Acta fabula
ISSN 2115-8037

Dossier critique
2022
Novembre 2022 (volume 23, numéro 9)
titre article
Chantal Michel

Cesser de dire amen

La Langue du management et de l’économie à l’ère néolibérale. Formes sociales et littéraires, sous la direction de Corinne Grenouillet & Catherine Vuillermot‑Febvet, Strasbourg : Presses universitaires de Strasbourg, coll. « Formes et savoirs », 2015, 294 p., EAN 9782868205261.

1Corinne Grenouillet, spécialiste de littérature contemporaine, et Catherine Vuillermot‑Febvet, historienne, ont rassemblé dans ce volume les textes d’une vingtaine de chercheurs qu’elles avaient réunis à Strasbourg en juin 2013, pour un colloque interdisciplinaire intitulé « Discours de l’économie, du travail et du management ». Les deux auteurs expliquent dans l’introduction du volume qu’elles ont pour objectif de mettre en lumière l’invasion des termes de l’économie et du management dans la langue commune et de s’interroger sur ce phénomène, qu’elles affublent ironiquement du sigle LAMEN (LAngue du Management et de l’Économie à l’ère Néolibérale).

2D’une part, constatent C. Grenouillet et C. Vuillermot-Febvet, on assiste aujourd’hui dans tous les types de textes et de discours à une prolifération de termes économiques qui véhiculent une vision néolibérale de l’économie et des sociétés. Cette contamination de la langue a déjà été étudiée par des chercheurs comme A. Bihr, avec La Novlangue néolibérale : la rhétorique du fétichisme capitaliste, et E. Hazan, avec LQR (Lingua Quintae Respublicae), qui s’inscrivent dans le sillage de V. Klemperer. Dans son célèbre ouvrage, LTI, la langue du IIIe Reich : carnets d’un philologue, ce dernier montrait comment, au cours des années 1930‑40, la langue allemande avait été infectée insidieusement de termes qui imposaient peu à peu l’idéologie nazie. Aujourd’hui, ce serait plutôt l’idéologie du « There is no alternative » (T.I.N.A.) qui imprègnerait la langue française.

3C. Grenouillet et C. Vuillermot‑Febvet remarquent, d’autre part, que nombre d’œuvres de la littérature contemporaine témoignent de l’emprise de la pensée néolibérale sur la société, et de l’invasion de la langue par le jargon économico‑managérial. Ce préambule justifie la division du volume en deux parties — l’une consacrée à des articles sur LAMEN dans les textes non littéraires et l’autre, en miroir, dévolue aux discours fictionnels et littéraires de LAMEN, avec un album de l’artiste‑écrivain J.‑Ch. Massera qui marque la séparation entre ces deux parties.

Force & présence de LAMEN

4Dans la première moitié du volume, il s’agit de relever certaines caractéristiques de LAMEN et de sa présence dans les textes. L’anthropologue M. Feynie répertorie, dans sa contribution, quelques traits communs aux discours ou textes d’entreprises : une préférence pour des termes complexes ou peu compréhensibles plutôt que pour des mots simples, le recours à des sigles connus des seuls initiés et à des mots anglais, symboles supposés de modernité, l’abus de généralités et d’abstractions auxquelles il est difficile, voire impossible, de s’opposer ou de répliquer. Ces pratiques aboutissent à une novlangue managériale qui s’est imposée à la faveur du succès de quelques ouvrages de référence dans les années 1980, devenus des sortes de bibles, dont la diffusion est assurée par les consultants et les services de communication internes aux entreprises.

5Un autre article montre que la rhétorique utilisée dans les médias pour rendre compte de décisions (qui relèvent de choix) donne souvent à penser qu’elles s’imposent inéluctablement. Selon le linguiste Th. Guilbert, pour informer son lectorat et lui « expliquer » le processus de privatisation de France Telecom en 1997, le journal Le Monde a produit un discours doublement idéologique : les constats sont assimilés à des évidences, hors de toute alternative. La rhétorique est ainsi mise au service d’une version « naturalisée » du discours économique.

