Acta fabula
ISSN 2115-8037

2001
Printemps 2001 (volume 2, numéro 1)
titre article
Cécile Alduy

Le recueil comme genre

R. Audet, Des textes à l'œuvre. La lecture du recueil de nouvelles, Québec, Éditions Nota Bene, 2000.

1Adoptant une approche résolument théorique, René Audet invite à porter sur le recueil de nouvelles un regard neuf, qui nous décille d'une myopie courante où s'efface ce support en apparence anodin et trop souvent négligé. Le recueil, le plus souvent oblitéré par l'analyse des textes qui le composent est ici enfin pris pour lui-même. Loin d'être un accessoire transparent, le recueil est de plein droit producteur de sens et créateur de formes. Aussi l'auteur entend-il lui conférer la légitimité d'un objet théorique à part entière, en s'interrogeant sur son mode de fonctionnement et les processus de lecture qu'il autorise — autrement dit, en proposant d'en exposer la poétique.

Le recueil : définitions et problèmes

2René Audet propose donc de considérer le recueil de nouvelles non plus comme un corpus de textes autonomes à analyser individuellement, mais comme totalité signifiante, œuvre certes composite mais unifiée par des effets de lecture qui transgressent les frontières entre les nouvelles. Bien plus, il propose de le définir comme genre à part entière, régi par une poétique et des contraintes propres. Au lieu de réduire le recueil à un simple support éditorial qui accueillerait en toute transparence des textes trop courts pour prétendre à une publication séparée, l'auteur souligne les effets de sens induits par cette coprésence et accorde toute sa place à la lecture comme élément constitutif de l'unité du livre. D'emblée, il définit avec acuité les difficultés théoriques qui émaillent son champ d'étude : celles-ci, proprement textuelles, concernent le statut même du recueil : forme-t-il un texte ou un ensemble de textes ? Comment en outre appréhender, dans le cas du recueil de nouvelles, une unité discursive polytextuelle qui se fragmente en plusieurs univers fictionnels autonomes ? La transgression des frontières textuelles est-elle inscrite dans un contrat de lecture implicite au genre du recueil, ou bien autorisée par des dispositifs conscients de récurrence et d'échos formels, sémantiques et thématiques, qui mettent en correspondance des éléments épars au-delà des limites de chaque nouvelle ? René Audet souligne avec pertinence la tension fondamentale du recueil, par essence écartelé entre deux niveaux concurrents et simultanés d'appréhension, celui de la partie (chaque nouvelle) et celui du tout (le texte du recueil, qui lui aussi fait sens), et entre deux tendances opposées de fragmentation et d'unification.

3La notion même d'unité fait l'objet d'une critique bienvenue, au lieu d'être acceptée comme un présupposé tombant sous le sens. Cette notion est en effet nécessairement complexe dans le cas du recueil, où l'unité matérielle du livre recouvre une polytextualité qui ne se résout pas en une simple juxtaposition d'éléments hétérogènes. Le tout n'est pas la somme de ses parties, mais ajoute un surplus de sens qui ne s'inscrit pourtant en aucun lieu textuel. Cet "entretexte", plus-value sémantique que provoque la mise en regard de textes dont les rapports ne sont ni de hiérarchie ni de continuité, se situe hors ancrage textuel, comme un effet de lecture sans cesse réinventé par les différentes configurations possibles qu'expérimentent les auteurs québécois contemporains du corpus de travail. D'où la légitimation du recueil comme œuvre : outre les indices matériels tels que l'unité éditoriale du livre et la présence d'un paratexte commun, l'impression d'unité qui ressort de la lecture est le produit de cet entretexte. Pour autant, cette unité est-elle intrinsèque, ce qui suppose le recours à une intentionnalité d'auteur problématique, ou lecturale, produit d'une impression de lecture dont l'étude relève alors davantage de la psychologie cognitive ?

