Fabula-LhT
ISSN 2100-0689

Essais
Fabula-LhT n° 2
Ce que le cinéma fait à la littérature (et réciproquement)
Jean Cléder

Ce que le cinéma fait de la littérature

« La femme, si seule ici à sa fenêtre, a-t-elle un amoureux, et l’homme aimé est-il parti pour toujours ? »

(Robert Walser, Petits textes poétiques)

« À quoi sert le cinéma, s’il vient après la littérature ? » (Jean-Luc Godard)

1Pour faire oublier ses origines roturières, analphabètes et populaires, on sait que le cinéma, après la Seconde Guerre Mondiale, s’est imposé comme un art à part entière contre la littérature – en s’y adossant, en s’y opposant. Cette accession est le résultat d’un effort critique et théorique visant d’abord la promotion d’un cinéma qu’on appelle aujourd’hui classique, articulée sur la défense d’un cinéma d’auteur dont la notion même restait alors à élaborer – il suffit de feuilleter les revues des années cinquante pour constater que le cinéma s’exhausse au niveau de la littérature par comparaison avec la littérature (le réseau des références littéraires, modèles et points d’appui). La question de l’adaptation cinématographique des textes littéraires est au cœur de cette évolution, parce qu’elle implique le problème de l’autorité (d’une personne sur une œuvre qu’elle n’a pas élaborée seule) et le problème de l’indépendance – du cinéma à l’égard d’autres pratiques comme l’écriture (du scénario) ou plus largement la littérature (à laquelle on emprunte des sujets)1. On comprend dès lors que dans le domaine critique, la fréquentation de la littérature par le cinéma ait fait ensuite l’objet d’une oblitération – quand il s’est agi de purifier une généalogie. La Nouvelle Vague chahute « la tradition de la qualité » depuis quelques années déjà lorsqu’André S. Labarthe souligne encore cette réticence rémanente du cinéma à l’égard de la littérature, qui en passe par la défense d’une « spécificité cinématographique » :

Et comment, ajoute-t-il, ne pas voir dans cette notion l’aveu d’un complexe d’infériorité en présence d’un art qu’on ressent le besoin de justifier en tant qu’art autonome face aux autres arts2 ?

2Mais on ne se défait pas de son éducation si facilement : si le cinéma bénéficie en France aujourd’hui encore d’un statut enviable dans le paysage culturel, c’est en partie parce que des critiques lettrés se sont employés à le hisser au niveau de la littérature. Pourtant critiques et théoriciens des années cinquante sont restés captifs d’un appareillage conceptuel et d’un outillage lexical élaborés dans d’autres régions artistiques : ainsi, faute de mieux, François Truffaut appelle de ses vœux l’avènement du « véritable écrivain de cinéma », sans considérer que l’expression qu’il forge ruine tout à fait ses espérances (une hybridation « combinée » sous de tels auspices n’étant viable ni dans la pensée ni dans l’exécution). De même, le fameux « manifeste » d’Alexandre Astruc, animé de quelques jolies formules qui ont assuré sa prospérité, est simultanément intoxiqué par ces jolies formules. Dans « Naissance d’une nouvelle avant-garde : la caméra-stylo », le critique et cinéaste fait basculer les possibilités du cinéma du côté du langage3, constatant que, dans certains films, « le langage cinématographique donne un équivalent exact  du langage littéraire4 ». Point d’appui et point de rupture, il s’agit bien de penser le cinéma contre, avec et par opposition à la littérature. Certes, en tenant la comparaison ou en filant la métaphore de l’écriture de manière assez rigoureuse, Alexandre Astruc est récompensé par quelques symétries assez heureuses d’un point de vue rhétorique, lorsqu’il en vient à cette conclusion célèbre :

La mise en scène n’est plus un moyen d’illustrer ou de présenter une scène, mais une véritable écriture : l’auteur écrit avec la caméra comme un écrivain écrit avec un stylo5.

3Or ce bonheur d’expression (l’assortiment des règnes), qui est censé authentifier le rapprochement, perpétue en fait l’assujettissement de la pensée du cinéma à la pensée de la littérature, et du même coup à la production des significations – ce qui représente une mutilation considérable des possibilités effectives du cinéma. Jean-Luc Godard le rappelle dans le second volume des Histoire(s) du cinéma :

et la caméra stylo
c’est Sartre
qui a refilé l’idée
au jeune
Alexandre Astruc
pour que la caméra tombe
sous la guillotine
du sens
et ne s’en relève pas6.

4Du fait de ce voisinage et de ce commerce entre les pratiques et les disciplines, du fait aussi de cette tradition commune (le récit), on comprend que l’émancipation du cinéma à l’égard de la littérature n’ait pas connu de ligne de front clairement tracée. Mais il peut être instructif de se pencher sur la question du scénario, qui n’est pas non plus aussi nettement formulée qu’on pourrait le penser d’abord ou rétrospectivement7. La notion d’auteur oblige-t-elle le cinéaste à se faire scénariste ? François Truffaut lui-même s’est rapidement soustrait à cette obligation, que ne respectaient pas non plus les grands modèles de l’époque (Hitchcock, Hawks, Renoir…). Par ailleurs, les grands cinéastes reconnus par les critiques de la Nouvelle Vague continuent de se prêter au jeu de l’adaptation (Robert Bresson, Renoir), et les Jeunes Turcs le feront à leur suite (Chabrol, Godard, Rivette, Rohmer, Truffaut), tandis que certains cinéastes indépendants, comme Alain Resnais, sollicitent le concours de grands écrivains pour préparer leurs films (Marguerite Duras pour Hiroshima mon amour en 1959 ou Alain Robbe-Grillet pour L’Année dernière à Marienbad en 1961).

