Fabula-LhT
ISSN 2100-0689

Dossier
Fabula-LhT n° 2
Ce que le cinéma fait à la littérature (et réciproquement)
Fabien Maheu

Peter Greenaway : circulations du texte et de l’image

1Si l’artiste britannique Peter Greenaway est essentiellement connu pour sa filmographie, il n’en reste pas moins un polyglotte des formes, un chercheur multidirectionnel qui a su s’aventurer dans des domaines aussi variés que la peinture, l’installation plastique, la direction d’expositions, l’écriture d’opéras et de romans.

2Au fil de ses productions, le réalisateur met au point une forme d’écriture transversale instituant une communication thématique permanente entre les diverses œuvres de son corpus, passant librement d’un medium à l’autre, exploitant les moyens sensibles de chaque art pour mettre en lumière divers aspects d’un même univers.

3Dans une telle construction, les liens entre l’écrit et le filmique sont privilégiés. Greenaway écrit depuis toujours, et illustre notamment ses premiers récits pour jeune public par le dessin des personnages qui, plus tard, viendront hanter son univers filmique. Peu à peu, la relation récit écrit / récit filmique révèle les multiples potentialités d’un univers autoréférentiel qui permet un engendrement mutuel des deux matières d’expression. La relation entre le film et l’écrit s’enrichit donc d’une forme d’appartenance à un référentiel commun, tant en ce qui concerne les contenus narratifs que la sphère auctoriale.

4Chez le réalisateur, la relation entre la littérature et le cinéma se fonde alors à divers niveaux des deux matières d’expression : allusive, elle s’exprime dans la métaphorisation filmique du fait scriptural ; citationnelle, elle induit une circulation des matériaux d’un média à l’autre ; transversale, elle constitue le ciment de la relation texte-image pour finalement proposer une manière de lien factuel entre les objets de lecture et les objets audiovisuels.

Métaphorisation du scriptural

5Paradoxalement, alors que Greenaway se perçoit et se veut un cinéaste de l’image, la critique a souvent vu en lui l’auteur d’un cinéma au plus haut point verbeux. Michel Boujut célèbre dans l’œuvre du cinéaste le retour de la parole et du texte : « Il est temps de redonner au langage la place qui lui est due au cinéma. Je [le dis] en réaction notamment contre ceux qui croient en la suprématie absolue de l’image1. » Cette inflation de texte, très sensible dans The Draughtsman’s Contract se révèle être, aux yeux d’Agnès Berthin-Scaillet, un objet de métaphorisation : « Il est particulièrement significatif que, dès la première image, le lieu symbolique d’émission de la voix, à savoir la bouche d’un des personnages, occupe tout l’écran : le texte est ainsi placé au premier plan, il est même filmé en gros plan2. »

6La primauté du texte sur l’action renvoie bien évidemment au théâtre épique, mais aussi au théâtre classique ou si l’on veut au théâtre élisabéthain, auquel appartient The Tempest de Shakespeare, sourcede Prospero’s Books. Dans ce dernier film, le texte est avant tout poésie, et reclasse la représentation de l’action au second plan, au bénéfice de l’imagination du spectateur. Philippe Pilard écrit d’ailleurs que, dans les théâtres élisabéthains, « il s’agit d’“écouter la pièce” : c’est avec l’imagination que le spectateur doit suivre l’action. Primauté du texte et de la déclamation sur l’action dramatique3. » Certains ont également vu dans le ton de la discussion du Draughtsman’s Contract un succédané du théâtre de la Restauration : « Dans le ton du scénario perce l’influence du théâtre de la Restauration, et particulièrement de Congreve, connu pour sa verve et ses joutes oratoires délectables4. » Parallèlement, Greenaway évite manifestement de la technique du champ-contre champ qui situe l’émission des messages par deux personnages dialoguant face à face. Il privilégie volontiers, par affinité avec le genre théâtral, le déplacement libre des acteurs à l’intérieur d’un cadre en plan d’ensemble. Ces derniers y seront comme libres de leurs mouvements et seuls responsables de leur placement.

7Plus précisément encore, dans Prospero’s Books, le texte est montré dans toutes ses acceptions. Il est la source de la fable et de l’image. Le spectateur peut le voir apparaître sous ses yeux et donner naissance à un produit cinématographique. Les diverses valeurs métaphoriques que le texte acquiert en font le centre d’une démonstration scripto-visuelle permanente qui mêle le plaisir du voir et du lire.

