Acta fabula
ISSN 2115-8037

2017
Avril 2017 (volume 18, numéro 4)
titre article
Arnaud Verret

Le populaire dépopularisé : Dubut ou les vicissitudes de la postérité littéraire

François Salaün, Jean-Louis Dubut de Laforest. Un écrivain populaire, Dijon : Éditions universitaires de Dijon, 2015, 310 p., EAN 9782364411234.

1Il est difficile de ne pas reconnaître que Jean‑Louis Dubut de Laforest compte au nombre des romanciers qui, à la manière de Paul Féval, Erckmann‑Chatrian ou Ponson du Terrail, s’ils furent célèbres en leur temps, tombèrent dans l’oubli après leur mort. Dubut suscite néanmoins aujourd’hui un légitime regain d’intérêt parmi les historiens de la littérature française : deux thèses, un dossier thématique des Cahiers naturalistes ainsi que des articles dans diverses revues ou actes de colloque lui ont récemment été consacrés et la numérisation du patrimoine littéraire rend désormais possible sa redécouverte sans attendre d’éventuelles rééditions1. Le livre de François Salaün, intitulé Jean‑Louis Dubut de Laforest. Un écrivain populaire, est le fruit d’un des travaux universitaires évoqués. À la fois ouvrage de vulgarisation et de grande érudition, il revêt la forme d’un examen détaillé dont la première partie retrace l’existence même de l’écrivain et sa carrière, tandis que la seconde analyse quatre thématiques récurrentes et révélatrices de sa production. Il se démarque ainsi des autres études, en ce que sa démarche entend appréhender un corpus entier, non un ou deux romans pris isolément. Il est par ailleurs précédé d’un avant‑propos d’Alain Pagès qui fixe les enjeux de la relecture de cet auteur si proche du naturalisme sans pouvoir lui être pleinement rattaché.

2Fr. Salaün problématise sa présentation de l’œuvre de Dubut en s’appuyant sur la notion de popularité dont il tire le sous‑titre de son livre. Cette dernière se définit principalement par le large lectorat — le peuple — auquel le texte s’adresse et, dans une moindre mesure, par le fort succès qu’il connaît auprès du public (p. 132). L’ouvrage le laisse entendre dès sa première phrase : c’est là une manière indirecte d’interroger la postérité d’un écrivain et de poser la question des vicissitudes de la célébrité postmortem dont le traitement réservé à Dubut apparaît exemplaire (p. 11). Comment expliquer ce paradoxe qu’un auteur populaire et reconnu par ses pairs ait été, malgré la richesse de ses écrits, si rapidement délaissé au point de nécessiter de nos jours une complète redécouverte et une totale rediffusion ? L’étude de Fr. Salaün entend apporter son éclairage sur ce point, à partir de l’exemple précis et développé de l’œuvre monumentale d’un seul écrivain.

L’homme à redécouvrir, l’auteur à relire

3Consacrée à l’existence de Dubut, la première partie du livre de Fr. Salaün est divisée en sept courts chapitres correspondant chacun à une période de la vie de l’écrivain, de sa naissance dans le Périgord en 1853 à sa mort brutale à Paris en 1902. Elle s’appuie sur des archives pour narrer la vie privée, sur des articles de presse pour dire ce que fut la vie publique et prend soin chaque fois de lier l’homme et l’œuvre afin d’éclairer l’un à la lumière de l’autre. Cette succession de périodes qui fut la vie même de Dubut peut se synthétiser en trois points.

4D’abord, il s’agit de retracer le parcours du jeune provincial. Certes, les traces laissées dans son enfance sont rares ; on sait néanmoins qu’il fit des études de droit, exerça rapidement l’activité de journaliste puis devint, à l’arrivée au pouvoir des républicains, conseiller de préfecture de l’Oise. Bien qu’il donnât là toute satisfaction, il quitta brusquement Beauvais et son emploi pour rejoindre Paris et se consacrer à l’écriture. Les premiers textes retrouvés datent de cette période : on y constate un attachement à la République, à sa Dordogne natale ainsi qu’une tonalité satirique bien marquée. C’est de cette époque également que datent les soutiens politiques des députés Alcide Dusolier et Albert Theulier.