5Il n’est pas indifférent que le film fondateur et emblématique de la Nouvelle Vague, À bout de souffle, n’ait pas été scénarisé normalement et comporte une grande part d’improvisation (c’est du moins ce que la légende a retenu qui, dans ce domaine, est aussi constituante que les faits8) : certes, c’est le film qui pense, mais pour qu’advienne un autre cinéma, Jean-Luc Godard a compris qu’il faut, un temps, réduire la littérature au silence9. À regarder ce film, on comprend de première évidence que le scénario n’est qu’un prétexte pour regarder les évolutions de deux corps comme jamais encore on ne les avait regardés au cinéma. Mais pour s’en apercevoir, il fallait vider le récit de sa substance : on ne sait pas quoi faire dans cette chambre bien peu pascalienne ; tel sera aussi le refrain de Marianne dans Pierrot le fou (1965), et dans cette vacance-là se dépose et se désorganise tout le matériau du récit classique, désassemblé pour inventaire – il resservira, mais moins innocemment.

2. Vers un cinéma lazaréen.

6On peut voir évidemment dans ces gestes spectaculaires quelque chose comme la révolte d’une génération contre la précédente – il s’agit de rompre avec « la tradition de la qualité », il s’agit aussi de faire des films quand même, en dénonçant les « fausses légendes » qui font obstruction au sommet de l’industrie cinématographique. Mais ce mouvement excède largement, dans le temps et dans l’espace, les frontières de la Nouvelle Vague et d’un mouvement cinématographique. Certaines étapes du parcours d’Alain Resnais sont instructives quant aux transformations en cours. Après la sortie de Nuit et Brouillard (1956), le cinéaste a reçu commande, par son producteur, d’un projet analogue concernant Hiroshima. Il s’est avéré impossible pour lui d’honorer cette commande directement et de raconter Hiroshima sur le modèle de Nuit et brouillard. D’où l’idée de solliciter Marguerite Duras pour l’écriture du scénario de Hiroshima mon amour. Deux ans plus tard, il fait L’Année dernière à Marienbad avec Alain Robbe-Grillet : dans les deux cas, l’événement est successivement posé et invalidé par le discours et par l’image, dans une sorte de récitation bégayante et hypnotique, qui impose l’équivalence de l’assertion et de la négation, du positif et du négatif, de l’image documentaire et du texte qui la défait, du fait historique et de son absorption dans le récit personnel ; mais de Hiroshima à Marienbad, l’histoire et l’Histoire se sont évanouies, spectralisées.

7Bien sûr, dans l’immédiat après-guerre se développent un grand nombre de reconstitutions historiques, d’adaptations en costumes, qui sont également de gros succès publics – c’est le temps d’anesthésie d’une conscience historique trop douloureuse pour penser, et pour construire l’événement. Il faut donc souligner que le retrait du récit balzacien10 et cette fantomatisation de l’Histoire ne s’observent qu’à « l’avant-garde » expérimentale de la production cinématographique (et sans doute de manière exemplaire dans toute l’œuvre d’Alain Resnais, et dans toute l’œuvre de Marguerite Duras). Cependant la crise du récit, contemporaine évidemment des recherches sur le roman, contamine plusieurs générations de cinéastes pour lesquels le récit a perdu pour longtemps sa naturalité, et doit refonder sa légitimité autrement – dans l’expérience personnelle d’un sujet isolé ou dans un rapport personnel à l’Histoire (après que l’engagement direct se sera asphyxié dans les années soixante-dix). En reprenant appui au cœur de la Nouvelle Vague, il suffit de parcourir chronologiquement la filmographie de Jean-Luc Godard pour observer comment l’inscription de l’Histoire (fût-elle immédiate) dans le récit contribue à disloquer la structure narrative, et à ruiner les formes classiques du récit, comme accomplies pourtant dans Le Mépris (qui représente justement la dissolution du mythe dans l’Histoire, et la dilapidation de l’art dans l’économie11). Mais la résistance au récit traditionnel s’inscrit également dans l’œuvre d’un cinéaste aussi peu engagé politiquement et historiquement qu’Éric Rohmer, même si c’est de façon plus discrète et sous d’autres alibis. Depuis le début de sa carrière, l’auteur répète que sa production est affectée par le manque d’inspiration, qui expliquerait le recours aux adaptations, mais aussi la production de séries, lesquelles prétendent donner forme et contenu à ce vide – en éliminant la responsabilité de l’auteur. On peut évidemment gloser les déclarations du cinéaste ; on peut aussi regarder ses films pour vérifier ce qu’il dit. Et de fait, au début de La Collectionneuse (1967), le personnage principal et narrateur affiche sa volonté de se soustraire à toute forme d’histoire en se retirant dans une demeure isolée en Provence : « Et à quoi donc voulais-je m’occuper ? » demande-t-il en voix off. « Justement à ne rien faire12. » L’arrivée de Haydée (la collectionneuse) contrariera son projet. Mais la volonté quelque peu vertigineuse de stopper l’enchaînement mécanique des événements est tout de même affirmée nettement, de même la volonté de creuser la réalité jusqu’au rien, jusqu’au vide, jusqu’au soupçon porté sur la réalité des faits qui adviendront quand même13.

