Fabula-LhT
ISSN 2100-0689

Essais
Fabula-LhT n° 10
L'Aventure poétique
Sophie Rabau

Pour une poétique de l’exhaustivité (poétique de la poétique)

1En matière de poétique, faut-il choisir ?

2Il n’est pas si aisé de répondre à cette étrange question. D’une part, le poéticien habite le royaume de l’exhaustivité, décrit tous les cas possibles (de récit, d’autobiographie, d’incipits, de nouvelles, etc.), combine systématiquement les critères pour aboutir au tableau général d’un discours, d’un genre, d’un procédé. « Innombrables sont les récits du monde1 », écrivait Barthes, prêt à les accueillir tous dans le giron de sa poétique, sans en oublier aucun, bien sûr, sans non plus en rejeter un seul au nom d’un jugement de valeur. Un poéticien ne choisit pas.

3Mais l’écrivain, que fait-il, quand il met en œuvre ce que l’on nomme couramment « sa poétique », au sens où l’on étudie la poétique de Césaire, de Balzac, d’Apollinaire, etc. ? Il fait des choix assurément, privilégie, dans l’ensemble des possibles dégagés par le poéticien, ce procédé, et non tel autre, investit cette case du tableau et délaisse les autres, trace sa voie, selon lui la meilleure, dans les innombrables discours du monde, préfère, juge, exclut, retient. Arrêtons-nous quelques instants à cette légère contradiction, ce décalage tout au moins : la poétique comprise comme art d’écrire n’a pas grand-chose à voir avec la poétique entendue comme description systématique de tous les cas possibles. D’un côté on écrit, donc on exclut, de l’autre on décrit systématiquement, et on conserve.

4Or on ne s’est jamais demandé ce qu’il en serait d’une poétique individuelle qui ne serait pas choix, mais conservation de tous les cas possibles. On ne s’est jamais demandé, plus radicalement, si l’on ne pourrait pas, dans cette optique, faire se rencontrer la poétique, au sens de description systématique, et la poétique, au sens de manière de créer. La création tiendrait alors dans le refus du choix, et la description systématique en retour serait porteuse d’une dimension créative, non pas seulement parce qu’elle concevrait des cas possibles et non encore réalisés (la fameuse case blanche2), mais aussi par le refus même du choix.

5Je voudrais explorer cette hypothèse à deux échelles, aller, si l’on préfère, d’un cas particulier et exemplaire à une exploration plus générale de ce que peut être la poétique, de ce qu’elle peut permettre de concevoir en matière de création.

6C’est dans l’écriture mythographique – une certaine écriture mythographique –, que l’on cherchera d’abord les bases d’une poétique de l’exhaustivité. On interrogera ensuite plus spéculativement la poétique pour explorer sa possible participation à cette écriture sans le choix. On proposera, autrement dit, une contribution à la poétique de la poétique.

7C’est là une manière et de proposer une définition de la poétique, et d’en définir un champ. Car parler d’une poétique de la poétique ; c’est en effet récuser l’idée qu’il existerait une poétique descriptive. De la poétique, nous retenons – on l’a compris –, qu’une pratique étymologiquement ancrée sur le verbe « faire » ne peut se concevoir sans un faire, qu’une poétique digne de son nom possède à son horizon un faire, en tout cas, on y reviendra, un pouvoir faire. Voilà pour la définition. Ce pouvoir faire se décline selon deux grandes modalités : il est un pouvoir faire de la description systématique, qui par l’entremise de la case vide laisse entrevoir la possibilité de ce qui reste à faire ; il est un pouvoir faire ensuite en ce que la poétique débusque, traque, soupçonne ou appelle de ses vœux une possibilité créative dans des relations au texte littéraire apparemment passives ou en tout cas généralement présentées comme telles : nous appelons poétique de la lecture cette conversion de la lecture en possibilité d’écriture. C’est là un champ (voilà pour le champ) fort large qui se laisse cartographier en plusieurs territoires, dont les frontières sont évidemment poreuses : on peut donner à sa lecture un propos ouvertement productif quand on traque dans le texte non ce qu’il est, mais ce qu’il aurait pu être, ou encore quand on ne sépare pas le geste de lecteur critique et la réécriture ; on peut encore chercher à déceler la part créative des lectures apparemment purement descriptives : ainsi d’une poétique de la philologie qui cherche et met au jour la part créative du commentaire, de l’édition textuelle, de la reconstitution du contexte, ou encore d’une poétique de l’interprétation qui entend montrer comment l’interprétation suppose à son fondement comme à son horizon la création d’univers fictifs où l’herméneute peut rencontrer l’auteur, coexister avec lui. Ainsi aussi d’une poétique du discours critique qui est comme, il a été dit, un « genre comme les autres3 ».

8Faire une poétique de la poétique, c’est encore s’inscrire dans le cadre de ce soupçon général porté contre l’idée d’une lecture descriptive, c’est mettre en acte l’idée qu’il n’existe pas de poétique purement descriptive, et que si cela n’apparaît pas avec assez d’évidence, il est urgent de le montrer, de chercher sa part créative dont on espère ici montrer qu’elle a notamment  à voir avec l’exhaustivité. Mais encore ? Que va-t-on trouver ? Que cherche-t-on au juste quand on cherche la part créative d’une lecture descriptive ?