5Dans la capitale, Dubut connaît un succès aussi rapide qu’éclatant et Fr. Salaün relate en détail l’intrigue de tous les romans en même temps que les enjeux de sa carrière et l’évolution de sa plume. Car c’est avant tout la fécondité qui caractérise l’œuvre cathédrale. Celle‑ci prend des proportions sans commune mesure au regard de la quantité impressionnante de titres publiés, de genres pratiqués et de tirages en seulement vingt ans. Soixante‑sept romans, quatre nouvelles, cinq recueils de contes, deux pièces de théâtre, deux romans écrits en collaboration, quatre recueils de textes divers, soit un total de quatre‑vingt‑quatre titres pour quatre‑vingt‑un volumes, comptabilise‑t‑il avant de les répertorier en annexe de son livre. Quoiqu’ils soient à relativiser, les chiffres de parution et de vente confondent tout autant : dix‑mille exemplaires enlevés en un seul jour pour La Femme d’affaires, quinze‑mille exemplaires épuisés en huit jours pour Morphine, cent‑mille exemplaires tirés de La Vierge du trottoir. Malgré cette prolixité, l’œuvre de Dubut se caractérise aussi par une innovation et une variation perpétuelles où les redites sont rares. Dès son avant‑propos, A. Pagès évoque à juste titre « l’étonnante plasticité d’une œuvre, en prise constante avec son époque, et que l’on voit soucieuse de se transformer, préoccupée d’atteindre un lecteur fuyant qu’il s’agit de séduire et de convaincre » (p. 9) — a fortiori lorsque l’on sait que ce public fuyant est le peuple tout entier. C’est là une des clefs de lecture pour comprendre comment l’écrivain est devenu populaire au sens où l’entend Fr. Salaün dans son introduction.

6Dès les années 1882‑1884, la carrière littéraire de Dubut est couronnée de succès, jalonnée d’amitiés et d’honneurs prestigieux. La critique est en général positive à son encontre et lui permet de nourrir de légitimes ambitions. Alors qu’il n’a publié qu’un seul roman, Les Dames de Lamète, et que son nom est encore méconnu, il adhère à la Société des gens de lettres, parrainé par Camille Le Senne et François Coppée, et il participe plus tard à celle des Rabelaisiens et celle du Gardénia dont il est membre d’honneur comme Alphonse Allais et Georges Courteline. Il est en outre introduit au Chat noir, est l’ami de Dumas fils et d’Aurélien Scholl, bénéficie de l’estime de Maupassant, de l’admiration de Lombroso, d’une lecture enthousiaste de Séverine. Des hommes politiques figurent également parmi ses proches : outre les députés déjà cités, l’avocat de Dubut n’est autre que Raymond Poincaré et l’on cite le président Sadi Carnot comme invité d’honneur de l’une de ses pièces à laquelle Zola assistera finalement. Fr. Salaün montre ainsi que Dubut est pleinement inscrit dans le paysage littéraire de son époque. Deux seules ombres ternissent quelque peu le tableau : ses tentatives au théâtre reçoivent un accueil plus mitigé, tandis que la légion d’honneur lui est refusée par deux fois.

7Cependant, la défenestration finale de l’auteur nous incite à relever les parts d’ombre de sa vie privée qui contrastent avec sa réussite éclatante. Si les duels auxquels il participe sont davantage le signe d’un homme prêt à défendre son honneur que prompt à chercher querelle, si la nuit d’ébriété au cours de laquelle il est arrêté sur la voie publique relève surtout de l’anecdote, c’est principalement le sort tragique réservé à ses personnages, plus précisément le motif du suicide présent tout au long de sa carrière, qui jette le trouble sur ses écrits. Pas moins de quatre personnages mettent fin à leurs jours dans les seuls Derniers Scandales de Paris ! De telles répétitions ne peuvent être l’effet du hasard et trouvent un écho en la disparition terrible du malheureux écrivain, l’entourant plus encore d’une aura de mystère, alors même que la surprise de sa mort est l’occasion ultime avant l’oubli de démontrer dans la presse sa popularité.

8Pourquoi Dubut était‑il si populaire au moment de sa mort ? Sans doute parce qu’il fut d’une grande modernité. Cette modernité résida dans la souplesse de sa production où, texte après texte, il tâcha de varier ses inspirations pour toucher le public le plus large possible ; elle résida aussi dans sa stratégie commerciale de diffusion massive où la quantité le disputa sans cesse à la qualité des écrits ; elle résida enfin dans sa prédilection — à partir de 1889 surtout — pour les tares naturelles, les perversions humaines, les plaies sociales, scandales et injustices qui en résultent3. Auteur d’une œuvre que l’on peut qualifier de tératologique, Dubut était captivé, comme une grande part de la bourgeoisie de son temps, par les monstres, les dégénérescences de la nature, les bas‑fonds de la société. Afin de l’illustrer, Fr. Salaün choisit, en seconde partie de son ouvrage, quatre thématiques reflétant la vision de l’écrivain à l’encontre de la France tertio‑républicaine : la femme, la prostitution, l’homosexualité, la presse. Ce faisant, il adopte chaque fois la même méthode et analyse successivement leur omniprésence dans l’œuvre à travers des figures et des situations diverses, les débats que ces questions suscitèrent à la fin du xixe siècle, la manière dont Dubut s’inscrivit dans ce contexte pour conférer à ses romans un tour revendicatif et en faire un moyen d’action4.