8Si l’on s’écarte à présent de la France et des années soixante, on peut juger que l’ébranlement du récit se propage et s’aggrave dans la décennie suivante, à la lisière du cinéma classique et du cinéma expérimental, pendant ce qu’on a appelé la crise du cinéma, qui se replierait sur lui-même pour questionner ses propres possibilités. On peut saisir les manifestations de cette crise à travers la tension qui s’exerce alors entre tentation et rejet de la narrativité – on pourrait d’ailleurs reconsidérer à travers cette ligne de partage la carrière d’un certain nombre de cinéastes, comme Théo Angelopoulos, Michelangelo Antonioni, Chantal Akerman, Peter Handke, Alain Tanner, Wim Wenders par exemple14.Cette crise s’est organisée de manière assez spectaculaire dans l’œuvre de Wim Wenders dans les années soixante-dix, à travers un conflit et une alternance entre l’effort de scénarisation des histoires et le refus du scénario. Le cinéaste classe alors lui-même ses films en deux séries. La première série présente exclusivement des adaptations (L’Angoisse du gardien de but au moment du pénalty, La Lettre écarlate, Faux mouvement, L’Ami américain15) ; tressée à la première, la seconde série comporte des films dont « le sujet […] n’a été découvert et exploré qu’au cours du tournage16 » (Summer in the city, Alice dans les villes, Au fil du temps, Nick’s Movie, L’État des choses.)17. Si les films sans scénario sont en quelque sorte chargés de dés-écrire les films scénarisés, c’est parce que le scénario, l’histoire, surimpose à la réalité un sens dont elle ne veut pas, c’est aussi parce que l’histoire empêche de voir : « Dans les rapports entre l’histoire et l’image, l’histoire, pour moi, ressemble à un vampire qui essaie de vider l’image de son sang18. » Pour le cinéaste né en 1945, la pensée de l’Histoire prend d’abord cette forme-là : une certaine réticence à se laisser distraire, une certaine méfiance à l’égard de la tradition narrative, qu’il faut empêcher de se transmettre naturellement. À cet égard, Faux mouvement peut bien passer pour la clef de son œuvre (ou de sa première partie) : adaptation des Années d’apprentissage de Wilhelm Meister (Goethe, 1795-1796), le récit de Wenders scénarisé par Peter Handke19 reprend certaines données formelles de ce roman fondateur de la culture allemande (le voyage, la constitution d’une communauté, la fonctionnalisation d’un personnage), mais le développement du récit abîme tout à fait les résultats de la quête, elle-même déstructurée par la suppression du narrateur surplombant et l’élimination des grandes disputes (sur l’art, sur la conduite de sa vie, etc.). Le travail de Peter Handke et de Wim Wenders sur le texte de Goethe montre à la fois le désir de prolonger une tradition20, de renouer les racines sectionnées d’une culture et l’impossibilité de tracer directions et perspectives après la Seconde Guerre Mondiale (on note que le protecteur de l’enfant, Mignon, devient dans le film un ancien Nazi, dont Wilhelm cherche à se débarrasser). Si la figure de Wenders peut apparaître comme exemplaire, c’est parce que les contradictions qui sont à l’origine de l’œuvre frappent ses films d’un empêchement très visible, et d’une négativité très structurante (d’une autre manière que chez Werner Herzog ou Rainer Werner Fassbinder) jusqu’au moment, constamment rejoué, où la généalogie se répare (Paris, Texas ; Les Ailes du désir ; Don’t come knocking).

9Que l’on considère l’évolution des données socio-culturelles (la redéfinition de la question de la tradition et de l’héritage au milieu du siècle), la césure historique de la Seconde Guerre Mondiale, ou que l’on considère plus localement les conditions nouvelles de tournage ou la nécessité pour l’art cinématographique d’explorer de nouveaux territoires, un certain nombre de transformations rapides ont fortement compromis la sérénité du récit au cinéma, en perturbant la relation mécanique du texte à l’image (le roman et son adaptation ; l’événement historique et sa légende ; la critique littéraire et la critique cinématographique) mais aussi les possibilités d’investissement du sujet dans une histoire – on reconnaît le critère principal de définition du « romanesque lazaréen » par Jean Cayrol, qui s’est insinué dans le cinéma européen des années soixante et soixante-dix suivant des voies qui resteraient à étudier21.

3. Du texte au film : traduction impossible.

10La générosité d’André Bazin dans son approche des rapports entre littérature et cinéma provient d’une certitude : dans le sillage de la photographie, à laquelle il ajoute le cadre et le temps, le cinéma a pour vocation spécifique de révéler à notre regard « l’ambiguïté ontologique de la réalité22 ». La singularité du parcours d’un cinéaste comme Éric Rohmer (à l’écart des modes, et sans vrai souci des genres) s’explique par la mise en œuvre d’une certitude du même ordre :

Pour moi, dans le cinéma, l’important c’était l’ontologie – pour reprendre les termes de Bazin – et pas le langage. Ontologiquement, le cinéma dit quelque chose que les autres arts ne disent pas23.

11Quelle que soit la force du scénario, quel que soit le prestige de la littérature, quelque chose se découvre à l’écran que rien dans le scénario ne pouvait laisser prévoir, que rien dans la littérature n’était capable de pressentir, mais que la « mécanique impassible » de la caméra a enregistré. Bien sûr, cette spécificité est en rapport avec la représentation de la durée24 et a beaucoup œuvré pour décrisper les relations entre littérature et cinéma, en établissant le partage des territoires :

L’image est toujours d’abord une image, elle reproduit dans sa littéralité perceptive le spectacle signifié dont elle est le signifiant ; par là, elle est suffisamment ce qu’elle montre pour ne pas avoir à le signifier, si l’on entend ce terme au sens de « signum facere », fabriquer spécialement un signe25.

12Une voie intéressante de l’expérimentation cinématographique dans les années soixante/soixante-dix s’est ouverte justement du côté de la représentation du temps, lorsque certains artistes ont abandonné la transposition du temps romanesque, du temps grammaticalisé de la langue, pour tester la représentation des durées concrètes où s’éprouve davantage la présence du sujet, et l’immédiateté d’une expérience du monde. À l’heure où la sémiologie de la littérature s’efforçait de plaquer sur le cinéma ses grilles d’analyse, qui est aussi le moment où l’on relit la Poétique d’Aristote comme une narratologie26, ces nouvelles perspectives temporelles ont fortement contribué à dé-littérariser le cinéma et la pensée du cinéma. Dès le début des années trente, Fernand Léger avait rêvé la représentation d’un temps déstructuré, dédramatisé, dételé de l’intrigue et de l’histoire, lorsqu’il imagina que l’on filme pendant vingt-quatre heures le quotidien de gens ordinaires ; il concluait que la révélation à l’écran de cette vérité serait insoutenable :

Je pense que ce serait une chose tellement terrible que le monde fuirait épouvanté, en appelant au secours, comme devant une catastrophe mondiale27.