8Tout au long du film, les métaphores rappellent l’acte d’écriture. La figure de l’encrier transparent de Prospero, rempli d’une encre bleue dans laquelle vient se plonger la pointe d’une plume d’oie, est montrée à l’image à une dizaine de reprises. Dans la plupart des occurrences de cette métaphore, Prospero fait preuve d’autorité, ou s’apprête à faire une démonstration de force, comme lorsqu’il intime à sa fille de se lever. Le texte, écrit par le magicien sur son livre de travail, s’imprime également à l’écran : « PROSPERO : Awake, dear heart. AWAKE !5 » Autre démonstration d’autorité, quand Prospero jette un charme à Ferdinand et lui ordonne : « PROSPERO : Come on, obey6 ». En de multiple occurrences, le magicien fait montre de son pouvoir, manipule les naufragés pour les attirer dans son palais, les terroriser ou les rendre fous et s’emploie à châtier Caliban. À chacun de ces abus d’autorité, l’encrier est désigné à l’image comme la source textuelle de l’action et du pouvoir qu’il confère.

9L’utilisation de la calligraphie, dont les pleins et les déliés sont exhibés de manière insistante à l’image, semble signifier le désir du texte original écrit de la main même de Shakespeare, sans doute avec le plus grand soin, comme cela était d’usage à l’époque. Agnès Berthin-Scaillet suggère d’ailleurs que cette démarche relève, sinon d’une reconstitution, du moins d’un plaisir de rejouer l’acte de l’écriture, pour en comprendre les sources et le véritable sens : « On sait que le texte shakespearien est aujourd’hui introuvable, et c’est d’abord à travers ce geste d’écriture que Greenaway cherche à le retrouver, dans sa forme originelle7. »

10L’encre, la plume et l’écriture sont au centre d’une métaphore du texte et de son rôle générateur : Prospero écrit, et ce qui est écrit devient réel. Sans doute cette allégorie est-elle extensible au langage, et Greenaway semble s’approprier une formule déjà contenue dans la fable shakespearienne. En effet, l’échange entre Caliban et Miranda (2, I) nous apprend à quel point Shakespeare est conscient du pouvoir que confère le langage. À Miranda qui lui reproche de ne pas lui être reconnaissant de lui avoir appris à parler, Caliban répond : « CALIBAN : You taught me language, and my profit on’t / Is, I know how to curse8 » Si Miranda énonce clairement que le langage permet de penser, et donc de formuler ses désirs, Caliban voit plus loin. L’aspect performatif du verbe « to curse »(maudire) établit un lien entre la conception shakespearienne et celle de Greenaway : la parole est l’action chez le premier, comme l’écrit engendre la magie chez l’autre. Dans les deux cas, c’est le verbe qui génère le réel.

11De nombreux films de Greenaway métaphorisent la production du texte et décrivent presque toujours l’incidence de l’écriture sur le réel. Si l’on admet que le réalisateur s’identifie en partie au dramaturge anglais, on peut imaginer qu’il exprime là l’importance de l’écriture dans sa vie personnelle, dessinant la figure d’une assimilation du dramaturge au cinéaste, assimilation fondamentale pour l’analyse du sens de Prospero’s Books.

12Dans l’adaptation cinématographique de Greenaway, la plume de Prospero est une figure importante, chargée de sens, que le  magicien plante dans le bois de son bureau, d’un geste rageur. Cette singulière solidité, inhabituelle pour une plume de kératine, est due aux vertus magiques qui lui sont attribuées. En effet, c’est par son écriture et par sa plume que Prospero fait advenir les événements de The Tempest. C’est donc elle et non pas son bâton magique qu’il brisera, ému par les retrouvailles avec la cour de Milan, avant de refermer définitivement son livre. Mais si la plume est une transposition du bâton dans le film, elle a un sens très différent dans la fable shakespearienne. Dans le texte original, les savoirs contenus dans les livres confèrent le pouvoir. Le bâton en est le médiateur, à la manière des bâtons de sorciers médiévaux. La plume, en revanche, opère une médiation inverse, non pas des livres à la magie, mais de la magie au livre. Il s’agit là d’une figuration du pouvoir dramaturgique et démiurgique de l’écrivain repris par le réalisateur. Ce dernier fait exister le réel profilmique à partir d’un texte, en l’occurrence un scénario, une pièce de théâtre9. Mais avant tout, cette mise en avant de l’outil scriptural agissant à la fois sur le matériau du livre et sur le réel perceptible enclenche une autre métaphore : la page comme lieu scénique.