9Non seulement Dubut exploita régulièrement ces sujets en de vastes panoramas, mais, chantre du progrès scientifique, il prit aussi parti pour ce qu’il considérait être l’avancée sociale qui en était le corollaire. Ses critiques, toujours mesurées, réfléchies, nuancées, portent en elles les changements espérés. Ainsi, à propos de la condition féminine, l’œuvre brosse un tableau sans concession du traitement réservé aux femmes à son époque, dénonçant les emplois pénibles, la dépendance forcée vis‑à‑vis de l’homme, les grossesses non désirées, l’impunité du séducteur délivré de toute responsabilité. À propos de la prostitution, elle dénonce les réglementaristes et tend au contraire à une approche abolitionniste, formulant ses reproches à l’encontre de la police des mœurs et des trafiquants d’êtres humains davantage qu’aux filles et aux clients. À propos de l’homosexualité — féminine surtout — elle s’éloigne de toute réprobation morale mais, exprimant une fascination certaine non dénuée d’érotisme, elle s’oppose à toute exclusion ou répression et appelle à une meilleure compréhension et une plus grande tolérance. À propos de la presse enfin, elle ne passe pas sous silence les scandales auxquels cette dernière est mêlée, mais continue de défendre la liberté d’expression, l’idéal démocratique et le contre‑pouvoir qu’elle représente.

Dubut de Laforest, un pâle épigone ?

10Comment dès lors expliquer le désintérêt dans lequel est tombée l’œuvre de Dubut ? S’il n’est pas question de juger hasardeusement la qualité de celle‑là, son manque de profondeur psychologique ou encore le choix de la recomposer pour mener de nouvelles publications à la fin de sa vie5, on peut certes arguer du rôle de l’institution scolaire et des différentes instances de légitimation ou encore de la traditionnelle suspicion envers un écrivain à la fois prolixe et populaire — au sens négatif du terme cette fois‑ci6. Mais il faut surtout compléter ce premier argument et resituer Dubut dans le contexte littéraire d’alors.

11On rappellera, de façon volontairement simpliste, que la postérité opère nécessairement un tri dans les noms qu’elle entend retenir et qu’elle ne porte son dévolu que sur ceux dont la production fut suffisamment originale ou déterminante pour traverser les siècles. Il y aurait là matière à expliquer pourquoi l’œuvre n’a pas connu de simple purgatoire mais a sombré, jusqu’à nos jours du moins, dans un oubli définitif de la part du grand public. C’est que Dubut apparaît, au regard de la postérité, comme un double des écrivains naturalistes dont, s’il est permis de l’en rapprocher, il ne fit jamais tout à fait partie7. L’impression de répétition qui se dégage de celui‑ci par rapport à ceux‑là empêcha certainement de retenir son originalité après sa mort.

12En effet, les thèmes exploités sont souvent identiques : outre la peinture des plaies sociales précédemment évoquées, on retrouve chez Dubut la description de tares et de dégénérescences physiques, l’accusation de pornographie, la dénonciation des manœuvres cléricales, politiques ou mercantiles, le choix d’ancrer ses textes dans des lieux très modernes et d’y faire figurer de nouvelles technologies — tous éléments qui ont fait les pages les plus célèbres du naturalisme. Plus spécifiquement, les rapprochements avec les principaux auteurs qui en sont représentatifs sont aisés. Ainsi, à ne considérer que la conception du roman scientifique8, la méthode des dossiers préparatoires et de l’enquête de terrain, le succès phénoménal et les ventes prodigieuses, nombre d’éléments de la carrière de Dubut rappellent bien sûr celle de Zola — jusqu’à la mort, qui survint la même année9. Pareillement, la part sombre de l’individu et sa fin aussi mystérieuse que violente offrent un rapprochement évident avec Maupassant. Enfin, l’attrait du bizarre, de la décadence, de la tératologie qui reflète la transition esthétique des dernières années du xixe siècle est un point commun avec Huysmans et même encore Zola ou Maupassant. En un mot, Dubut serait un naturaliste tardif, un pâle épigone, arrivé sur la scène littéraire à un moment où toute révolution avait déjà été faite, mais aussi remise en cause. Pour cette raison, la critique, déjà habituée à la nouvelle école, lui fit facilement bon accueil et, malgré son talent, la postérité ne le retint pas.