13La catastrophe mondiale a eu lieu, et on a pu assister après la guerre à la constitution de densités temporelles et de durées cinématographiques nouvelles (sur des échelles variables). Les gestes ordinaires et les moments quelconques du néoréalisme italien28, la fracturation de la scène chez Jean-Luc Godard (qui découpe des fragments de durée dans des continuités définitivement compromises), la continuité des trajets chez Antonioni, la succession des opérations quotidiennes chez Chantal Akerman29, et le temps des improvisations théâtrales dans le cinéma de Rivette30 : ces durées nouvelles montrent qu’il doit être possible d’écrire une histoire du temps dévié (du temps défonctionnalisé) au cinéma, où se lirait, de plusieurs façons, la volonté de soustraire les durées au protocole du récit, aux usages de la littérature, mais aussi au mouvement de l’Histoire collective, pour rendre au sujet la perception d’un temps approprié31.

14C’est aussi un geste de capture ou d’appropriation qui a permis de renouveler la pratique de l’adaptation cinématographique, mais il a fallu attendre que certains cinéastes refusent enfin d’illustrer le texte, d’en fournir une version, une interprétation, une lecture comme on disait aussi, suivant la logique très scolaire de l’explication de texte, qui autorisait le spectateur ordinaire comme le critique à évaluer l’adaptation en fonction d’un certain nombre de critères, faciles à manipuler et parfaitement inutiles, comme la fidélité, le respect du texte, la justesse, l’esprit et la lettre. La confrontation des langages aurait dû permettre de trancher rapidement cette question fallacieuse : d’un côté, un langage unitaire et conventionnel (sauf évidemment, travail spécifique sur la matière verbale) ; de l’autre côté, un moyen de représentation partiellement analogique, et combinant différents matériaux de l’expression32. Le passage de l’un à l’autre a souvent été confondu avec une opération du type de la traduction, comme s’il s’agissait donc de traduire le texte d’une langue vers une autre. Cette erreur (qui consiste à oblitérer l’hétérogénéité des objets) est extrêmement coûteuse, puisqu’elle interdit toute autonomie à la réception d’un film inspiré d’un roman, d’une pièce de théâtre, etc. – que l’on a regardé longtemps à travers l’écran du texte d’origine pour admirer la fidélité à l’œuvre première, et s’offusquer lorsque le film dénaturait le sens du roman. Or la vocation du cinéma ne peut se définir autrement que dans cette opération : dé-naturer la littérature.

15Certes, l’adaptation classique exécutée dans le cadre des grosses productions, françaises notamment, favorisait certaines confusions : à l’évidence, des cinéastes comme Jean Delannoy, Claude Autant-Lara ou Christian-Jaque. se sont efforcés de produire des romans qu’ils adaptaient une exécution satisfaisante pour le public le plus large possible, en traitant le texte – et la conversion en tant que telle est intéressante – comme un ensemble de prescriptions à suivre le plus exactement possible. Or c’est en se dérobant à l’obligation de traduire et d’illustrer, en traitant le texte comme un matériau parmi les autres, et en exploitant l’hétérogénéité temporelle du texte et de l’image que certains cinéastes sont parvenus à faire obliquer la pratique de l’adaptation cinématographique vers une expérimentation plus féconde que les révérences compassées des reconstitutions en costume. On pourrait reprendre ici le cas de Jean-Luc Godard, qui a maintes fois répété sa méfiance à l’égard de la « souveraineté du dire » et de la prépondérance de l’écrit dans notre culture. Nous évoquions tout à l’heure le rapport au scénario. Mais on pourrait aussi rappeler sa qualification désinvolte du roman de Moravia à l’origine de son film Le Mépris33, qui marque bien la volonté de s’écarter du modèle, ou encore le traitement très relâché qu’il peut faire de l’intrigue dans Vivre sa vie (inspiré de Nana de Zola). Très vite (dès la lecture du Portrait ovale d’Edgar Poe à la fin de Vivre sa vie), le texte chez Godard commence à changer de statut pour se réduire progressivement à des citations-incrustations, perdre de la surface et retrouver ainsi toute sa puissance d’évocation (cela commence, massivement, dans Pierrot le fou, et la pratique se propage très vite) qui ne se développe pleinement qu’à compter du moment où il est non plus secondé, mais au contraire contesté, et où les images ont quitté son service : ce n’est plus, dès lors, l’adéquation, mais l’importance du décalage entre le texte d’origine et l’image d’arrivée qui constitue la force du film – voir par exemple la sublime adaptation-performance du « Voyage » de Baudelaire dans les Histoire(s) du cinéma34.

16À cet égard encore, le parcours de Jean-Luc Godard est sans doute exceptionnel – et procède d’une fascination un peu empruntée devant la littérature35. Mais, à partir des années soixante/soixante-dix, des cinéastes de familles et d’intentions très étrangères comme Guy Debord, Marguerite Duras, Jean Eustache, Manoel de Oliveira, Alain Resnais Jacques Rivette, Éric Rohmer, Raoul Ruiz, Jean-Marie Straub et Danielle Huillet, se sont employés à désajuster le texte et l’image – de sorte que l’image désobturée s’est offerte ouvertement à notre regard, tandis que le texte privé d’illustration retrouvait son pouvoir imageant. Le cas de Marguerite Duras est assez instructif de ce point de vue : l’écrivain n’a jamais cessé de se méfier de ce que le cinéma pouvait faire à la littérature, de sorte que le passage, quand même, de l’écriture au cinéma est intéressant à observer. En effet, dans la mesure où son écriture travaillait beaucoup sur l’indétermination, sur l’implicite et l’inachèvement, sur le pouvoir de résonance des mots qui vont, au fil du temps, se raréfiant, on peut comprendre que le pouvoir d’actualisation de l’image cinématographique ait beaucoup inquiété l’auteur, au point de susciter des commentaires très radicaux – qui rejoignent sur le versant de la création, et dans un autre langage, les propos des sémiologues :

Le cinéma arrête le texte, frappe de mort sa descendance, l’imaginaire
C’est là sa vertu même : de fermer. D’arrêter l’imaginaire36.

