Acta fabula
ISSN 2115-8037

2007
Janvier-février 2007 (volume 8, numéro 1)
Sarah Anthony

Entre le dit et le non-dit : une dialectique sarrautienne

Sarah Charieyras, Le Dit et le non-dit dans L’Usage de la parole de Nathalie Sarraute. Caen, Lettres Modernes Minard (Collection archives des lettres modernes), 2006, 97 p.

1Esquivant la catégorisation, L’Usage de la parole de Nathalie Sarraute combine le genre dramatique, le roman, le poème en prose et l’essai. Quoique hétéroclites, ces genres littéraires ainsi regroupés participent tous au même projet d’écriture : l’étude de la parole en situation. Ce faisant, cet ouvrage sarrautien a comme objectif de revivifier les qualités sémantiques de la langue, qui ont été aplaties et usées par la doxa, tout en dévoilant les « tropismes », les impressions qui accompagnent les propos en situation.

2Dans son étude, Le Dit et le non-dit dans L’Usage de la parole de Nathalie Sarraute, Sarah Charieyras propose que l’originalité des dix petits textes que recueille cet ouvrage repose sur deux plans thématiques : le dit et le non-dit. Cette hypothèse entraîne plusieurs questions chez elle. Quelle est la source du non-dit ? Sarraute choisit-elle délibérément de ne pas tout dire ? Est-ce que le non-dit reflète le caractère indicible des tropismes, le moteur d’écriture sarrautien ?

3L’opposition du dit et du non-dit a toujours été à la base du projet d’écriture sarrautien. Comme l’affirme Sarraute, les tropismes sont « des mouvements indéfinissables (…) qu’il est possible de définir »1. Si cette approche paradoxale marquait les débuts de la carrière de Sarraute, comment peut-elle rester originale en 1980, au sein de L’Usage de la parole, après la publication de la majeure partie de l’œuvre sarrautienne ? Le titre de l’ouvrage en question nous offre une réponse : c’est dans l’usage de la parole, c’est-à-dire sur la forme, plutôt que sur le fond, que s’attarde Sarraute et, par extension, Charieyras. Cela dit, l’étude de Charieyras examine les traces textuelles du dit et du non-dit dans le but de « prouver la présence des instances énonciatives du livre, tout d’abord, en en étudiant le nombre, l’identité et la nature ; évaluer la part négative du dit — le non-dit — en précisant les formes qu’elle revêt et ‘les figures’ qui y sont en proie ; enfin, préciser le caractère inséparable du dit et du non-dit en mettant au jour une poétique qui hésite entre ‘bouclage’ et énergie dynamique » (p. 6).

4La première partie de l’étude se penche sur les participants à la poétique du « dit ». Charieyras identifie les manifestations textuelles des « voix » dans cet ouvrage sarrautien qu’elle dit polyphonique. Par exemple, le narrateur s’insère dans le texte grâce aux pronoms à la première personne, aux modalisateurs, aux déictiques spatiaux, aux références au monde culturel auquel il appartient, à l’intertertualité et à l’intratextualité parmi d’autres marques de subjectivité. L’allocutaire, destinataire des propos du narrateur, est présent dans le texte grâce aux pronoms embrayeurs à la deuxième personne du pluriel et à l’utilisation de l’impératif. Charieyras note avec raison que le « vous » allocutaire est multiple. De surcroît, elle ajoute que la multiplicité des destinataires engendre un texte qui n’est jamais établi d’avance, un texte qui se métamorphose à chaque lecture.

5Charieyras étudie aussi les personnages de L’Usage de la parole ainsi que la nature de leurs échanges. D’après elle, ces personnages sarrautiens représentent « les hommes dans leurs rapports communicationnels les uns aux autres et sont donc le reflet du lecteur et de son ‘usage de la parole’ » (p. 20). Elle révèle que cet usage de la parole se définit parfois en termes d’attitude locutoire ; Sarraute donne des précisions sur le ton, l’intonation, la voix et la prononciation des propos de ses personnages lors de leurs échanges dialoguaux.

6Quoique Charieyras discute brièvement de la multitude des personnages qui apparaissent au sein du texte, elle s’intéresse plus particulièrement aux échanges entre le narrateur-auteur et le destinataire-lecteur. Elle note que ces dialogues, empruntant parfois un ton didactique, cherchent moins à enseigner qu’à faire découvrir au destinataire-lecteur les principes de l’exploration tropismique, tout en exploitant les ressorts du comique et de l’ironie.

