bandes dessinées sérielles rassemblées en volume, préconisant — malgré le plaisir mêlé de nostalgie éprouvé à la possibilité de s’immerger dans l’œuvre à satiété et sans attendre —, pour ne pas perdre un « état de tension narrative perpétuelle » (p. 70), une lecture lente.

13***

14Mais cette intéressante série d’articles, qu’on lit volontiers d’une traite, montre aussi que cette discipline n’est pas facile et ne nous laisse plus qu’à espérer des suites fécondes.