17On peut comprendre aussi que, passant à la réalisation, Marguerite Duras ait fini par adopter (sans véritable instruction, au gré des tâtonnements) un certain nombre de dispositions propres à restituer aux images leur pouvoir de séduction, tout en maintenant le texte au commandement de la représentation. La projection successive de Détruire dit-elle (1968), La femme du Gange (1973) et India Song (1975) fait apparaître que les images ne peuvent séduire, dérouter, capter l’attention, qu’à partir du moment où leur fonctionnalité narrative est désunie, où elles ne sont plus articulées normalement au texte dont elles refuseront désormais d’assurer l’acheminement et la vérification. La dislocation des corps et des voix sur India Song, le dépeuplement du cadre, l’inadéquation partielle des décors, l’élimination progressive des acteurs (qui est achevée dans Son nom de Venise dans Calcutta désert, Le Camion, les Aurélia Steiner) œuvrent à démentir la limitation du cinéma incriminée par Marguerite Duras elle-même. Ainsi dans Césarée (1979), court-métrage inspiré de la Bérénice de Racine, l’efficacité du système durassien se vérifie d’une manière tout à fait émouvante : en supprimant les alexandrins de Racine, les noms propres, le détail du récit, les dialogues et les personnages, Marguerite Duras dit un texte très épuré (c’est aussi un récit complètement allusif, concentré sur la douleur des amants) sur des images dont le rapport avec le texte reste à construire par le spectateur. On reconnaît donc des éléments d’une écriture cinématographique mise au point sur une dizaine d’années, mais le trait de génie de l’auteur ici est évident : avoir fait un film non pas à partir d’un texte, mais à partir de l’émotion provoquée par une lecture sur une personne (la première personne de la voix de commentaire37). Le texte n’est plus utilisé comme un matériau, ou une cible, mais comme l’instrument de révélation (du sujet à lui-même) et comme le ferment actif de l’écriture.

18À partir du moment où le cinéma s’est assuré d’une véritable spécificité et s’est rassuré sur l’inviolabilité des frontières de son royaume, ses relations avec la littérature se sont naturellement apaisées, de sorte que la pratique de l’adaptation s’est ouvert de nouvelles voies, certes marginales quantitativement, mais importantes d’un point de vue esthétique et historique. En effet, les expériences menées par Chantal Akerman, Marguerite Duras, Jean-Luc Godard, Raoul Ruiz… ne protègent pas le cinéma de la littérature, ni la littérature du cinéma, mais s’efforcent de sauver la littérature d’elle-même en atomisant le discours répressif tenu par les institutions culturelles et le système éducatif qui nous ont fait croire pendant longtemps que Racine était un dramaturge du xviie siècle, et Baudelaire un poète du… xixe : un certain nombre de cinéastes se sont montrés capables de nous faire éprouver que c’était faux.

4. De nouvelles techniques d’assemblage pour reconfigurer le récit.

19Après la Seconde Guerre Mondiale, le cinéma a commencé à mobiliser dans une perspective problématique des représentations secondaires (photographie, peinture, sculpture, slogans publicitaires, etc.) pour tester de nouvelles possibilités sans pour autant casser la machine narrative, comme ce fut le cas de certaines expérimentations dadaïstes et surréalistes dans les années vingt – peu ou prou, il s’agit toujours de faire reculer dans l’indétermination ce que le cinéma (appareillage et mise en scène) menaçait d’exactitude en donnant des contours trop précis, en fournissant des finitions trop nettes au représenté. La littérature est devenue un élément parmi les autres de ces matériaux qui ont contribué à déstabiliser le récit et à contester le pouvoir de révélation du réel.

20Pour un cinéaste, solliciter les ressources de la photographie ne revient pas nécessairement à se retourner avec nostalgie vers le passé du cinéma (de même que regarder vers la littérature) ; et on peut juger au contraire que la photographie a été utilisée pour compliquer les techniques narratives et pour faire intervenir de l’hétérogène, du discontinu, de l’altérité dans le protocole domestique de la représentation classique. On peut alors distinguer plusieurs niveaux d’intervention. Pour commencer, on peut évoquer la photographie qui fait partie des objets du monde, et à ce titre intègre normalement le scénario – c’est la photographie d’identification, qui peut donc jouer un rôle important dans l’intrigue. Par exemple, le portrait de Michel Poicard imprimé dans un quotidien permet à un badaud interprété par Jean-Luc Godard de signaler le criminel à la police dans À bout de souffle. L’hétérogénéité des matériaux (empreinte photographique/présence réelle), comme l’hétérogénéité temporelle, est réduite au maximum, en faveur de l’efficacité d’un dispositif narratif – la technique n’est pas neuve. La focalisation sur l’image fixe peut être beaucoup plus perturbante pour le déroulement narratif, lorsque cette image joue le rôle de substitut (de quelque chose qui n’aura pas d’existence, au sens strict, cinématographique). On peut penser à Blow up38, qui présente un cas extrême en ce que la photographie (agrandie et recadrée) permet de cerner, dans le cadre, quelque chose dont la chorégraphie des figurants indiquait seulement l’existence dans la réalité cinématographique sans pour autant la rendre visible – un tireur et un cadavre, qui ne seront jamais représentés directement. Dans ce récit (qui exagère le « décousu » de la vie du photographe), quelque chose comme une tache photographique engloutit le récit cadre pour ouvrir sur une autre histoire dont la solution ne sera pas fournie. La même année William Klein fait subir le cheminement inverse aux représentations (cette fois donc de la photographie vers la « réalité ») en faisant descendre (depuis un second niveau de représentation) des photographies de magazine, des gravures de modes, des clichés dans tous les sens, vers une réalité qui apparaît alors artificielle et synthétique (niveau premier de représentation fortement contaminé par le second). Ainsi, dans Qui êtes-vous, Polly Maggoo ? (1967), le photographe et cinéaste construit alors un univers fictionnel lourdement médiatisé par les représentations publicitaires – dont la valeur ontologique se désagrège, et structuré par un récit patchwork, conçu comme un assortiment de citations : les corps évoluent à l’écran comme des citations photographiques mises en mouvement (il s’agit d’exécuter ironiquement le grand récit du bonheur publicitaire).