13À l’ouverture de la seconde scène du premier acte, une main délicate ouvre les pages d’un livre d’architecture. De ces pages se déploie la maquette tridimensionnelle de l’escalier de la bibliothèque de Prospero. Par un procédé simple de fondu par superposition, elle devient le véritable escalier que Prospero emprunte pour se rendre de sa bibliothèque à la chambre de sa fille Miranda. Ce procédé est utilisé plusieurs fois durant le film, faisant surgir des rangées de colonnades du palais, ainsi que d’autres éléments d’architecture reconnaissables dans les décors. Ici la page fait surgir et exister le lieu où se tiendra l’action. Parallèlement, Ariel, revenant du rivage où il a terrorisé et insulté les naufragés que Prospero tient en son pouvoir, tombe maladroitement du ciel, dans l’étude du magicien, sur son livre ouvert. Deux pages, blanches quelques secondes auparavant, portent à présent des traces noires de fesses et de mains. Tandis que Prospero aide le jeune esprit du vent à se débarrasser des quelques plumes noires qui trahissent sa récente transformation en harpie, les traces laissées sur les pages du livre disparaissent progressivement. L’action se déroule donc simultanément sur la page et dans le réel. Il en va de même quand, lors du trajet de Miranda et de son père pour l’antre maléfique de Caliban, plusieurs incises nous laissent voir les pages blanches d’un livre diversement maltraité. Des œufs s’y écrasent, une plume – là encore d’une grande résistance mécanique – en lacèrent brutalement la chair. Les livres sont aspergées de vomissures, arrosées d’urine puis d’excréments liquides. En somme, avant même que nous ayons pu voir Caliban, celui-ci nous est présenté au travers de ses fantasmes de destruction et de salissure, ce qui bien entendu préfigure les projets du monstre : assassiner son maître et posséder la jeune Miranda, dont il a déjà essayé d’abuser dans sa jeunesse.

14Si nous considérons le livre-en-tant-que-source-de-pouvoir comme un pôle, au sens constitutif d’un réseau métaphorique, alors la page-comme-lieu-scénique en est un autre. Ces deux pôles sont reliés par un rapport d’inclusion réel (la page appartient au livre), mais aussi par des sous-produits métaphoriques comme la plume.

15On peut comparer cette équivalence métaphorique à celle que suggère, dans The Pillow Book, la relation entretenue entre la copulation et l’écriture. Ainsi la peau équivaut-elle au papier, le pénis au pinceau, et le corps au livre. Mais les fictions « copuler avec un pénis au contact de la peau d’un corps » et « écrire avec un pinceau sur le papier d’un livre » sont strictement (et littéralement) indépendantes. De même, elles sont toutes deux représentées explicitement dans la diégèse. Leur point d’équivalence est suggéré par la fréquente coprésence d’une activité sexuelle et de l’écriture, car la jeune Nagiko, obsédée par le rituel auquel se livrait son père à chacun de ses anniversaires, demande à ses amants de rejouer la scène qui a marqué son enfance, et d’écrire leur nom sur sa peau.

Circulation des contenus

16La référence littéraire la plus importante dans Prospero’s books est la même que celle qui traverse la Renaissance picturale, à savoir Les Métamorphoses d’Ovide. Le texte de Shakespeare nous dit à quel point la connaissance de ce texte était à la fois répandue et nécessaire à tout lecteur, puisque le poème antique fait partie des références communes de deux personnages secondaires, Antonio et Sebastian, arguant que Carthage et Tunis sont la même ville : « ANTONIO : His word is more than the miraculous harp. / SEBASTIAN : He hath raised the wall, and houses too10. » Il s’agit là de la harpe d’Amphion, qui fit surgir les murs de Thèbes. Outre l’allusion à Didon (par les mêmes Antonio et Sebastian) qu’il faut rattacher à l’Énéide de Virgile, le développement de Gonzalo, concernant sa république idéale (« GONZALO : No occupation, all men idle, all : / And women too, but innocent and pure : No sovereignty11 »), est très largement inspiré d’un essai de Montaigne : « Des Cannibales », paru en traduction anglaise en 1603.