9Faisons – ferions-nous, sinon, de la poétique ? – un tableau. En ordonnée, interrogeons-nous sur le statut ontologique du texte créé : il peut être déjà écrit par le lecteur, disponible à notre regard et il n’est alors que de le cueillir, c’est-à-dire d’en reconnaître la nature non descriptive mais bien créative. Tel est par exemple le cas d’éditions de textes particulièrement inventives au point de modifier le texte, son genre, son esthétique etc.4. Le texte, ou l’œuvre, dans un deuxième cas, reste encore à écrire ou tout au moins à amplifier ; on le rêve, on en décèle  l’embryon ou la possibilité : derrière la manière dont Victor Bérard lit l’Odyssée se trouve peut-être la possibilité d’un film5, derrière les commentaires de Racine à l’Odyssée se profile une comédie qu’il n’écrivit pas mais dont nous pouvons au moins donner le titre6 ; enfin le texte est moins à écrire qu’à trouver ou plutôt, bien souvent, à reconnaître : quand on en dessine les contours, on se donne pour mission d’en trouver trace dans la bibliothèque de Babel ; or il se peut que le texte s’y trouve mais ne soit pas répertorié, faute d’une catégorie où l’inclure. Cela peut être le rôle d’une poétique de la lecture que d’offrir le cadre qui lui donnera comme une existence. Ainsi dans les lignes qui suivent espérons-nous dégager dans les rayons de Babel des exemples, littéraires, d’écriture mythographique au sens où nous l’entendons. Mais au fait que crée, au juste, la lecture ? Observons, en abscisse de notre  tableau, que la lecture produit selon un ordre ontologique ou plus formel, qu’elle invente des univers fictifs, mais aussi des formes : on verra que la poétique de l’exhaustivité participe des deux options.  

10Nous voilà parés, suffisamment en tout cas pour explorer le choix lectoral de ne pas choisir en allant d’un cas particulier de poétique de la lecture – la poétique de la mythographie –, au cas plus large de la poétique de la poétique. Espérons qu’au passage, nous rencontrerons quelques oeuvres inédites…

Poétique de la mythographie

11Dans des pages souvent7 citées, Paul Bénichou invite à redéfinir la création littéraire fondée sur un fond mythologique : l’auteur qui représente un mythe choisit d’actualiser une version parmi celles qui sont disponibles dans la tradition. Par là le critique remettait en cause l’idée d’une nécessité attachée aux choix de l’écrivain – il aurait toujours pu choisir une autre version –, tout en mettant à mal l’idée d’individualité dans ce qu’il nomme « l’art lettré » : la tradition est à tout le monde. La création mythologique selon Paul Bénichou reste cependant confinée à un domaine restreint : on choisit, on sélectionne une variante parmi d’autres, mais la somme de ces variantes est située dans un en-deçà de l’acte créateur. En faire la collection exhaustive, en proposer une recension complète et systématique est une noble tâche, mais n’est pas tâche de poète.

12Il existe cependant un genre de discours – ne parlons pas encore d’œuvres – dont le locuteur – ne parlons pas encore d’auteur – entreprend de représenter la somme des variantes du mythe, et non d’en actualiser une seule. Il n’est que d’ouvrir bien des dictionnaires dits de mythologie pour constater que dans chaque article le savant réunit et bien souvent combine toutes les versions du mythe de lui connues pour en tirer un seul récit. Certes les rédacteurs de ces articles ne font pas œuvre littéraire, mais plutôt état de leurs lectures savantes, dont ils produisent l’exposé. Mais le propre d’une poétique de la lecture est de débusquer sous le compte rendu de lecture des manières d’écriture. Et si les mythographes utilisaient, au moment où ils rédigent leurs notices, des procédés dont la description permettrait de dégager comme le contraire de la poétique du choix définie, entre autres, par Paul Bénichou ? C’est armée de cette hypothèse que j’entrepris un petit voyage dans quelques dictionnaires de mythologie, écrits principalement entre le milieu du xviiie siècle et la fin du xixsiècle, me limitant – l’exhaustivité a ses limites – aux articles « Ulysse », « Sirènes », et « Calypso »8.

13C’est une poétique de la lecture, et plus spécifiquement une poétique de la philologie9 qu’il s’agissait de mettre en œuvre. Le mythographe est en effet un philologue : il n’écrit qu’autant qu’il a lu, et s’il n’entend pas – du moins dans les formes modernes de la philologie – faire œuvre littéraire, son travail aboutit parfois à des résultats ou à des effets qui peuvent nous faire repérer ou concevoir des formes de création littéraire ; enfin la philologie en général et la mythographie en particulier ont maille à partir avec les variantes : un éditeur doit produire, éditer, un texte à partir des différentes versions manuscrites qu’il a lues, tandis qu’un mythographe doit produire un récit ou un discours mythique à partir des versions du mythe, souvent fort disparates, qu’il a lues. Toutefois, là où généralement l’éditeur textuel passe de la lecture à l’écriture par un mouvement de réduction des variantes, par le choix, par exemple, de la meilleure leçon, à la manière, mutatis mutandis, définie par Paul Bénichou, le mythographe va plutôt du divers au divers, d’une lecture de la somme des variantes à une mise en discours de cette somme. Comment se faire le singulier énonciateur d’un mythe singulier sans pourtant rien abandonner des variantes du mythe, tel est donc le défi que se lance le mythographe, et la question qui m’a guidée dans l’exploration des dictionnaires de mythologie. À cette question on peut répondre, tout d’abord, sur un plan formel, en se demandant par quels procédés on peut faire tenir en un seul discours de multiples versions du mythe. Commençons par interroger les savants eux-mêmes. Curieusement, c’est à propos d’un article fantôme que l’un d’entre eux – non pas le moins rusé, ni le moins ironique – livre quelques indications. Dans son Dictionnaire, Pierre Bayle dit, non sans ironie, à quoi aurait pu ressembler l’article « Ulysse », s’il avait eu assez d’espace ou de loisir pour en mener à bien la rédaction :

Ulysse : l’un des plus célèbres généraux au siège de Troie. Monseigneur Drelincourt m’a communiqué tant de beaux mémoires sur ce héros que je suis extrêmement fâché de ne pouvoir leur donner toute la place qu’ils méritent. Et comme il vaut mieux se taire sur les grandes choses que d’en parler à demi, je remets cet article à un autre temps et je suis bien fâché que ce savant homme n’ait pas pu enrichir lui-même le public de cet excellent tableau d’Ulysse (…). Il a recueilli tout ce qui s’est dit en bien et en mal du prince d’Ithaque et l’a rédigé en très bel ordre. C’est un assemblage d’érudition et de critiques qui étonneroit les personnes les plus versées dans la lecture des Anciens auteurs Grec et Latins. L’abondance et l’exactitude, la sagacité et la méthode, la mémoire et le jugement éclatent de telle sorte dans ce travail qu’on ne saurait dire laquelle de ces vertus se fait voir plus que les autres10.