21Imperceptible peut-être dans certaines expérimentations limites (on peut penser au Colloque de chiens de Raoul Ruiz en 1977, ou aux Photos d’Alix de Jean Eustache en 1980), l’implication historique des incrustations photographiques (qui consistent à interrompre l’écoulement du temps) se comprend mieux à la projection de films qui affichent ouvertement le thème. Depuis les ombres photographiées de Hiroshima mon amour d’Alain Resnais, le photo-roman de La Jetée de Chris Marker39, jusqu’aux Aurélia Steiner, et au Navire Night de Marguerite Duras (1979), en passant par L’Ami américain de Wim Wenders40, la photographie intervient régulièrement, non pas pour fixer une représentation, pour faire socle ou référence, mais pour donner la mesure d’une insuffisance, d’une disparition, d’une inadéquation que le récit ou le commentaire font apparaître. Dans les expérimentations des années soixante, la photographie montre une absence qui fait parler, raconter, sans que jamais l’intervalle entre le dire et le voir puisse se combler : littéralement, les commentaires d’Alix décrivent et racontent une histoire invisible à l’image ; dans La Jetée la voix de Jean Négroni commente une série d’images ajourées dans une chronologie impossible. C’est cette question (la réduction d’un intervalle entre une photographie qui n’a pas été faite et le récit que cette absence provoquait) qui a rendu très conflictuelle l’adaptation par Jean-Jacques Annaud de L’Amant de Marguerite Duras (longtemps intitulé La Photographie absolue). On pourrait trouver le même type d’interstices, intervalles ou pauses, du côté de la sculpture, même si l’hétérogénéité des matières est plus accusée, et que les effets produits sont un peu différents. Dans L’Année dernière à Marienbad (1961), les deux personnages principaux commentent longuement un groupe sculpté (deux personnages accompagnés d’un chien) dont le parcours et les mobiles sont indécidables, et font allusion bien sûr à l’impossibilité de déterminer ce qui s’est passé « l’année dernière à Marienbad », à l’impossibilité aussi de faire avancer le récit bégayant d’une histoire sans mémoire. Mais dans la construction vertigineuse d’Alain Resnais et Alain Robbe-Grillet, l’incrustation de la sculpture n’ouvre pas vraiment sur autre chose – et indique plutôt l’universalité d’un piège aux contours indéfinis. Il n’en va pas de même dans Césarée de Marguerite Duras, où les corps figés des statues de Maillol servent d’auxiliaire à la représentation des amants de Racine, qui ne sont jamais décrits ou nommés dans le texte en voix off.

22La citation de textes littéraires et publicitaires s’inscrit sans priorité particulière dans la série de ces prélèvements et fragments découpés dans la continuité temporelle et spatiale. L’intérêt du travail de Jean-Luc Godard à cet égard au début des années soixante, réside sans doute (héritage des collages surréalistes mis en résonance avec le pop art) dans la mise à niveau des matériaux nobles et des matériaux moins respectés – la citation visuelle des Pieds nickelés vaut autant que la citation verbale des slogans publicitaires et que telle phrase de Rimbaud : à la souveraineté du dire et de la littérature répondent désormais l’efficacité poétique d’un langage composite, dont l’élaboration obligeait à la destitution du texte et de la littérature, ou plutôt sa mise au niveau des autres matériaux, c’est-à-dire que l’homogénéisation du flux ne dégrade pas vraiment les éléments mélangés, elle les rend équivalents, et on a bien le sentiment en effet que pour Jean-Luc Godard, le discours sur le monde ne peut redevenir intéressant qu’à partir du moment où les hiérarchies sont défaites : pour que les significations se rechargent, il faut pouvoir  marier un calembour, un slogan publicitaire, une phrase de Rimbaud41. Ce qui est en jeu, sous les aspects très ludiques du jeu sur les mots, c’est encore l’adéquation des mots et des choses ; un passage de Made in USA est assez exemplaire de cet effort (vers l’adéquation du discours) : lorsqu’un ouvrier énumère les objets présents dans le bar, constate l’impossibilité de les énumérer, puis l’impossibilité (testée sur place) de ranger tout cela dans le langage suivant un ordre cohérent, le double sens du mot phrase ruine toute possibilité :

L’ouvrier : Les phrases sont des paroles inutiles et vides. C’est écrit dans le dictionnaire.
Nelson : Mais c’est aussi écrit dans le dictionnaire que les phrases sont un assemblage de mots qui donnent un sens complet42.

23Pour vérification, l’ouvrier se prête à l’exercice qu’on lui propose pour produire ce type d’énoncés : « Le barman est dans la poche de la veste du crayon. » En choisissant des voies transversales, il est donc possible de poser les éléments d’une histoire des rapports entre littérature et cinéma qui ne soit pas assujettie totalement aux questions de l’adaptation, du scénario, ou de la différence des langages. Mais on s’aperçoit alors que les nouveaux usages du texte (littéraire ou non) dans la période d’expérimentation des années soixante ne peuvent pas être analysés séparément d’un mouvement plus général qui consiste à inviter des matériaux concurrents (littérature, photographie, sculpture, peinture) à déstabiliser la représentation et l’organisation du récit que l’on ne peut plus rétablir dans ses pouvoirs anciens après la Seconde Guerre Mondiale. Cette déstabilisation et cette redistribution des rôles et des fonctions ont largement contribué à renouveler l’usage du texte au cinéma en le dé-naturalisant – suivant peut-être la nécessité formulée par un personnage d’Alphaville : « Tout est dit, à moins que les mots changent de sens, et les sens, de mots. »

5. À la fin des récitations : naissance de l’image.

24Désacralisée, mise en pièce ou concurrencée, la littérature a cessé d’être l’objet d’hommages et de révérences, d’explications et d’illustrations, pour devenir un matériau malléable, transformable – vivant. Probablement, l’usage des citations par Jean-Luc Godard est un point d’articulation de ce passage, puisqu’il est le premier à avoir osé mélanger au cinéma slogans publicitaires, chansons, citations savantes et titres prestigieux, dialogues originaux et bribes de conversations privées ; il est donc le premier à avoir parié sur les capacités de la littérature à exister de manière autonome, loin des livres, et de la surveillance exercée par les institutions culturelles, en la mettant très sérieusement à l’épreuve du monde43. En outre, ce travail de descellement du texte a ouvert un certain nombre de possibilités : sa mise en concurrence a conduit à reconsidérer son statut et les formes de sa récitation.