17On trouve par ailleurs des sources littéraires ayant directement inspiré des créations graphiques de Peter Greenaway, qui affirme par exemple avoir pensé à L’Enfer de Dante Alighieri, notamment pour la facture visuelle de l’Atlas belonging to Orpheus manipulé par les clercs et les savants de l’île, ainsi que pour diverses représentations cosmologiques disséminées dans le film, comme par exemple A Book of Universal Cosmologies, lui aussi gardé dans la grande bibliothèque de Prospero.

18Le plus souvent, les références littéraires ne sont pas des citations, mais une matière d’inspiration. Il est intéressant de constater qu’à l’inverse du texte shakespearien qui est non seulement cité, mais aussi donné à voir par la graphie et la calligraphie, les autres sources textuelles sont médiatisées et transformées.

19Dans The Pillow Book, les citations et insertions des Notes de chevets de Sei Shonagon12 donnent lieu à une négociation serrée avec l’autorité du texte original13. C’est cette autorité qui régule l’incidence du texte inséré sur le texte initial. Le dialogisme à l’œuvre dans la relation citationnelle met en présence la voix de l’auteur cité et la voix de celui qui cite.

20Loin d’être anodine, cette incidence peut être, dans certains cas, un véritable détournement de sens. Dans le film, la confusion est soigneusement entretenue au sujet de l’ordre des chapitres des Notes de chevets, lesquels ponctuent la vie de Nagiko, la jeune héroïne greenawayenne. Il est impossible en effet pour le spectateur de déchiffrer les indications en japonais qui sont simultanément inscrites à l’image et qui répondent à la complexe fragmentation du texte original14. Cependant, la mise en désordre de ces chapitres et les coupes franches effectuées dans le texte apparentent le résultat obtenu à un cut up, bien qu’ici, le niveau phrastique ne soit pas altéré (c’est d’ailleurs ce qui apparente ce nouveau texte réorganisé à la forme des centons).

21La logique énumérative des Notes de Chevet est fondée sur l’association thématique simple, ainsi que le démontre un bref examen de quelques titres de chapitres consécutifs : « 5. Montagnes, 6. Pics, 7. Plaines, 8. Marchés, 9. Gouffres, 10. Mers ». On trouve également des associations plus subtiles, d’ordre axiologique par exemple : « 159. Les maladies, 160. Choses désagréables, 161. Choses difficiles à dire ». Bien entendu, les citations détruisent ces associations en tentant d’en créer d’autres avec les thèmes de la diégèse filmique, c’est-à-dire l’histoire contemporaine de Nagiko. C’est donc dans le sens d’une autre logique que s’effectue la réorganisation des éléments du texte. L’association ne s’opère plus terme à terme, mais de comparant à comparé.

22Outre la citation et l’allusion, Greenaway pratique, nous l’avons vu, la citation : ainsi The Tempest devient-elle Prospero’s Books et les premiers chants de l’Inferno de Dante une production télévisuelle intitulée A TV Dante, co-réalisé avec le peintre Tom Phillips. Dans ce dernier cas, il ne s’agit pas d’une adaptation narrative classique, mais d’une tentative visant à figurer cinématographiquement les contenus évoqués par le texte du poète, quelle que soit leur nature, au premier rang desquels se situe l’intériorité du personnage de Dante qui traverse les cercles successifs de l’Enfer.

23C’est une intériorité toute biologique qui se voit ici représentée, puisqu’un écran d’imagerie médicale figure les biorythmes du poète dont les émotions, de cercle en cercle, vont croissant. Un écran gris sombre, dont le format obéit à une norme VGA légèrement plus petite que l’écran de télévision, laisse entendre que l’écran vidéo original a été capturé pour être intégré dans le film. Les normes de monitoring VGA sont massivement employées par les écrans de contrôle des appareillages biomédicaux et peuvent comporter moins de pixels que la norme vidéo broadcast employée pour la réalisation et la diffusion de A TV Dante15.

