Acta fabula
ISSN 2115-8037

2017
Décembre 2017 (volume 18, numéro 10)
Pierre-Élie Pichot

« La flamme éteinte se rallume » : lecture du livre VII des Métamorphoses d’Ovide nouvellement traduites par Marie Cosnay

Ovide, Les Métamorphoses, trad. Marie Cosnay, éditions de l'Ogre, Paris, octobre 2017, 165/218 mm, 528 p., EAN : 9791093606996.

1« Il s’agit de sortir Les Métamorphoses du décor et des classes de latin, et de faire avec Ovide ce que Jean-Michel Déprats a fait avec Shakespeare ou André Marcowicz avec Dostoïevski », écrit Cosnay. Disons d’emblée que la première moitié de l’objectif est réussie : sans numéro de page, sans préface, accompagné seulement des notes les plus strictement nécessaires et d’un index des personnages le moins érudit possible, l’ouvrage est quasiment inutilisable en classe. Du reste, il s’agit d’un très beau livre à la couverture dorée et à l’agréable papier épais, hors de portée de la bourse de nos étudiant·es.

2Quelles régions de Grèce survole Médée lorsqu’elle fuit sur son char tiré par des dragons ? Qui sont les camarades de Jason dans sa quête de la Toison d’or ? Autant de questions auxquelles les éditions précédentes ne manquaient pas de répondre en bas de page, ou à la fin. Mais rien ne se perd et tout se métamorphose : débarrassé de ce « prêt-à-bachoter », deux millénaires après son apparition, le texte d’Ovide retrouve un corps neuf et comme l’énergie de sa jeunesse. Pas seulement parce qu’on s’épargne, en lisant, les allers-retours entre le texte et la glose. Cosnay « n’a pas traduit le latin », mais bien « ce qu’Ovide a fait du latin », une langue imagée, mouvante et rétive (explique la postface) à toute forme de pétrification.


3Dans le détail, quelle fut la méthode de Cosnay ? D’abord, choix beaucoup mis en avant dans la presse, ses vers libres suivent d’assez près la structure du vers latin, dans laquelle la grammaire n’assigne pas aux mots de place fixe. Le français n’est pas familier de ces rejets du sujet ou du verbe en fin de phrase, mais l’amateur de poésie en trouvera l’invention heureuse, comme au retour de Thésée :

Résonne de la faveur du peuple et des prières pour le héros

la maison royale.

4Ou, au sujet de la peste d’Égine :

Une peste atroce, sur le peuple, par la colère de l’injuste Junon

est tombée.

5Plus troublant, Cosnay ose certains « latinismes », comme les pronoms relatifs « de liaison » en début de phrase. Il est bien connu que la deuxième personne peut servir d’impersonnel en latin, un peu comme en anglais. Mais, ici, la traductrice a toujours conservé la deuxième personne. Dans une traduction scolaire, on restituerait le sens concret des allégories (« le feu » pour Vulcain, « la guerre » pour Mars), mais Cosnay conserve aussi les allégories, au risque de l’extravagance. Enfin le latin ne connaît pas la ponctuation, et les traducteurs ont toute liberté dans ce domaine, mais c’est chez Marie Cosnay que j’ai rencontré, pour la première fois, des points de suspension expressifs apparaître ici ou là dans une traduction de poème classique.

6Pour mieux retrouver l’énergie originelle de la langue d’Ovide, la traductrice a pratiqué, à l’inverse, des choix qui semblent s’éloigner de la lettre du texte. Souvent Cosnay découpe les phrases trop longues ou trop complexes en plusieurs petites phrases, quelquefois averbales ou exclamatives. Le discours indirect devient du discours direct, quitte à attribuer à un personnage une intervention du narrateur. Quelquefois Ovide construit ses longues phrases grâce à des connecteurs logiques (ut, iam, sed...) : Cosnay les omet tout simplement, se fiant à notre sagacité pour comprendre comment une idée en amène une autre. Quelquefois des groupes nominaux compliqués sont réduits à leur noyau essentiel ; l’obscur « tanti miracula monstri » devient un lumineux « miracle monstre ». Des fables grecques qu’il rapporte, Ovide se sent intime et proche. Pas nous : mais cette familiarité que nous avons perdue est équitablement compensée, désormais, par la familiarité de la plume de la traductrice. Décrivant les cheveux défaits de Médée, Ovide écrit « bacchantum ritu » ; « façon Bacchante », dit Cosnay.

7Tous ces choix sont bienvenus puisqu’il s’agit de passer de l’épaisse langue latine écrite à un français le plus vivant possible. Une seule fois, le gain de vivacité ne nous a pas paru réparer la perte de sens. Quand Procris meurt des mains de son amant à l’instant même où elle trouve la preuve qu’il lui est fidèle, Ovide écrit : « Elle exhale son âme malheureuse, mais elle est rassurée ». Cosnay enlève le « mais ».

8Hélas, il est des choix de traduction qui s’éloignent à la fois de la lettre et de l’esprit d’Ovide. « Toujours un souci s’introduit dans les bonheurs », disait le poète… « Je tente de garder un vocabulaire simple », souhaite la traductrice : mais c’est au prix de traduire « pietas » par l’insuffisant « amour ». La strige, oiseau légendaire, devient un « vampire », la chélydre une « vipère », et la mystérieuse ville de Lyctos se change en la banale île de « Crète » : c’est plus parlant, d’accord, mais n’y a-t-on pas perdu en fantaisie ? « L’érudition d’Ovide n’éveille plus d’écho en nous », prétend la préface de Pierre Judet de La Combe. Alors, débarrassée du souci d’expliquer en note les complexes allusions mythologiques d’Ovide, Cosnay en a déformé certaines. Elle traduit le « suis » du vers 435 comme un pronom alors qu’il désigne le sanglier d’Érymanthe, et elle qualifie Thésée au vers 404 d’« enfant ignorant de son père » alors que, rentrant incognito à Athènes, il est chez Ovide « ignoré de son père ».

9Mais la simplification la plus appauvrissante est sûrement le passage au présent de l’indicatif de presque tous les temps verbaux du latin d’Ovide. Parfait, plus-que-parfait, futur, subjonctif présent, infinitif présent et passé, tous les reliefs temporels qu’Ovide a soigneusement répartis dans le paysage de son poème sont nivelés par ce présent omniprésent.


10Pourtant, si l’on met de côté certains procédés discutables de cette métamorphose et qu’on n’en observe que le résultat, il est éblouissant. Dans ses fantaisies mêmes, cette traduction rend à Ovide sa contemporanéité. Les rejets et contre-rejets nous surprennent et nous émerveillent sans cesse ; l’approximation volontaire dans la traduction de quelques verbes aboutit à des formules poétiques inoubliables, comme la dernière disparition de la magicienne de Colchide : « Médée, elle, fuit la mort dans un nuage qu’inventent ses poèmes ». La traduction d’un poème est-elle un poème elle-même ? se demandait récemment la traductologue Christine Lombez. Dans le cas des Métamorphoses de Marie Cosnay, on garantit que oui.