25En effet, la déclamation théâtrale du cinéma français des années trente et quarante44 n’a pas été abandonnée au profit d’une diction naturelle qu’aurait introduite la Nouvelle Vague – cette fiction ne résiste pas, ne serait-ce d’ailleurs que pour des raisons techniques, puisque le son direct n’arrivera que beaucoup plus tard sur les tournages en extérieur ; au-delà d’une période de latence (autour des premiers films de Claude Chabrol, François Truffaut, Luc Moullet, mais aussi Pierre Kast et Jacques Doniol-Valcroze), le travail du texte a été immédiatement orienté vers d’autres directions. On pourrait suggérer que Robert Bresson avait ouvert une voie, en affichant sa volonté de détacher sa pratique du « cinématographe » de l’art dramatique comme du « cinéma » dominant. Il n’est pas innocent qu’une des propositions décisives de son esthétique concerne précisément la relation au texte, et l’abandon d’une conception classique du métier d’acteur au profit de sa conception personnelle du modèle, que le travail de préparation sur les tournages visait à préserver « de toute obligation envers l’art dramatique45 », dont il se méfiait parce qu’il substitue, à la « nature », « un naturel appris et entretenu par des exercices ». Or, selon Robert Bresson, si le modèle doit bien s’exercer, ce n’est pas pour se rendre capable de satisfaire aux codes du réalisme ordinaire (tel qu’il est codifié par l’histoire du théâtre et du cinéma), ce n’est pas non plus à des fins expressives qui seraient prévisibles et prescriptibles, mais au contraire pour « tirer les choses de l'habitude, les déchloroformer46 ». Dans cette perspective, la diction bressonnienne, blanchie, mécanisée, dédramatisée, vise à reconstituer les automatismes de la vie personnelle de quelqu’un (le modèle) qui doit dire autre chose que dans sa vie personnelle ; le modèle présente donc une forme intermédiaire entre la personne privée et l’acteur de cinéma, dont la vocation est la révélation du réel (admise comme incalculable, aléatoire). La méthode de Robert Bresson peut sembler assez retorse, si l’on oublie qu’il s’agit (aussi bien dans la gestuelle que dans la diction des textes) de soustraire l’expression cinématographique au contrôle du langage et de la pensée discursive : « Le réel arrivé à l’esprit n’est déjà plus du réel. Notre œil trop pensant, trop intelligent47. » Cette proposition est tout à fait capitale, puisqu’elle nous enseigne que le rôle de la parole au cinéma ne saurait être – seulement – de raconter ou d’expliquer quelque chose, mais de participer à la révélation de quelque chose qui n’appartient ni au texte, ni aux images, et moins encore aux intentions affichées (écrites ou scénarisées) par le cinéaste.

26L’importance de la méthode bressonnienne est facile à mesurer dans le cinéma français successif, quand même l’héritage ne se fait pas directement. Il est clair en effet que Jean-Luc Godard, François Truffaut, Jean Eustache, Éric Rohmer (mais aussi Jean-Marie Straub et Danielle Huillet, Marguerite Duras) ont su faire dé-jouer leurs acteurs dans certains films, de sorte que l’assortiment des voix et des corps perde son efficience expressive normale, perde autrement dit son invisibilité, pour se donner à voir et à entendre selon des effets imprévisibles. À cet égard, un acteur comme Jean-Pierre Léaud peut bien passer pour emblématique, non pas forcément d’une méthode, mais d’une manière d’interroger à chaque geste, à chaque syllabe, le rapport entre le corps, les mots et les choses. Mis au monde du cinéma par François Truffaut, recruté par Jean-Luc Godard et Jacques Rivette, Jean-Pierre Léaud promène pendant quinze ans un regard ahuri sur la réalité qui l’entoure avant d’interpréter le personnage d’Alexandre dans La Maman et la putain de Jean Eustache (1973). Alain Philippon, qui considère ce film au texte très littéraire comme « le plus grand film français des années soixante-dix, et comme un chef-d’œuvre absolu48 », fait observer que Jean Eustache y porte à son comble « le principe de l’oscillation et du double jeu : entre la sincérité et la simulation […], entre le discours et l’intonation ; entre l’intonation et l’expression du visage, ou, plus largement, entre l’énoncé et l’énonciation49 ».

27Ce travail de séparation des composants que l’on essaie en principe d’ajuster contribue à déqualifier les personnages que l’on ne peut plus (nonobstant le titre du film) renvoyer à des types, à des catégories ou à des qualités connus – ce phénomène est actif surtout pour le personnage masculin, qui fournira d’ailleurs de lui-même un autoportrait sans… adjectifs50. À partir de telles options, les personnages sont d’abord soustraits à l’usage ordinaire de la langue – quand bien même ils parleraient beaucoup – et se construisent donc d’une manière tout à fait insolite, mais c’est également vrai de l’ensemble des systèmes relationnels dans le film. De ce point de vue, on assiste à un double mouvement. Se joue d’abord quelque chose comme une résorption de l’action dans le langage – qui se traduit parfois d’une façon amusante, lorsqu’Alexandre se montre plus intéressé par l’expression « poser un lapin » que par le désistement lui-même51. Cependant, on assiste simultanément à une tentative de requalification, de remotivation du langage, qui en passe par la constitution de modèles éphémères – tels les consommateurs du Café Mahieu, au petit matin, que nous ne voyons pas mais qui sont évoqués par Alexandre :

Des gens qui parlent comme des livres. Comme des dictionnaires. En prononçant un mot, c’est la définition du mot qu’ils donnnent52.