14Monseigneur Drelincourt n’a pas choisi, mais a bien recueilli tout ce qui s’est dit d’Ulysse. C’est là obéir à la nécessaire abondance, la copia qui est aussi une qualité du commentaire philologique – le terme « mémoires » qu’emploie Bayle évoque d’ailleurs le sens premier de commentarium : à propos d’un lieu du texte il faut dire tout ce dont on se souvient, ne pas choisir parmi ses connaissances, ne pas même les hiérarchiser. Cette exigence d’exhaustivité non sélective réapparaît dans les préfaces d’autres traités et dictionnaires, au point d’ailleurs que l’abbé Banier en vient à décrire Homère comme un savant qui n’aurait pas manqué d’utiliser toutes les versions du mythe, les eût-il connues :

Je faisais souvent remarquer le silence d’Homère sur certaines traditions fabuleuses ; ce qui prouve qu’elles sont plus récentes que les Poëmes de ce grand Poëte, qui n’auroit pas manqué de les employer pour donner du merveilleux à sa narration11.  

15Bayle prête aussi à Drelincourt des qualités qui ressortissent à l’art d’écrire, en particulier à la dispositio : la « méthode » et le « très bel ordre ». L’évêque mythographe a donc, selon Bayle, offert d’Ulysse une représentation à la fois exhaustive et ordonnée.

16Or c’est bien à cette double exigence que répondent les savants dans leurs articles. Bien sûr, solution de facilité fort tentante, il est loisible au savant de se prétendre exhaustif, mais de ne pas l’être vraiment, ou plutôt de marquer un choix, une préférence, alors même que l’on prétend ne pas choisir. L’abbé de Claustre12, et à sa suite l’abbé Migne13, mentionnent un épisode de l’Odyssée, mais la mention vaut rejet. Il s’agit du fameux passage où Ulysse est reconnu par son chien, que Claustres restitue de la sorte :

À la porte de son palais, il est reconnu par un chien qu’il avait laissé en partant pour Troie et qui meurt de joie d’avoir vu son maître. Cette circonstance est d’Homère qui emploie cinquante vers à l’histoire de ce chien.

17« Un chien » (parmi d’autres ?), « ce chien » : il semble que l’abbé n’a pas grande considération pour l’intelligent et fidèle canidé et que deux lignes lui semblent largement suffisantes pour résumer les cinquante vers qu’Homère consacre inopportunément à l’anecdote. Quelques années plus tard, en 1876, il semble que l’amour des bêtes se soit développé, si l’on en juge par la manière dont Pierre Larousse évoque le même épisode :

Déguisé sous les haillons d’un mendiant, il pénètre jusque dans le palais où les prétendants dévorent son patrimoine. Nul ne le reconnaît à l’exception d’un vieux chien, Argus, symbole touchant de la fidélité, qui, à demi mort sur un fumier où les esclaves l’ont abandonné, agite la queue et baisse les oreilles dès qu’il sent approcher le maître qui l’a élevé, s’efforce de se traîner jusqu’à lui et vient expirer de joie à ses pieds14.

18Pierre Larousse en tient manifestement pour le chien dont le pathétique l’émeut. Mais choisissant le chien, il n’en rejette pas moins un autre épisode : la transformation d’Ulysse en mendiant par Athéna est réglée en une apposition, alors que chez Claustres, sensible au merveilleux, ce même épisode était largement amplifié. Les savants se souviennent de tout, disent tout, mais en laissant transparaître dans l’écriture du mythe leurs réactions de lecteurs, ils n’en opèrent pas moins une forme souterraine de choix.