6Citons encore « La fiction du consentement dans les relations asymétriques employé et employeur », où Al.‑D. Mornington donne un exemple de dévoiement du sens, en l’occurrence du mot « consentement » : aux États‑Unis, depuis les années 1990, les contrats de travail incluent en lettres minuscules une clause de renonciation de droit, selon laquelle toute accusation d’un employeur par un employé qui aurait subi un préjudice personnel sur son lieu de travail doit être soumise à un arbitrage privé. En d’autres termes, c’est en interne et à huis clos que sont examinées les plaintes des employés. En signant son contrat de travail, l’employé — qui, notons‑le, n’est pas, le plus souvent, en situation de refuser un travail, et qui n’a pas non plus le loisir ou la capacité d’évaluer chacune des clauses de son contrat — « consent » donc à renoncer à un droit fondamental, le droit à un procès civil. C’est ainsi qu’une employée d’une entreprise privée américaine qui avait été violée par ses collègues, en Irak, a été déboutée de toutes ses actions en justice.

7Ainsi la contamination de la langue par LAMEN va de pair avec l’occultation de certaines réalités. Dans son étude des autobiographies de quelques grands dirigeants français, C. Vuillermot‑Febvet note qu’elle n’y a décelé nulle allusion au déterminisme social, grand absent des écrits des chefs d’entreprise. Ces derniers se présentent comme des individus créatifs et méritants, qui ont surmonté les obstacles, en particulier le « trop d’État », et dont la devise est celle du self made man : « Quand on veut, on peut ». Si le rôle du hasard est parfois reconnu dans ces parcours de vie, celui du collectif, de la société, est totalement ignoré.

8Dans le même ordre d’idées, E. Lamendour, qui analyse une série de publications portant sur le management, insiste sur la place qu’y occupe le slogan « devenir meilleur », une injonction adressée aux individus, qui fait fi de leur environnement social.

9Quant au sociologue R. Pfefferkorn, il déplore que, depuis les années 1980, la recherche en sociologie mette l’accent sur l’individu et sur la « moyennisation » de la société. Avec la disparition de termes comme « classe sociale », auxquels on préfère « lien social », ou « rapports sociaux », c’est une vision de la société pacifiée, sans conflits ni inégalités, qui s’est imposée peu à peu dans les partis politiques et dans les médias. Cette absence présumée de hiérarchie sociale a permis à certains leaders politiques de suggérer l’existence d’autres divisions au sein de la société, fondées sur la peur ou sur l’envie.

10LAMEN n’imprègne pas seulement les textes ayant pour thème l’économie ou le management : elle s’insinue aussi dans le champ académique (par exemple en sociologie, comme on vient de le voir) et dans tous les secteurs d’activité professionnelle. L’un des principaux intérêts du volume est de présenter une grande variété de domaines de la recherche et de secteurs professionnels (histoire, droit, sociologie, santé, tourisme, management, télécommunications) dans lesquels les modes de parler et de penser de l’économie néolibérale sont prégnants. Ainsi, selon l’économiste L. Prigent, la compétition à laquelle se livrent les villes ou les sites pour être classés par l’UNESCO ou, plus généralement, pour attirer des visiteurs, entraîne une véritable mise en marché du patrimoine mondial. Une autre étude, réalisée par E. Triby, sur les écrits de cadres de la santé, constate également l’omniprésence du vocabulaire de l’économie dans ce secteur.

11La diversité des champs explorés dans cette première partie du livre illustre donc « l’extension du domaine de LAMEN ». Quant aux effets à la fois insidieux et dévastateurs de cette novlangue, sur lesquels tous les auteurs du volume s’accordent, A. Perraud les a magistralement résumés dans l’accroche de son article : « Le capitalisme effréné engendre une parlure à même de rendre la pensée captive et les révoltes illogiques1 ».

Les romans de l’économie & de l’entreprise

12Que peut, alors, la littérature ? Comme l’écrit C. Grenouillet dans son article « Faut‑il en rire ? La défamiliarisation du discours de l’évidence néo‑libérale dans trois romans contemporains », l’un des rôles de la littérature est de donner à voir la réalité du travail et l’envers des slogans qui chantent la réalisation de soi dans l’entreprise. La souffrance et les drames générés par les nouvelles théories managériales apparaissent bien comme l’un des thèmes majeurs des œuvres littéraires qui traitent du travail. C’est ainsi que, selon Fr. Cahen, les romans d’E. Reinhardt font du libéralisme une machine à fabriquer des fictions pleines de rêves de réussite ; ces fictions n’en tournent pas moins à la tragédie pour ceux qui se laissent prendre à leurs promesses. Quant aux romans de M. Houellebecq, comme le rappelle R. Lahanque, ils mettent en scène d’éternels perdants, dans un monde où la compétition n’épargne aucune sphère de la vie, pas même le domaine de l’intime, de l’amour ou de la sexualité. Mentionnons encore le théâtre de M. Vinaver, témoin et critique de l’« osmose du privé et du professionnel », selon le titre évocateur de M. Noujaim.