28Pourtant, il faudra se résigner à cette dépossession : « on parle toujours avec les mots des autres53 », que l’on emprunte aussi en fredonnant des chansons, et l’effort de maîtrise du langage est abandonné en cours de route, à mesure que les développements de Jean-Pierre Léaud se désintègrent, soufflés par un phénomène plus discret et plus puissant : d’abord perceptibles comme étrangement artificielles, la gestuelle et la diction ralenties, la mélodie et l’expressivité retenues de Françoise Lebrun ont tendance à abstraire le personnage de la réalité – elle parle d’ailleurs d’elle à la troisième personne, comme si elle n’était pas là ; mais tous ces éléments décalés trouvent peu à peu leur exacte combinaison, qui finit par désigner, à travers le faux, dans l’intervalle laissé vacant par les codes délaissés de l’interprétation, la vérité d’une émotion et d’un sentiment à laquelle le beau parleur du début du film ne résistera pas – c’est au prix d’un certain nombre d’artifices de préparation que s’imposent l’émotion et la vérité. Alexandre illustre cette méthode en racontant une anecdote à Veronika :

Elle était infirmière, comme vous. Elle faisait toujours un numéro extraordinaire qu’elle jouait faux d’ailleurs. Et en fin de compte plus on paraît faux comme ça, et plus on va loin. Le faux c’est l’au-delà54.

29Ce que l’on a souvent appelé la dimension littéraire de ce film, ainsi que toutes les formes de jeu (au sens mécanique du terme) qui s’y développent entre les différentes composantes de la mise en scène, œuvrent en fait à désolidariser les éléments préfabriqués et pré-assemblés du langage verbal, de l’écriture et de la représentation cinématographique pour donner à voir et à entendre les choses autrement – la connaissance nouvelle passe par cette différence55.

30De Jean-Luc Godard, c’est l’ensemble de l’œuvre que l’on pourrait reconsidérer sous la perspective d’une ré-vision du monde, qui touche cette fois tous les domaines de la réalisation du film, de sorte que l’on ne prête pas nécessairement une grande attention à ce qui se dénoue entre littérature et cinéma. Souvenons-nous cependant que les premières définitions de l’image verbale avaient pour horizon la visibilité d’un mouvement : expliquant les qualités nécessaires d’une métaphore, Aristote fonde une longue tradition en nous enseignant qu’elle doit permettre à l’auditeur de « voir les choses en train de se faire56 ». Beaucoup plus tard, dans son Premier manifeste du surréalisme, André Breton reprend, pour préciser sa définition de l’image poétique, un texte de Pierre Reverdy qui faisait aussi appel au mouvement, mais intériorisé dans l’ordre du langage cette fois :

L’image est une création pure de l’esprit.
Elle ne peut naître d’une comparaison mais du rapprochement de deux réalités plus ou moins éloignées.
Plus les rapports des deux réalités rapprochées seront lointains et justes, plus l’image sera forte – plus elle aura de puissance émotive et de réalité poétique57.

31Ce qui m’intéresse ici, c’est la dimension cinétique incluse dans la définition de l’image verbale appliquée à la littérature qui ferait donc signe vers la visibilité d’un mouvement propre à se réaliser sur un écran imaginaire. Or, lorsque très tardivement – et sur un mode poético-théorique – Jean-Luc Godard revient sur sa pratique de l’image et du montage, il cite à son tour, et littéralement, la définition de Pierre Reverdy58 qui concernait originellement l’écriture poétique, pour désigner l’opération majeure de son travail depuis le début des années soixante : rapprocher des mots, des objets, des images, qui n’ont peut-être d’abord rien à voir entre eux. La force poétique de la création ne procède plus de telle ou telle donnée (les mains du cinéaste sont vides) mais d’un assemblage (les mains du cinéaste travaillent) : « ô merveille / qu'on puisse faire présent / de ce qu'on ne possède pas / soi-même / ô doux miracle / de nos mains vides59 ». Alors cette re-littérarisation du discours sur le cinéma ne prouve rien, mais indique clairement que le cinéma a cessé de se méfier de la littérature, et ne se soucie plus de partager son territoire.

32Nous avons pu observer à partir des années cinquante, qu’un certain nombre de transformations simultanées, de durée et d’importance variables, difficiles à distinguer parfois les unes des autres, ont fortement contribué à modifier les rapports du cinéma à la littérature : la pensée actuelle du cinéma continue de bénéficier de l’effort critique et théorique consenti à cette époque, qui a troublé définitivement l’innocence un peu suspecte (d’un point de vue esthétique et idéologique) des techniques anciennes de l’adaptation cinématographique – même s’il s’est avéré difficile de réduire l’influence de la littérature. Cependant, l’onde de choc produite par les événements historiques du milieu du siècle a profondément fissuré l’art du récit hérité du xixe siècle, dont certains personnages se sont trouvés comme dépaysés dans des structures qui continuaient de les porter, en refusant de les transporter vers une destination choisie – les spectres de l’Histoire, sous des formes discrètes, ont bien hanté une production qui excède largement les films historiques et les reconstitutions en costume. C’est dans ce contexte que l’on peut comprendre l’affranchissement du cinéma à l’égard de la littérature : s’il a fallu pour commencer repousser d’une manière un peu brutale les scénaristes professionnels (il s’agissait là d’abord d’un acte politique, symbolique et théorique), écarter aussi la création cinématographique de l’influence prestigieuse de la littérature, certaines avancées ont contribué à dé-littérariser le rapport à la représentation, en compliquant un peu la configuration simpliste que la question de l’adaptation pouvait induire.

33De fait, l’autonomisation du cinéma a favorisé l’exploitation de possibilités spécifiques (concernant notamment le traitement du temps) et la mobilisation de nouveaux matériaux et de nouvelles techniques d’assemblage a précipité la dislocation du récit linéaire hérité du siècle passé. On pourrait suggérer pour finir que cette autonomisation du cinéma a rendu possible un retour vers la littérature, et un rapprochement des domaines beaucoup plus fécond, parce qu’il s’effectue désormais sur des frontières multiples et suivant des modalités renouvelées – la collaboration de Pierre Reverdy et Jean-Luc Godard autour d’une table de montage figure ces retrouvailles.