Lecture et transgression des frontières des nouvelles

4René Audet affirme clairement sa théorie sur ce sujet et les implications méthodologiques qui en découlent : le recueil comme tout unifié n'existe que dans l'acte de lecture qui en relie les parties, en repère les échos à distance, et actualise les relations sémantiques et structurelles entre des textes par ailleurs indépendants. La démarche s'inscrit donc nécessairement dans une remise en cause des présupposés latents qui permettent de voir dans l'œuvre des structures intrinsèques, préexistantes à leur actualisation dans le processus de lecture, et indépendantes de l'acte interprétatif. Parce que le recueil ajoute un surplus de sens qui ne s'inscrit nulle part ailleurs que dans les relations signifiantes entre ses parties, et non dans un lieu textuel défini, seule une approche " lecturale " (rhétorique) semble permettre à tout le moins de prendre conscience des processus mis en jeu.

5Cette approche a le mérite de mettre en valeur un problème théorique généralement passé sous silence, celui de la transgression des frontières textuelles qu'implique toute interprétation globale du recueil, mais aussi toute lecture d'une œuvre fondée sur l'intratextualité. Comment en effet faire l'économie de cette notion (et ne pas tenter de la redéfinir et d'en décortiquer les présupposés théoriques) pour une œuvre composite, qui à la fois affiche sa pluralité textuelle dans l'espace d'un même livre, et dont le paratexte et les stratégies d'écriture (récurrences, jalons structurants, effets de suite ou de fausse fin, etc.) imposent une lecture suivie ? Alors que Gérard Genette établit dans Palimpsestes une typologie des relations transtextuelles qui écarte de fait (et sans justification) les coprésences textuelles simples qui caractérisent recueils ou cycles romanesques, René Audet dénonce ce postulat de l'unicité et de l'indivisibilité du texte littéraire ainsi confondu avec le livre publié. Il définit ainsi l'intratextualité comme l'ensemble des relations internes qui peuvent être établies au sein d'un même ouvrage et exclut à l'inverse l'usage de la notion pour décrire des phénomènes d'intertextualité entre des œuvres différentes appartenant à la production d'un même auteur. Il récuse ce faisant le présupposé de l'œuvre-texte qui fonde ce dernier type d'analyses stylistiques. Le recueil se définit alors comme ce mouvement des textes à l'œuvre qu'évoque le titre, et l'intratextualité devient le concept même qui fonde sa poétique. On retrouve ici une réticence persistante vis-à-vis de tout recours à la notion d'auteur pour fonder l'unité du recueil, au nom du caractère douteux d'une intentionnalité en pratique impossible à cerner.

6René Audet propose alors quelques facteurs de totalisation couramment mis en œuvre pour unifier le recueil : titre commun ; matérialité du livre, qui impose l'idée d'un objet unique ; récurrence d'éléments formels ou thématiques entre les textes, qui entrent alors en relation synecdochique, illustrant chacun un même concept ; partage des données fictionnelles, dont l'auteur détaille les conditions de possibilité et de repérage objectif.

7On regrette cependant que cette unité du recueil soit davantage posée que démontrée, alors même que René Audet se défend de privilégier les notions d'homogénéité et cohérence que favorise en générale la critique. Le refus explicite d'analyser l'organisation architecturale des recueils du corpus, pour se prémunir de tout présupposé sur le caractère intrinsèque de ces constructions textuelles, rend problématique leur unité, posée comme un effet de lecture nécessaire, mais jamais exposée dans le détail sur des cas précis. Que dire enfin de l'impression, toute aussi persistante, de discontinuité que produit la lecture d'une succession de textes clairement segmentés ? Le point de vue exclusivement théorique, bien qu'il s'appuie sur une analyse préalable des œuvres contemporaines données en bibliographie, n'en reflète guère les particularités nationales et littéraires, et pèchent parfois par son abstraction. On aimerait ainsi savoir comment les différents recueils proposent des solutions (ou des apories) formelles différentes à une même problématique a priori du recueil, et ce que ces solutions signifient? Au-delà des problèmes théoriques que pose la lecture de tout recueil de nouvelles, le choix de cette forme n'implique-t-il pas des effets de sens, lesquels, et quels en sont les enjeux philosophiques, culturels et littéraires ?