13Les textes littéraires ne se limitent pas à faire prendre conscience d’une réalité occultée par ailleurs : souvent, ils s’emparent de LAMEN pour la dénoncer et la subvertir. Dans son article, C. Grenouillet assigne plus précisément à la littérature le rôle de « défamiliariser » les discours de l’économie par divers procédés de mise à distance ironique — citations, collages, montages — qui en font ressortir la vacuité. Mais, comme le suggère I. Krzywkowski, à la suite de J.‑Ch. Massera, dénoncer la contamination de la langue par l’économie n’est pas chose aisée : en effet, citer ou mimer la langue « de l’ennemi » peut contribuer à la promouvoir au lieu d’assurer une bénéfique « défamiliarisation ». Si l’on se réfère à la théorie de Jakobson, la spécificité de la poésie est de faire sentir le mot comme mot, et d’opérer une « désautomatisation » de la langue. Est‑ce là le pari des écrivains qui tentent de subvertir LAMEN ? s’interroge I. Krzywkowski, examinant les réponses diverses qu’ont apportées à cette question plusieurs œuvres innovantes, dont celles de J. Mauche, J.‑Ch. Massera, S. Courtoux ou La Rédaction. L’auteur signale les difficultés auxquelles se heurtent les tentatives littéraires de détourner ou de « désarmer le discours d’entreprise », pour reprendre le titre de la contribution de J.‑P. Engélibert. C’est dire que les questions difficiles ne sont pas éludées dans La Langue du management et de l’économie à l’ère néolibérale, dont l’un des grands mérites est d’évoquer certaines impasses : par exemple, selon l’analyse minutieuse de M. Heck, la dénonciation de l’idéologie, dans La Question humaine de Fr. Emmanuel, produit un roman excessivement didactique.

Une petite anthologie d’œuvres critiques & innovantes

14La place de choix, au centre du volume, accordée à l’album de J.‑Ch. Massera, Call me Dominik, attire l’attention sur ce texte et ces photos, tirés d’un documentaire de 2014. Le titre anglais épingle l’obligation, pour les téléopérateurs des centres d’appel « délocalisés », d’adopter des patronymes bien français comme « Dominik Verdier » ou « Nicolas Lefort ». Si l’œuvre protéiforme de J.‑Ch. Massera est à l’honneur ici, c’est parce qu’elle interroge ses propres pratiques et ne cesse d’évoluer dans sa recherche du support le mieux adapté à la dénonciation d’une idéologie envahissante, comme le soulignent plusieurs communications sur le travail de cet artiste et écrivain. « Logique de l’entrisme », telle est la formule que S. Florey retient des propos de J.‑Ch. Massera pour décrire son modus operandi, qui consiste notamment à tenter d’agir « là où ça parle à notre place », en d’autres termes à ne pas se cantonner à intervenir dans et avec le medium traditionnel qu’est le livre ainsi qu’à « arrêter de raconter des histoires ».

15Sans cependant se pencher sur ces autres supports d’intervention, les contributions littéraires de ce volume présentent de nombreux textes innovateurs, subvertissant les genres conventionnels : aux exemples déjà cités, il faut ajouter Journal intime d’un marchand de canons et Journal intime d’une prédatrice, de Ph. Vasset, « romans‑enquêtes » dont R. Lahanque souligne le parti pris de véracité, coexistant avec leur dimension fictionnelle. On retiendra aussi les œuvres de N. Caligaris et de Th. Beinstingel ainsi que l’insolite et déroutant dispositif mis en place par M. Larnaudie dans Pôle de résidence momentanée : A. Labadie nous introduit, par l’étude de ce roman d’anticipation, dans un système totalitaire qui organise l’ensemble des activités humaines, et anticipe les désirs et les doléances des individus ; la différence entre travail et loisirs est abolie, l’Entreprise néolibérale a phagocyté l’ensemble de l’organisation sociale, et la logorrhée en vigueur prévient toute velléité de résistance.

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16Cette représentation glaçante d’une société étrangement familière, ainsi que les différents articles du volume, dresse un inquiétant bilan de l’imprégnation de la pensée contemporaine par LAMEN. La Langue du management et de l’économie à l’ère néolibérale : formes sociales et littéraires tire une sonnette d’alarme et plaide non seulement pour la nécessité, mais aussi pour l’urgence de « travailler » LAMEN, d’en exposer le fonctionnement, pour mieux la subvertir.