24Cet écran comprend de manière composite un électrocardiogramme, un spectromètre, une échographie et des données chiffrées peu compréhensibles. En haut à gauche, le nom du sujet faisant l’objet de la surveillance biométrique est inscrit : « ALIGHIERI D. ». L’intériorité du poète est donc représentée d’une manière clinique qui contraste fort avec les premières lignes bien connues de l’Inferno : « Nel mezzo del cammin di nostra vita / mi ritrovai per una selva oscura, / ché la diritta via era smarrita. / Ahi quanto adir qual era e cosa dura / esta selva selvaggia e aspra e forte / che nel pensier rinova la paura16 ! »

25On voit à quel point les registres métaphorique et poétique employés par Dante s’accordent mal avec la rigueur froide des données chiffrées du métabolisme du malade. Dante n’est probablement pas malade mais certainement ému. C’est d’ailleurs le sens du choix de cette représentation. Tout au long de sa progression, Dante se décrit lui-même comme un émotif. Les expressions « m’avait pénétré le cœur de peur » ou « me fit sentir un tel accablement par la terreur » trouvent dans le texte de multiples déclinaisons et brossent le portrait d’un homme dont le cœur est sans cesse la proie des affres les plus divers. L’électrocardiogramme serait donc au cœur moderne ce qu’étaient les périphrases au cœur du xive siècle.

26Greenaway et Tom Phillips (le co-réalisateur de la série17) ont déclaré avoir voulu « enluminer » le texte original. Ceci explique peut-être que le choix des images d’archive importées à l’écran fassent preuve d’un réel manque de pertinence ou même de finesse. Au terme d’une démarche documentaire spécieuse, plus soucieuse de créativité que d’exactitude, l’effet de réel trouve ses limites et s’abaisse au degré le moins productif du document : l’illustration. Si le document a valeur de preuve, de démonstration ou de prédicat de réalité, l’illustration s’adresse plus à l’imaginaire, tout en le privant de ses prérogatives. Elle se substitue à la capacité psycho-visuelle du lecteur ou de l’auditeur dans sa démarche de représentation mentale.

27Le texte de Dante décrit l’entrée du poète dans le premier cercle des Limbes : « Finito questo, la buia campagna / tremo si forte, che de lo spavento / la mente di sudore ancor mi bagna. / La terra lagrimosa diede vento, /che baleno une luce vermiglia / la qual mi vinse ciascun sentimento18 ». Le tremblement de terre est une manière d’artifice dramatique. Le poète s’évanouit et durant son sommeil, se trouve transporté en un lieu a priori inaccessible. Il évite ainsi d’avoir à justifier le moyen par lequel il a voyagé. À l’écran, les réalisateurs ont choisi d’illustrer cet épisode par l’image d’un champignon atomique. Si l’on voit sans peine le rapport établi entre l’explosion d’une bombe et le tremblement évoqué par Dante, l’analogie s’arrête là. Le choix de l’illustration, dont le sens, le référent et l’impact visuel sont du plus grand effet, paraît disproportionné relativement au texte générateur. Le rapport sémantique qu’entretiennent habituellement le texte et son illustration est mis à mal. Les deux media ne trouvent pas là de commune mesure.

28Le même procédé est mis en œuvre à plusieurs reprises comme lorsque, par exemple, des images du documentaire d’Alain Resnais, Nuit et Brouillard, sont utilisées, avec leur bande son, pour évoquer le sort réservés aux morts qui n’ont pas particulièrement pêché, mais qui sont décédés sans avoir été baptisés.

29L’influence du peintre Tom Phillips (dont l’œuvre graphique est par ailleurs tout à fait reconnue) sur la réalisation du film a peut-être été en partie négative. Peut-être aussi Greenaway a-t-il effectué une tentative pour littéraliser le concept d’illustration en désamorçant sa valeur sémantique. Quoi qu’il en soit, cette « enluminure » ne convainc pas le spectateur et ce, d’autant moins qu’elle participe d’un flot ininterrompu d’images venues d’horizons par trop hétérogènes.

30Le film représente par ailleurs les personnages du poème de manière classique : Dante est joué par un homme mûr mais encore assez jeune, Virgile qui fait figure d’ancien, de précurseur et de sage, est interprété par John Gielgud, âgé de plus de quatre-vingts ans au moment du tournage. Béatrice est le stéréotype de la belle jeune femme ; quant à Marie et Lucie, leur sainteté est exprimée par la fixité des images qui les représentent, ainsi que par leurs yeux clos. Le corps des intervenants n’étant jamais visible (leur visage est cadré en gros plan), il n’y a pas de reconstitution historique ni de décorum afférent à une époque donnée. Les morts que le poète croise sur son chemin sont figurés par des acteurs nus, ce qui annule définitivement la question de la vraisemblance historique.