19Il ne s’agit que d’un épisode. La situation est autrement plus complexe quand c’est toute la bibliothèque des textes écrits à propos d’Ulysse que le mythographe doit agencer. Deux grands cas de figure se présentent alors, selon que les versions du mythe sont ou ne sont pas contradictoires. Quand deux versions n’entrent pas en contradiction, il suffit de les assembler en une narration continue. Ce qui revient à jeter le désordre le plus total dans la chronologie de la bibliothèque, pour aboutir à un ordre narrativement acceptable, le plus souvent biographique, de la naissance à la mort. Soit l’article « Ulysse » du dictionnaire de Claustres : on y va de la naissance d’Ulysse jusqu’à sa mort, en passant par l’Iliade et par l’Odyssée, et tout semble en ordre. Mais si l’on avise de chercher quelles versions du mythe sont successivement convoquées et utilisées pour arriver à ce beau résultat, on découvre une bibliothèque manifestement dérangée : on va de l’Odyssée à l’Iliade, puis avec les fables d’Hygin, Virgile et Ovide, on saute au premier siècle de notre ère, pour revenir à l’Iliade, repartir vers Sophocle, sauter de nouveau à Ovide ; on recule à nouveau pour retrouver Hésiode, puis l’Odyssée, encore, et l’on revient une dernière fois à Hygin. En outre, se rencontrent dans le même énoncé des textes d’époques très différentes, mais qui racontent le même épisode : Hésiode se trouve sur la même étagère qu’Hygin, Sophocle est le voisin d’Ovide, etc. Il en va de même des descriptions. Dans le Gründliches Mythologisches Lexikon de Hederich15, on trouve un portrait moral et physique d’Ulysse qui semble fort bien ordonné, mais qui nous fait aller d’Homère à Darès le Phrygien, puis revenir à Homère pour aller à Pline, en passant par la Théogonie d’Hésiode. Malgré ces efforts pour produire de l’ordre en faisant violence à la chronologie, le savant est confronté à des « restes », des éléments qui ne rentrent pas dans la logique du discours qu’il compose. Ainsi de la prédiction de Tirésias qui au chant XI de l’Odyssée annonce à Ulysse qu’il aura une mort paisible. Cette prédiction pose problème aux savants quand ils veulent clore leurs articles par la version, non homérique, selon laquelle Ulysse meurt violemment, tué par Télégonos, le fils qu’il a eu de Circé. Que faire alors de l’annonce de Tirésias ? Il est d’abord loisible au mythographe de la passer sous silence, de renoncer à son vœu d’exhaustivité, un peu à la manière d’un philologue qui déclare inauthentique tel passage ne cadrant pas avec sa lecture d’Homère. L’exigence d’exhaustivité est sacrifiée sur l’autel de la cohérence. Une seconde solution plus audacieuse, à la limite du coup de force, permet de tout dire, à condition de le dire un peu différemment. Il suffit de transformer la prédiction de Tirésias à qui l’on prête une science des versions non homériques du mythe, en mettant dans sa bouche, l’annonce d’un événement dont il ne parle point dans l’Odyssée. Ainsi Banier qui coud habilement les versions, en faisant mine d’ignorer que si Tirésias a bien prédit la mort d’Ulysse, il ne lui a jamais prédit cette mort-ci :

Ulysse ayant été mis en fuite tous ses rivaux, regnoit paisiblement lorsque Télégone qu’il avoit eu de Circé, étant arrivé dans l’île d’Ithaque pour le voir, il voulut s’opposer à sa descente ; et Télégone l’ayant frappé d’une lance dont le bout étoit fait d’une tortue marinee nommée Pastinace et qui au rapport de Pline est très vénimeuse, il perdit la vie, comme Tirésias le lui avoit prédit, lorsqu’il le consulta dans les Enfers.

20Mais bien souvent il n’est pas possible de masquer les contradictions, et dans ce cas le savant doit mettre en place une stratégie pour énoncer la contradiction. Le mythographe tente parfois l’impossible en essayant de transformer en acte énonciatif la perception d’une contradiction. Mais si je peux lire que A, puis lire que non-A, il est plus difficile de dire A et, ou même puis, non-A. Des solutions existent toutefois. On peut ainsi sans prendre trop de risques mettre en œuvre une écriture de l’incertitude où l’on catalogue le avis divergents : « Calypso : nymphe du jour, selon quelques-uns, ou de l’Océan selon d’autres16. » À la certitude du lecteur qu’il lit telle ou telle version, fait place une incertitude du rédacteur que compense l’abondance de la liste. Il arrive que les mythographes refusent la facilité de la polyphonie et cherchent à dessiner un unique sujet d’énonciation pour des variantes contradictoires. La phrase la plus audacieuse en la matière se trouve, dans notre corpus, dans le dictionnaire de Grégoire à propos des sirènes : « Les anciens en comptaient deux, trois, quatre et même huit17 ». C’est certes là une manière de parler. Mais la manière compte qui traduit la tentative d’attribuer la somme des variantes contradictoires à un unique énonciateur. Quand les savants veulent éviter de friser le non-sens tout en mettant ensemble les versions contradictoires, ils doivent remplacer la conjonction par une disjonction. De « j’ai lu que A et que non-A », on passe à « je dis que A ou non-A » : « Ulysse célèbre héros grec, fils de Laërte ou de Sisyphe et d’Anticlée18 ». Tout se joue sur la nature inclusive ou exclusive du « ou » : la disjonction, si elle indique la nécessité d’un choix, laisse aussi entendre que l’énonciateur ne fait pas ce choix, qu’il assume une posture où il représente le mythe sans choisir entre les deux versions.  

21Ce faisant, cependant, il donne à voir non seulement une forme mais aussi un monde étrange, instable, comme tremblé où les êtres peuvent recevoir différents attributs, sans que l’on sache vraiment lequel est le bon. C’est aussi sur la nature des êtres et du monde représenté qu’influe l’exigence d’exhaustivité. Plus précisément, le savant hésite entre la représentation de deux objets : l’être mythique ou la bibliothèque. Soit le savant décrit clairement une bibliothèque, voire un musée quand il inclut l’iconographie dans son propos : l’objet de son discours, ce sont alors les œuvres qui représentent le mythe. Tel est le cas, assez peu représenté dans notre corpus, du dictionnaire de Roscher, à la fin du xixe siècle. Soit à l’inverse, le savant n’évoque ni ne mentionne aucun livre et représente uniquement la figure mythique qui est le seul objet de son discours : Ulysse, Calypso, etc. Soit, cas intermédiaire, on décrit la figure mythique mais on indique en note ou entre parenthèses des références bibliographiques. Dans ce dernier cas, la représentation de la bibliothèque est prise dans la logique de la description ou de la narration dont l’objet reste la figure mythique. Ce sont les discours qui privilégient la figure mythique qui nous intéressent particulièrement ici pour leur pouvoir d’invention, car tout se passe alors comme si le savant reportait sur un plan ontologique des variantes contenues dans la bibliothèque. Par « report sur le plan ontologique », je n’entends évidemment pas que les mythographes croient à l’existence des personnages dont ils ont lu l’histoire, mais seulement qu’ils fabriquent et représentent un être composé et caractérisé par la somme des qualités et attributs qui lui sont associés dans les différentes variantes de la bibliothèque. On fabrique un être qui se voit simultanément attribué l’ensemble des discours qui ont été successivement tenus sur lui. On peut de la sorte faire naître des êtres cumulatifs, quand on fabrique un être qui résulte de la combinaison de variantes compatibles entre elles. Voici, par exemple, comment Pierre Larousse narre l’histoire de Calypso :