Recueil et hypertexte

8Le dernier chapitre compare le mode de lecture du recueil à celui de l'hypertexte, défini comme un " texte non linéaire constitué de blocs textuels et de liens, le tout formant un réseau non hiérarchisé où la séquence de lecture, d'exploration est laissée libre au lecteur " (p. 104). Cette ultime partie entend ainsi mettre à profit les contributions théoriques que peuvent apporter les nouvelles formes de textualités qui s'expérimentent sur la toile. Il ne s'agit pourtant pas de proposer une énième métaphore suggestive, mais forcément imprécise d'un point de vue théorique, pour tenter de décrire par l'image ce qui échapperait à la conceptualisation. À l'inverse, la comparaison elle-même est minutieusement décortiquée et ses limites exposées afin de comprendre au besoin par différence la spécificité du recueil de nouvelles, tout en soulignant les similitudes de fonctionnement et de problématique qui resteraient inaperçues sans cette comparaison éclairante.

9Ainsi, la non-linéarité de l'hypertexte, à l'intérieur duquel le lecteur choisit de se déplacer "à sauts et gambades", permet de mettre le doigt sur la discontinuité fondamentale qui troue le tissu du recueil après chaque nouvelle et autorise virtuellement une lecture elle aussi à l'aventure, mais aussi de préciser que la non-linéarité du recueil doit elle-même être nuancée, un ordre séquentiel par défaut étant toujours impliqué par les contraintes matérielles du livre relié, tandis que le processus de lecture lui-même impose une linéarité relativement consistante au sein de chaque nouvelle. Les nouvelles ne sont en outre pas totalement " intervertissables ", car les rapports de proximité et de succession demeurent signifiants, et ce sens serait altéré par un bouleversement de la chronologie de lecture suggérée par le livre, même si cette latitude est laissée ouverte du fait de l'autonomie de ses diverses parties. Le parallèle ne se situe donc pas entre l'hypertexte et le recueil, mais entre l'hypertexte et la lecture du recueil, qui se présente comme un semblable parcours à géométrie variable.

10La "réticulation" du recueil reste principalement virtuelle, tandis que celle de l'hypertexte doit nécessairement être actualisée pour son fonctionnement propre. Cette dernière notion de réticulation (malgré son horrible consonance) permet de rendre compte du fonctionnement spécifique du recueil en tant que "texte", tissé au plan macrotextuel par un réseau de liens virtuels entre les différentes nouvelles. Ces liens, que seule la lecture actualise, ne visent pas à créer des parcours parallèles comme dans le cas de l'hypertexte, mais à créer une plus-value sémantique englobant les nouvelles à la façon d'un " entretexte ". Ils ne permettent pas de recréer une linéarité du contenu, mais d'échafauder des échos sémantiques qui se superposent aux textes et les relient transversalement. Comment toutefois juger de la nécessité d'un écho entre deux passages  éloignés, sans présupposer l'existence d'un sens global du recueil, intrinsèque et préexistant à lecture ? Il suffit à René Audet de remarquer que la lecture du recueil n'est guère handicapée si ces échos à distance ne sont pas reconnus, mais qu'une " plus-value sémantique " passera alors inaperçue, dont l'absence n'entrave pourtant pas la construction du sens. Il reste à se demander si ne se défait pas alors justement le recueil comme œuvre : lit-on encore le texte du recueil, le recueil en tant que texte, ou bien simplement une suite de nouvelles séparées, si ce surplus de sens qui fonde l'entretexte du tout n'est pas perçu ?

11C'est bien la vertu de ce petit traité du recueil que de continuer à susciter des questions au-delà des éléments d'analyse très suggestifs qu'il avance. Cette conscience critique de tout instant, qui s'interroge sans cesse sur l'interprétation elle-même et ses présupposés théoriques, fait la vivacité intellectuelle de cet essai, et sa fécondité future pour d'autres recherches. On ne saurait donc vraiment regretter le relatif manque d'analyses ponctuelles plus précises du corpus annoncé, tant la force de l'ouvrage se situe explicitement dans son questionnement plus que dans de belles constructions définitives.