31Par ailleurs, les comédiens ne jouent pas vraiment leur personnage. Tout au plus jouent-ils leur texte, se contentant de mettre en valeur par une diction adaptée les accidents du texte et les formes poétiques de la traduction de Tom Philips lui-même. Une telle distanciation prise avec la charge dramatique du poème n’est pas sans rappeler des formes orientales de théâtre comme le Nô, dans lequel la fable écrite laisse place, au moment de la représentation, à une temporalité disjointe du temps spectatoriel. D’une logique dramatique dans laquelle la durée de la représentation est partagée avec le public, la représentation glisse alors vers une logique poétique. Les acteurs ne sont alors pas les signes directs de personnages immergés dans une diégèse, mais un médium permettant l’accès à un texte et à sa poétique, le vecteur de l’évocation et de la contemplation de ce texte.

32De fait, le film est tout entier tourné vers le texte, à tel point qu’il semble livrer, au travers d’interventions d’experts, des explications clarifiant le contenu, les allusions et le contexte du poème. Ces notes interviennent comme des notes de bas de page dans le flux du texte ; elles sont numérotées sous la forme d’un chiffre inséré dans le coin de l’image et dans lequel l’expert explique et développe telle ou telle problématique.

33On peut ainsi voir et entendre les interventions d’un spécialiste de la période classique (David Rudkin), d’un astronome (Colin Ronan), d’une historienne (Patricia Morison) ou d’un théologien (Malcolm Wren). Tom Philips quant à lui, s’érige en spécialiste du texte lui-même et de ses référents dans la biographie de Dante : « Beatrice was a real person, a near neighbor of Dante.19 » affirme-t-il. Le film se comporte donc en partie comme une édition savante du texte, cherchant avant tout à mettre ce dernier en valeur et à en clarifier le sens.

34Mais cette vocation didactique va de pair avec une autre tendance, plus critique, que les auteurs désignent sous le terme d’« enluminure ». Il s’agit en fait d’une analyse politique ou sociologique du texte. Ainsi la vanité des activités humaines, explicitement condamnée par Virgile lors du passage de Dante dans le quatrième cercle, est-elle représentée par des images d’une place financière londonienne et de son agitation frénétique. Force est de constater que la critique sociale opérée par l’association de ces images et de l’argumentation de Virgile est souvent quelque peu simpliste.

35Les réalisateurs mettent en place un langage graphique minimal dont les fins sont essentiellement symboliques. Ainsi peut-on observer un jeu de va-et-vient entre le texte et le déroulement filmique qu’il conditionne. Arrivé au vestibule de l’Enfer, Dante lit les quelques mots inscrits sur le frontispice de la porte qu’il doit franchir. Le texte se termine par ces terribles mots : « Lasciate ogne speranza, voi ch’intrate20. » Dans la séquence qui suit l’énonciation de cette phrase (en anglais dans le film), le mot « espoir » est rayé par un crayon invisible des dizaines de fois, dans des dizaines de langues. Le texte génère ainsi la parole, sous la forme de phonè des comédiens. Cette énonciation, devenue performative, condamne le texte écrit à une détérioration graphique.

36L’adaptation de l’Inferno tente donc de mimer le fonctionnement de la lecture, autant que faire se peut. Le recours à un équivalent des notes de bas de page et à des images peu créatives qui répondent parfaitement à la définition de l’illustration, font du film un analogon du livre, une manière de transposition possible d’un média à l’autre, sans le travail de recréation nécessaire à la réussite d’une telle opération.

Transversalité médiatique

37La relation texte-image est symptomatique de la relation complexe que Greenaway entretient avec le texte. Le réalisateur stigmatise volontiers l’emploi de supports textuels pour la réalisation de films et oppose un cinéma de peintres au cinéma littéraire. Mais par ailleurs, on le voit sans cesse faire référence au texte, non pas comme ensemble constitué en récit, mais comme matériau scriptural. La peinture de Greenaway est, par exemple, emplie de textes, de mots, de vestiges scripturaux, dont la valeur n’est pas de faire sens, mais plutôt de désigner le texte comme un objet double, à la fois transcription d’un langage et objet graphique en soi. La lettre est à la fois unité discrète et objet d’enluminure colorée. Elle reste dans le monde occidental l’outil de base de l’expression, de la transmission, et l’occasion unique et quotidienne pour chacun, au moyen d’un simple stylo de faire exister, de mettre au monde notre pensée. Roland Barthes écrivait d’ailleurs que « la lettre » intéressait à la fois « le graphiste, le philosophe, le peintre, le juriste, le publicitaire, le psychanalyste et l’écolier21. »