Nymphe qui régnait dans l’île d’Ogygie où suivant Homère, elle accueillit Ulysse après son naufrage. Calypso offre l’immortalité à Ulysse, s’il consent à rester dans son île ; mais pour obéir au Destin, Ulysse l’abandonne et retourne à Ithaque. Télémaque qui est à la recherche de son père, aborde à son tour dans l’empire de la déesse qui l’y retient pendant sept années et a la douleur de voir le fils lui échapper comme le père.

22Un lecteur distrait pourrait croire que Pierre Larousse se fonde uniquement sur le Télémaque de Fénelon. Mais il ne rapporte ici ni les événements rapportés par Homère – Télémaque dans l’Odyssée ne va pas chez Calypso, ni non plus exactement la fiction inventée par Fénelon, car, selon Fénelon, Ulysse n’est pas à Ithaque quand Télémaque est chez Calypso : il est mort. On assiste dans cet article à la création d’un univers fictionnel inédit, un univers où Télémaque se trouve chez Calypso, tandis qu’Ulysse combat seul les prétendants à Ithaque, à moins qu’il n’ait attendu sept ans déguisé en mendiant que son fils daigne le rejoindre pour le seconder dans sa reconquête du pouvoir. Pour être étonnant, cet univers n’a rien qui échappe aux lois élémentaires de la rationalité. Tel n’est pas le cas quand un être est créé par la combinaison de deux variantes peu compatibles entre elles, voire contradictoires. Est alors créé non plus un être cumulatif mais composite. Le plus bel exemple du procédé nous est offert par Noël, qui écrit dans son dictionnaire à l’article « Sirènes » :

Les Sirènes, selon l’opinion des anciens avaient la tête et le corps d’une femme jusqu’à la ceinture, et la forme d’oiseau de la ceinture en bas, tout le corps d’oiseau et la tête de femme ; car on les trouve représentées de ces deux manières19.

23Dans le premier membre de phrase, qui précède le point-virgule, la parataxe permet d’attribuer simultanément aux sirènes deux descriptions incompatibles. La phrase ainsi écrite est incompréhensible, elle sonne comme une énigme dont la solution n’est donnée qu’à la fin de la phrase, mais il faut pourtant la prendre au sérieux, car elle traduit sur un le plan ontologique la mémoire de deux versions contradictoires. Ce n’est qu’après s’être risqué à la représentation de ces sirènes plus composites encore que nature, que Noël, conscient sans doute d’avoir été un peu trop loin, revient du plan de l’être au plan de la bibliothèque : « car on les trouve représentées de ces deux manières. » Le temps d’une description cependant on a pu concevoir ce que pourrait être un monstre non pas marin, mais mythographique. Le monstrueux est souvent associé au composite, mais ici en une sorte de monstruosité élevée au carré, les sirènes déjà composites de femme et d’oiseau, deviennent le panachage de deux représentations.

24Dans tous les cas que nous venons d’envisager, il n’y a pas de choix mais pourtant il y a bien invention et création, mise en discours et représentation, écriture en un mot, une écriture de l’exhaustivité. Or l’écriture de l’exhaustivité existe au-delà de ce que l’on peut encore caractériser comme un accident du discours savant. La manière des mythographes attire notre attention sur des œuvres moins conditionnellement littéraires qui font de l’absence de choix le principe même de la création, une poétique donc.

25L’idée de montage ou de combinaisons de documents plus ou moins hétéroclites évoque plutôt la modernité. C’est pourtant au iiie siècle avant Jésus-Christ que nous trouverons l’exemple le plus frappant d’une poétique du mythe qui fasse l’économie du choix. Apollonios de Rhodes, qui était philologue, mais aussi l’auteur des Argonautiques, entreprit au livre IV de son épopée de raconter le retour des Argonautes. Dans ce que Paul Bénichou nommerait le « fond traditionnel », Apollonios a le choix entre deux versions de ce retour : soit les Argonautes rentrent par l’Orient et le désert de Lybie, soit ils s’en reviennent chez eux par le détroit de Bosphore et le nord de l’Europe. Mais le poète choisit de ne pas choisir et combine ces deux itinéraires : ses Argonautes passent par le nord, puis grâce à une commode confusion entre le Rhône, le Rhin et le Pô, passent en Méditerranée, où ils sont jetés aux côtes de Lybie, avant de finalement regagner la Grèce. Il n’est pas nécessaire d’être comme Apollonios un philologue de métier, pour écrire sans choisir. Car l’histoire du retour des Argonautes ne s’est pas arrêtée là et a donné lieu, au début du xxe siècle, à une nouvelle composition sans sélection. Reprenons les choses au début, c’est-à-dire à Homère : au chant XI de l’Odyssée, Circé signale à Ulysse qu’il a le choix entre deux routes pour la suite de son voyage, soit qu’il passe par les rochers errants, par où sont déjà passés les Argonautes, soit qu’il choisisse d’aller du côté de Charybde et Scylla. Ulysse, qui ne se prend pas pour Jason, choisit la deuxième option, et ce choix d’une route sur un plan diégétique correspond au choix d’un récit mythique de voyage contre un autre. Or au début du xxe siècle, quand Joyce livre avec Ulysses sa version du mythe odysséen, il refuse le choix qu’a mis en scène Homère. Immédiatement après l’épisode qui s’intitule « Charybde et Scylla », du moins sur les tableaux Gorman et Linetti, Joyce inclut un épisode qui s’intitule « Wandering Rocks », autrement dit « Les Rochers errants ». Joyce interpole l’Odyssée (et accessoirement son propre hypertexte) avec une variante qu’Homère (ou quel que soit son nom) a rejetée. Quand il ne les combine pas, Joyce superpose les versions du mythe. Dans l’épisode dit des Sirènes, qui met en scène deux serveuses de bar, entraîneuses sur les bords, au moins deux versions du mythe se trouvent superposées : la version homérique où Ulysse résiste au chant des sirènes grâce au mat auquel il est attaché, et la version d’Apollonios de Rhodes où Orphée charme les sirènes en jouant sur sa lyre. Joyce organise l’espace qu’il décrit de manière à faire coexister ces variantes. L’action se passe dans trois salles de l’Ormond Hôtel : le bar où se tiennent le serveuses-sirènes, la salle de restaurant où Bloom-Ulysse les entend, mais se trouve comme attaché à sa table qu’il ne quitte pas, et enfin le salon de musique où Simon Dedalus-Orphée chante des airs d’opéra qui charment les serveuses-sirènes. Tandis qu’elles aguichent les hommes depuis leur bar, sans pour autant parvenir à séduire Bloom-Ulysse – c’est la version d’Homère –, elles sont elles-mêmes charmées par Simon Dedalus-Orphée – voilà pour Apollonios. Les deux versions comme superposées se déroulement simultanément. Bien plus, Bloom entend et apprécie le chant de Dedalus, comme si Ulysse était charmé par le chant d’Orphée, variante inédite qui vient se superposer à celles d’Homère et d’Apollonios et les combine entre elles.