7La deuxième partie de l’ouvrage de Charieyras est exhaustive dans son énumération des procédés textuels qui permettent à Sarraute de dire l’indicible. Le non-dit se manifeste sous plusieurs formes textuelles dans L’Usage de la parole. Charieyras en identifie cinq dont : le présupposé, le sous-entendu, l’allusion, l’insinuation et la suggestion. Chez les personnages sarrautiens, le non-dit est présent à la fois dans la parole, avec l’utilisation de lieux communs (des locutions si usées par la doxa qu’elles ne disent plus rien) et dans la non-parole (les personnages choisissent parfois de se taire dans certaines situations sociales difficiles ou bien le mutisme leur est imposé par la mort). Présent seulement en filigrane dans l’œuvre, le lecteur fait lui aussi partie du non-dit ; il reste silencieux et s’insinue au texte par l’entremise du « je/nous » narrateur qui implique un « tu/vous » lecteur. D’autre part, les stigmates du non-dit, tels que les hésitations narratives, les points de suspension et les phrases inachevées invitent le lecteur à participer à l’exploration tropismique.

8Cette étude révèle aussi que L’Usage de la parole est imbibé de marques d’oralité (les exclamatifs, les interjections, les éléments phatiques, le rythme oral, etc.) qui « constituent un gage de spontanéité et rapprochent l’auteur de son récepteur » (p. 55), permettant à Sarraute de transmettre au lecteur le ressenti, le non-dit. Par exemple, Charieyras indique que le style oralisé de Sarraute sert parfois à accumuler des négations. Celles-ci, en se corrigeant les unes les autres, donnent l’impression au lecteur que les tropismes sont ineffables. Pourtant, tout en décrivant ce que les tropismes ne sont pas, Sarraute arrive à les faire voir au lecteur en traçant leurs contours.

9À l’indicible s’additionne une autre difficulté, celle de la brièveté des moments tropismiques. Sarraute doit donc dilater le texte pour exposer les minuties des tropismes aux lecteurs. Pour ce faire, elle emploie trois types de répétitions repérés par Charieyras dont : l’anaphore, l’épiphore et l’anadiplose. Pour ne pas entraver le fonctionnement de ces formes de répétition, qui veillent à la transmission et à la compréhension du non-dit, les personnages sarrautiens sont aussi transparents et anonymes que possible. Sarraute utilise peu de noms propres et choisit plutôt des pronoms ou des expressions vagues pour désigner ses personnages. En élaguant son texte, elle crée un espace textuel pour le lectorat, un espace où le lecteur peut participer au texte.

10À la suite d’un court résumé qui sert de transition adéquate entre la deuxième et la dernière partie de son ouvrage critique, Charieyras discute de la dialectique sarrautienne qui existe entre le dit et le non-dit. D’après son étude, dire l’inédit chez Sarraute commence avec le mot. Elle argumente avec justesse qu’il y a narrativisation du lexème dans L’Usage de la parole. Dans cet ouvrage, Nathalie Sarraute cherche à redonner au mot toutes les virtualités sémantiques qu’il a perdues avec l’usage. Cette narrativisation du lexème est accompagnée d’un autre mécanisme littéraire sarrautien, qui vise aussi à dire le non-dit, que Charieyras nomme la métasignification. Guidé par les indices auctoriaux, le lecteur apprend, au fur et à mesure, à ressentir les tropismes et il infuse au texte une signification métatextuelle qui se veut personnelle et hors de la diégèse.

11Pourtant, même si ce travail de métasignification se fait autour du texte, c’est la construction de l’ouvrage comme tel qui guide le lecteur dans son travail métatextuel. Comme l’indique Charieyras, « Sarraute vise à trouver une langue qui se donne et se retire, qui dit et ne dit pas, pour dépasser les conventions traditionnelles et créer son propre langage » (p. 79). Ce langage sarrautien se caractérise par une certaine cadence, par un va-et-vient constant et paradoxal entre des répétitions (de sons, d’éléments et de structures), des ruptures (le texte est criblé d’imperfections et de phrases inachevées), des figures de contraste (antithèses) et d’analogie (métaphores). Cette cadence sarrautienne naît d’un besoin de faire vibrer les mots, de redécouvrir la vitalité de la langue afin de souligner la multiplicité des usages des lexèmes et non leur usure.

12En général, cet ouvrage critique est bien organisé. Évitant la tentation de s’élancer dans des études textuelles trop approfondies, Charieyras répond aux besoins de son étude en dressant une liste exhaustive des manifestations textuelles de la poétique sarrautienne du dit, du non-dit et de la dialectique qu’ils partagent. Comme Sarraute, elle laisse son lecteur sur sa faim pour l’inciter à poursuivre en profondeur les études textuelles qui se voient déjà bien entamées dans son ouvrage.