38Pour Greenaway, la relation du texte à l’image n’est pas uniquement une figure de style cinématographique. Elle fonde une manière d’ontologie des matériaux filmiques : « The continuous interface of text and image is done in such a way that the image owes their origin to textual presence, and those arguments and problems are a constant concern of mine and in spite of the plethora of images, this film always relates back constantly to text22. » À l’instar de ce qui se passe pour The Draughtsman’s Contract où l’image est génératrice d’une fiction, c’est ici le texte qui fait naître l’image.

39Les multiples idéogrammes visibles dans The Pillow Book sont le lieu critique de la jonction du texte (de la lettre, du signe scriptural) et du cinéma comme art de l’image. Les pages désignées à l’écran comme ayant été écrites par Sei Shonagon, auteur des Notes de chevet auquel se réfère la jeune Nagiko, empruntent une écriture japonaise cursive classique. Cette écriture ancienne est directement issue de la transposition, par équivalence sémantique, du système chinois constitué de caractères synthétiques, les han zi, en caractères japonais appelés kanji. L’écriture cursive des idéogrammes étant soumise à de nombreuses règles et coutumes, elle n’est pas systématiquement lisible par tout lecteur japonais. En revanche, l’écriture employée par Nagiko relève d’un japonais moderne, mélangeant le système synthétique (kanji) et les deux séries de kana, systèmes articulés en partie à la manière de l’écriture romaine, appelés hiragana et katakana. Une telle écriture est donc parfaitement lisible pour un spectateur japonais. Quant aux nombreux idéogrammes constituant l’environnement signalétique de Hong-Kong, principal lieu de l’action, ils appartiennent à l’univers linguistique chinois constitué exclusivement de han zi. Ils sont lisibles soit en mandarin, la langue officielle de la République Populaire de Chine, soit en cantonais, le dialecte en vigueur dans la région du Guangdong et dans les nouveaux territoires.

40Cette multiplicité de cultures référentielles possibles donne aux idéogrammes isolés, comme ceux que l’on voit en impression lumineuse sur les murs de l’appartement de Nagiko, un statut particulier. Il est contextuellement impossible de les rapporter au japonais, au mandarin ou au cantonais. De plus, leur ambivalence leur confère un statut intermédiaire, une valeur universelle renvoyant aux han zi archétypaux, à leur sémantisme premier ainsi qu’à leur fonctionnement synthétique qui fait correspondre un signe unique à un concept unique.

41Greenaway tente d’abstraire ces idéogrammes de leurs actualisations pour mettre en évidence ce qui, dans le fonctionnement sémiotique des caractères, le fascine. Il s’agit du rapport intrinsèque qu’entretiennent l’aspect visuel des signes et leur valeur signifiante, c’est-à-dire la relation texte-image contenue naturellement dans l’idéogramme. Le réalisateur explique sa démarche : « d’une manière générale, nous avons par définition, dans le monde occidental, séparé les prérogatives du texte et celles de la peinture. L’une de mes récentes préoccupations a été de tenter de traiter ces deux éléments sous la forme d’un phénomène unique, en prenant comme archétype la notion de l’idéogramme oriental23. » L’idéogramme soulève donc de nombreuses questions dans son rapport avec  les composantes traditionnelles du cinéma, à savoir le scénario, le profilmique et l’image.

Des relations d’objets

42Auteur autant de textes que d’images, le réalisateur britannique laisse s’établir entre les objets de lecture et les films une relation intime et productive. Cette relation est possible grâce à la mise en place d’un statut renouvelé de l’objet livre. Au travers d’une utilisation complexe du catalogue d’exposition, Greenaway fait de ce qui n’est initialement qu’un média d’accompagnement, un véritable objet d’art. La richesse et l’originalité des textes, ainsi que la recherche formelle sensible dans les mises en pages et la complexité de l’organisation des matériaux qu’elle contient, font des catalogues greenawayens des objets uniques, des prolongements autonomes de la réflexion menée par le réalisateur. Le livre est donc à la fois un outil d’accompagnement du visiteur dans son processus d’appropriation des artefacts, et un objet artistique obéissant à sa propre logique, valant toujours après et hors de l’exposition.