26Ce n’est pas par hasard si c’est dans l’épisode des sirènes, placé par Joyce sous le signe de l’écriture musicale, qu’apparaît avec éclat cet art de la superposition. Car la musique mieux que la littérature autorise la superposition harmonieuse des voix. Et s’il fallait pour achever cette exploration de la poétique de l’exhaustivité mythographique, dire quels modes d’expression artistiques sont le plus à même d’en recevoir le résultat, c’est assurément vers des arts de la superposition qu’il faudrait se retourner. Par là on entend la musique, mais aussi les arts visuels – en particulier le cinéma du temps de Joyce qui use et abuse des effets de superposition – où la surimpression, ou encore l’anamorphose, pourraient permettre de telles représentations superposées des variantes du mythe. La littérature, quant à elle, peut bien sûr combiner, à la manière d’un Apollonios, mais peut également user d’imaginaires qui autorisent la superposition ou la rencontre de versions divergentes. Un imaginaire de l’espace, d’abord, où l’on créerait à la manière de Joyce, des lieux susceptibles d’accueillir conjointement des actions qui dans la bibliothèque se succèdent. Un imaginaire onirique ensuite, en ce que le rêve sait mettre ensemble ce que le temps ou la logique sépare, où rien n’interdit que les sirènes soient à la fois des femmes jusqu’à la ceinture et des oiseaux à tête de femme, ou qu’elles soient à la fois « deux, trois, quatre et même huit »…

27Faire une poétique de la mythographie, c’est donc repérer dans un discours de lecteur une écriture de l’exhaustivité, puis explorer la bibliothèque de Babel pour y découvrir, guidé par ce fil, le pendant littéraire de la manière savante, avant de concevoir ce qui reste encore à faire, à écrire selon le même principe. Nous maîtrisons la méthode : appliquons la maintenant à plus grande échelle, pour interroger un autre discours systématique de lecteur, la poétique.

Vers une poétique de la poétique

28On posera que la poétique tient, dans la configuration qui nous occupe, le rôle qu’assigne Bénichou à la « tradition », à la nuance près qu’une description poétique se situe à la fois en amont et en aval de l’écriture. En aval, puisque la poétique se donne comme la description systématique des procédés propres à un ensemble de textes ou de discours, et vient donc après ces textes. En amont cependant, parce toute description poétique – en particulier la poétique poststructuraliste qui assume ce trait – peut se lire comme un tableau de l’ensemble des choix que peut faire un écrivain : tout auteur qui entreprend d’écrire, par exemple, une autobiographie, choisit parmi les possibilités dont Philippe Lejeune a fait l’inventaire réputé complet. Le poéticien mettrait donc au jour et en évidence les différentes possibilités qui s’offrent mentalement à l’écrivain, parmi lesquelles il est réputé choisir. En outre, en laissant la place à des cases vides non encore réalisées, le poéticien met l’écrivain au défi de choisir la difficulté, l’inédit, voire l’impossible que son ingéniosité lui permettrait de rendre possible et de faire advenir. Mais dans tous les cas, la poétique repose sur le présupposé que l’écrivain choisit, qu’il ne peut pas utiliser, par exemple, en même temps deux cases des tableaux de Genette, que l’on ne peut raconter à la fois en focalisation interne et en focalisation externe.

29Mais, tout en occupant donc la fonction assignée à la « tradition », la poétique joue aussi, de notre point de vue, le rôle du discours du mythographe : elle n’est en effet pas un donné, mais une construction de lecteur qui présente, comme le dit Bayle, avec méthode, des versions non d’un mythe, mais d’un discours donné. Comme le mythographe ne néglige rien, de même le poéticien veut ne rien omettre et procède systématiquement. C’est bien sûr la différence de manière entre un poéticien et un mythographe qui rend la similarité difficilement repérable : quoi de commun entre un tableau à double entrée – ou une description des fonctions du conte selon Propp –, et un article de dictionnaire ? Rien, sinon la volonté de ne rien laisser de côté de son corpus et aussi l’idée que l’écrivain choisit, mais non le spécialiste qui décrit.