13On aimerait alors prolonger le raisonnement et émettre l’hypothèse qu’un autre élément de réponse se situerait peut‑être non pas dans ce que Dubut écrivit, mais dans ce qu’il n’écrivit pas. Ne lui a‑t‑il pas simplement manqué l’occasion d’inscrire son œuvre dans une dimension atemporelle ? Plus précisément, malgré son riche catalogue de monstruosités et ses démêlés judiciaires, Dubut n’a pas connu de succès tonitruant qui eût placé d’emblée, à l’exemple de L’Assommoir, l’un de ses romans au panthéon des œuvres inoubliables ; il n’a pas subi l’affront d’une critique odieuse et béotienne qui eût fait de lui un génie incompris ; il n’a pas non plus connu le sort tragique d’un Desprez mort à la suite de son incarcération, ni celui autrement glorieux d’un Zola menant le combat héroïque de l’Affaire Dreyfus, qui l’eussent érigé au rang de martyr des lettres10. Il fut un auteur à succès sans être un auteur impérissable si bien qu’aujourd’hui on le redécouvre comme une curiosité intéressante, un écrivain pour historiens de la littérature, voire historiens tout court, davantage que pour le public.

14Que reste‑t‑il donc qui le démarquerait des autres ? Le livre de Fr. Salaün l’indique dès son titre. C’est l’aspect populaire dont se teinte une grande part de l’œuvre de Dubut, où règne une certaine forme de bons sentiments, où les personnages de victimes, de filles perdues, de criminels, de traîtres, d’espions sont clairement identifiés, où l’intrigue consiste à multiplier les rebondissements pour voir le bien enfin triompher. Sans s’interdire la nuance ni la complexité, l’œuvre est souvent empreinte de manichéisme et les pages de théories ou de sciences qu’on y trouve semblent parfois ne faire qu’illusion. Ainsi, pour ne prendre que quelques exemples, Les Dévorants de Paris mettent en scène le docteur Petrus Dilson qui figure le bien, l’héroïsme, la générosité, tandis que le baron Gismarck, espion sans scrupule, est une incarnation du mal ; Mademoiselle de T*** raconte l’histoire d’un bagnard injustement accusé de meurtre, évadé de Nouvelle‑Calédonie et rentré en France pour prouver son innocence et démasquer le vrai coupable ; La Vierge du trottoir, premier volume des Derniers Scandales de Paris, narre l’histoire d’un jeune couple dont le mariage est entravé par le propre oncle de la fiancée, un criminel cynique qui fait accuser le futur époux de relations sexuelles avec une mineure et, après avoir tenté de la violer, contraint sa nièce à s’enfuir de la demeure familiale : tout le livre consistera à réparer ce crime initial. On mesure ici l’écart avec des romans comme La Curée, Le Ventre de Paris, La Débâcle qui traitent, de manière plus discrète ou plus complexe, du viol sur mineur, du retour du bagne, du châtiment de l’espion allemand. Chaque fois l’œuvre de Dubut apparaît comme un mélange réussi de naturalisme et de littérature populaire, posant par la même occasion la question de la difficulté à allier l’un et l’autre.

15Le livre de Fr. Salaün a ainsi le triple mérite de nous faire redécouvrir la vie d’un auteur oublié, de mettre en lumière un pan encore méconnu d’un siècle dont on croit souvent tout connaître en même temps que de questionner les aléas de la mémoire collective. D’un abord facile, il s’adresse tout autant aux spécialistes des littératures naturaliste et décadente, aux historiens dix‑neuviémistes et à ceux qui, plus généralement, s’interrogent sur la marque laissée par chacun après sa mort. C’est bien sur ce dernier point que l’ouvrage est le plus ambitieux et rejoint un champ de réflexion plus large auquel il ne prétend ni à l’exhaustivité ni à l’épuisement du sujet, mais ouvre des pistes d’étude que d’autres pourront suivre.

16Pour expliquer l’oubli dans lequel est tombée l’œuvre de Dubut, plusieurs hypothèses peuvent être avancées sans qu’aucune soient privilégiée. À la lecture du livre qui lui a été consacré, il en a été énuméré quelques‑unes : le caractère tardif, similaire, abondant, populaire qui fait finalement son originalité en même temps que sa faiblesse par rapport aux grands noms du naturalisme auxquels on est tenté, malgré tout, de le rattacher. Aujourd’hui l’œuvre de Dubut apparaît d’autant plus cyclopéenne qu’on semble la redécouvrir toute d’un bloc et, à songer à l’immensité du monument littéraire qu’elle représente, il faut pour finir se garder de toute erreur de mesure. De même que l’on s’étonne qu’une œuvre aussi importante puisse passer inaperçue, de même on peut se demander ce que représentent cent ans au vu de l’éternité. Dubut est peut‑être moins condamné qu’on ne le pense. On est en droit d’espérer que la reconnaissance reviendra, tôt ou tard selon notre appréciation du temps, et l’on peut gager que Dubut rejoindra alors ceux qu’il a côtoyés, admirés et que l’on prend toujours plaisir à lire aujourd’hui. L’ouvrage de Fr. Salaün est dans tous les cas un premier pas sur la voie de cette réhabilitation.