30Pouvons-nous alors traiter la poétique comme nous avons traité le discours mythographique ? Trois défis dans notre cahier de charge : déceler une manière d’écriture de l’exhaustivité dans la description poétique, chercher des textes littéraires qui y correspondraient, ou concevoir la possibilité de ces textes. Notre sens de l’exhaustivité atteignant à nouveau ses limites, nous limiterons l’enquête à la poétique du récit du Genette de Figures III et de Nouveau discours du récit. Soit donc une description systématique des formes narratives qui entend valoir pour tout récit, sans jugement de valeur ou limitation chronologique. Non pas évidemment que Genette prétende parler de tous les récits (innombrables) du monde. Mais il entend bien, en revanche, rendre compte de tous les procédés narratifs sans en omettre aucun. Ce n’est pas la méthode employée pour ce faire – une confiance peut-être exagérée dans le modèle grammatical des voix et des modes –, qui doit retenir notre attention, mais la manière de présenter tous les résultats sans exception. Deux logiques du discours genettien apparaissent alors, qui, toutes, viennent, d’une manière qui rappelle fort la mythographie, déranger la bibliographie : soit en effet l’exposé des procédés prend la forme d’un exposé qui va d’un procédé à l’autre, et fait aller le lecteur d’une œuvre à l’autre, sans autre logique que le déroulé des catégories narratologiques, si bien que Les Mille une nuits peuvent suivre Proust, après quoi l’on passe à l’Odyssée ; soit la présentation des procédés prend la forme d’un tableau à double entrée, curieuse présentation qui déclasse la bibliothèque en même temps qu’elle la classe autrement, qui fait voisiner des textes qui n’ont pas forcément à voir entre eux (sinon qu’on peut penser qu’ils ont tous été lus par Gérard Genette). Il est nous est par exemple donné de voir Tom Jones surplomber Gil Bas, voisin immédiat de La Faim de Knut Hamsum publié en 1890 ; ce dernier roman jouxte Le Portrait de l’artiste et L’Étranger20. On retrouve, bien que de manière fort différente, la recomposition de la bibliothèque que nous avons observée chez les mythographes, et Genette, loin de choisir entre les différentes possibilités, trouve moyen de les exposer toutes ensemble. Le poéticien peut même réunir, voire superposer, des œuvres très différentes qui n’ont en commun que l’usage d’un procédé. Ainsi de ce curieux passage de Nouveau discours du récit : « “Homère” ou “Balzac” est la fois extra- et hétérodiégétique, Ulysse ou Des Grieux est à la fois intra- et homodiégétique21 . » Tout se passe ici comme si par le miracle de la description narratologique, il nous était donné de lire en surimpression l’Odyssée et La Comédie Humaine, puis, en une troublante dissymétrie, l’Odyssée et Manon Lescaut. De même, dans tel passage des dictionnaires de mythologie, Ovide allait avec Sophocle, qui rejoignait quelques lignes plus tard Hygin. La recomposition sans choix dérange la bibliothèque.

31L’analogie entre les deux discours de l’exhaustivité a ses limites. Genette ne va pas jusqu’à faire aller ensemble des procédés dont il est évident qu’ils s’excluent. La raison en est simple : contrairement au mythographe, le narratologue tient un discours hétérogène à son objet, ne met pas en récit les récits dont il rend compte et n’a donc pas à inventer une forme, moins encore un univers fictif, qui en accueillerait les variantes contradictoires. On peine à concevoir un Genette entreprenant d’écrire un récit qui soit à la fois homodiégétique et hétérodiégétique. Pour autant, une des formes au moins utilisées par Genette pour mettre ensemble les différents cas narratifs qu’il présente renvoie bien à une forme d’art singulière. Les deux premières décennies du xxe siècle voient se multiplier les tableaux et autres grilles, dispositifs à la limite de la science et de l’art, où les œuvres, littéraires ou plus largement artistiques, se trouvent recomposées en un ordre mémoriel, associatif et non plus chronologique. Les fameux « schémas » réalisés par Joyce à propos d’Ulysses, pour peu qu’on veuille bien les lire comme des œuvres en soi et non comme de simples exégèses d’un autre texte22, participent de cette manière « d 'organiser  « la réalité23 » , en l’occurrence la réalité littéraire. Dans les années 1920, Aby Warburg entreprend de coller toutes les photographies dont il dispose sur différents grands écrans de toile noire tendus sur châssis, dans le but déclaré d’appréhender le passé de l’histoire de l’art non à partir d’une linéarité, mais de ses associations mémorielles24. La grille offre la possibilité de faire tenir ensemble ce que le temps sépare, mais que la mémoire pense conjointement. La mémoire, ou, ce qui revient parfois au même, la réflexion générale et poétique. Le voisinage sur les tableaux de Genette entre des œuvres que devrait séparer la chronologie, l’association dans son discours entre Balzac et Homère, convoqués au même instant de sa pensée, participent de cette manière qui tient de la science autant que de l'art. Car la grille est aussi une forme : Rosalind Krauss évoque par exemple ce tableau de Joseph Cornell intitulé « Nouveaux contes de fées »25 : sur les rayons d’une bibliothèque qui figurent aussi les cases d’un tableau, voisinent des volumes où on lit des extraits fragmentés de contes de fées. On se prend à regretter que Cornell n’ait pas traité de la sorte les tableaux de Genette : enjolivés par le pinceau de l’artiste, n'auraient-ils pas offert le pendant de ces « nouveaux contes de fée », nouvelle bibliothèque-grille, intitulée, comme de juste, « Nouveaux discours du récit »... ?

32De manière plus spéculative, on peut encore projeter sur Genette la manière des mythographes, imaginer qu’un narratologue ait à raconter non pas en choisissant un procédé parmi ceux dont il fait la description, mais en les combinant tous, en racontant par exemple à la fois en focalisation zéro, interne, et externe. La forme synoptique d’un tableau pourrait encore accueillir ce projet, l’autre solution étant ce que nous pourrions nommer des dispositifs à recommencement, de ces textes où, au lieu de continuer, l’on reprend, mais d’une autre manière. Les Exercices de style de Queneau en sont un exemple, imparfait au sens où les diverses manières de récit ne sont pas organisés selon un quelconque système. Rien toutefois n’empêcherait de refaire Queneau, ou autre chose, selon les tableaux de Genette, ou selon toute autre description poétique. Il n’en ressortirait pas seulement un texte expérimental, un exercice virtuose et gratuit, mais surtout un effet de totalisation dont l’essai a été fait au cinéma par Lucas Belvaux, dans sa trilogie Un couple formidable/Cavale/Après la vie. Belvaux reste timide : il recommence certes d’un film à l’autre la même histoire vue d’un autre point de vue, chaque film montrant, en quelque sorte, le hors champ du précédent ; mais il n’est pas plus systématique que Queneau, n’indexant ses reprises sur aucun tableau visant à l’exhaustivité. Une impression de saturation se dégage pourtant déjà de son essai et l’on peut gager que l’effet de complétude serait plus fort encore si la suite de films enchaînait toutes les manières possibles de raconter.

33On peut également faire jouer le dispositif à l’échelle de la phrase : quel serait donc l’étrange point de vue porté sur le monde dans L’Étranger si le roman de Camus commençait de la sorte : « Aujourd’hui maman est morte. Ou peut-être hier je ne sais pas ; aujourd’hui maman est morte, mais j’ai du mal du à me souvenir si ce n’est pas arrivé hier ; ce jour-là ma mère (je l’appelais maman) est morte, mais je sais à présent que c’était le jour avant ; c’est ce jour-là qu’il prit conscience du décès de sa mère, survenu la veille ; ce jour-là sa mère mourut, ou peut-être était-ce la veille, il l’ignorait ; ce jour-là sa mère est morte, ou peut-être hier ». On aura reconnu l’enchaînement des situations narratives décrites par Genette, homodiégèse en focalisation externe, interne puis zéro ; hétérodiégèse en focalisation zéro, interne, externe. Bien sûr l’effet de saturation pourrait se doubler d’un effet d’incertitude si, à la manière des mythographes, le narratologue-conteur séparait chaque énoncé par un « ou » qui ferait vaciller les contours du monde décrit.

34Ainsi se profile le projet d’une poétique de la poétique, sous-genre de la poétique de l’exhaustivité : il reste à en livrer une description plus systématique, à en explorer les possibilités. Il nous suffit pour l’instant de constater qu’il est aussi possible d’écrire sans choisir et qu’en ce sens, derrière toute description visant à l’exhaustivité, se cache aussi une manière de créer, une auctorialité et du mythographe et du poéticien. Non pas n’importe quelle auctorialité toutefois. Et pour achever de baliser le champ d’une poétique de l’exhaustivité, il reste à se demander quelle conception de la création littéraire, voire de la création tout court, elle engage. Or il s’agit, ni plus ni moins, d’écrire, si l’on peut dire, à la manière de Bartleby, celui qui préfèrerait ne pas.

À la manière de Bartleby

35On sait que le Bartleby de Melville se caractérise par une abstention : il s’abstient en l’espèce de collationner les actes notariés, proférant sa fameuse formule « I would prefer not to ». Dans la lecture qu’il a proposée de ce texte26, Giorgio Agamben propose d’y voir une représentation de la puissance (opposée à l’acte) : l’abstention est en effet la voie royale pour faire l’expérience de la puissance ; toute puissance est certes puissance d’agir, mais aussi de ne pas agir : dans le cas contraire, la puissance supposerait forcément la mise en acte et se confondrait avec l’action. Mais de quoi au juste s’abstient Bartleby ? Dans sa lecture Agamben retient qu’il s’abstient de copier des actes juridiques, mais au début de la nouvelle, Bartleby veut bien copier : ce qu’il préfère ne pas faire, c’est collationner, c’est-à-dire comparer les différentes copies d’un acte pour en éliminer les erreurs. Autrement dit, Bartleby refuse de se livrer à la comparaison de manuscrits qui varient entre eux du fait d’erreurs de copie, il préfère ne pas choisir en comparant des variantes. La poétique de l’exhaustivité se définit précisément par cette abstention du choix, par cette puissance de ne pas choisir entre les variantes du mythe, ou les variétés de procédé. L’écrivain alors n’est plus un lointain cousin du dieu de Leibniz, qui choisirait, par un acte de volonté, la meilleure des variantes possibles. Il ressemble plutôt à un autre dieu, celui des Gnostiques, qui est pure puissance et contient tous les mondes possibles et impossibles. Contrairement toutefois à ce dieu et à Bartleby, l’écrivain exhaustif se fait démiurge, il tente de faire passer dans l’acte un peu de la puissance, de conserver dans la création le refus du choix. L’opposition entre la description systématique qui contient en puissance toutes les possibilités d’écriture et le passage à l’acte où  il faut choisir se trouve brouillée : on peut créer sans choisir, par quoi ne pas choisir c’est déjà créer. L’opposition entre une poétique descriptive et une poétique créative s’écroule d’elle-même.

36Quand règne la poétique de l’exhaustivité, le poéticien comme le mythographe sont des auteurs, en tant qu’ils ne choisissent pas, en tant que chacune de leur description est aussi la promesse d’un texte à venir. Que ces textes n’existent pas en nombre, que nous peinions à les recenser ou à les concevoir est une excellente nouvelle. C’est quand il reste quelque chose à écrire et que la lecture fait regarder vers un futur incertain de l’écriture que le poéticien de la lecture se réjouit.