43Les scripts des films déjà réalisés sont également donnés à voir au public dans plusieurs de ces expositions. Ce statut du scénario donné à voir et à lire n’est pas sans rappeler les ciné-romans d’Alain Robbe-Grillet24. Mais une nuance importante distingue la démarche du cinéaste britannique de celle du romancier français. Les scripts de Greenaway sont en effet plus donnés à voir qu’à lire. Selon la description d’Alan Woods, le script d’un film entretient avec le réel une relation complexe : « The script orders image and actions ; it requires real things to be placed and real bodies to perform in real spaces. Not simply so, certainly, and in many different ways, with many different balances between documentation and fiction : the naming of a place in a script can mean either (or, at different times, both) the visiting of the place named (if, like Rome, it exists) or the creation or recreation of that place on set25. »

44Tansgénétique par nature, le script entretient une distance variable avec le profilmique utilisé. Greenaway, qui publie régulièrement ses scénarios, semble considérer l’étape du montage comme celle qui pervertit immanquablement le script. Le tournage serait ainsi conforme à ce dernier mais le résultat final, ayant subi l’étape du montage, produit un objet parfois éloigné des intentions du réalisateur.

45Il semble que le script ne constitue pas uniquement un objet compensatoire visant à rétablir l’intégrité supposée de l’œuvre dans un état non dégradé par les contraintes matérielles et commerciales. En effet, le scénario ne renvoie pas au tournage, mais à la diégèse du film. Le profilmique est, par obligation, non conforme à cette diégèse, ne serait-ce que pour des raisons éthiques, comme le souligne Alan Woods : « And there are areas where, it is understood, the instructions means exactly what it says (« he takes off his clothes ») and areas where it doesn’t (« they have sex » ; « she kills him »)26. » Greenaway abuse d’ailleurs de cette convention en traitant exactement les archives de la mairie de Paris utilisées dans Death in the Seine comme un script conventionnel et jouant, non pas de leur valeur documentaire, mais de leur statut de scénario. Ainsi les morts ne sont-ils pas vraiment joués par les acteurs qui s’autorisent parfois quelques mouvements. Les morts sont en mention, leur corporéité et la situation créée autour d’eux par la désignation du script, suffisent à enclencher le signifié, même si le signifiant se révèle poreux et déficient.

46Grâce à l’entretien scrupuleux d’un « réservoir » référentiel constitué d’un réseau narratif complexe médiatisé par l’écrit comme par le cinéma (et d’autres matières d’expression), Greenaway réussit la prouesse qui consiste à restituer a posteriori son cotexte diégétique d’origine à une citation. En faisant apparaître à l’écran de ZOO son article The Obscene Animals Enclosure27, il rend aux illustrations de cet article – des grenouilles membrées de phallus improbables – leur cotexte original, à savoir, le zoo d’Amsterdam. Cette re-cotextualisation est intermédiale et en partie métaphorique. Elle démontre cependant, dans un univers de références multiples, la possibilité d’insérer un objet exogène sans la moindre négociation avec l’autorité du texte. Elle se fonde par ailleurs sur une relation naturalisée non pas entre un texte et son adaptation filmique, mais entre un objet profilmique et sa source réelle, à savoir : un texte imprimé.

47De même, il faut citer Gold28, un roman non pas tiré, mais interpolé à partir de la trilogie filmique The Tulse Luper Suitcases29. Le personnage principal du film, dénommé Tulse Luper, n’apparaît plus dans le roman. Ce dernier aboutit cependant à la mise en place des circonstances qui conditionneront les péripéties majeures de la vie de Luper.

48Ces deux derniers exemples suggèrent par ailleurs que la circulation ne se fait pas le plus souvent du texte au film, mais dans les deux directions. Greenaway n’est pas un cinéaste en manque de scénario, mais un faiseur de narration qui trouve à exprimer son matériau presque indifféremment dans l’une ou l’autre des matières d’expression à sa disposition. La circulation est donc totalement naturalisée. Elle existe d’ailleurs probablement au stade de la pré-écriture, dans ces objets que l’on a coutume de nommer scénarii, et qui sont chez le réalisateur britannique des catalogues de bribes narratives, mais aussi d’images, de dessins, de diagrammes divers.

4929 The Tulse Luper Ssuitcases One : The Moab Story,2000 ; The Tulse Luper Suitcases Two : From Vaux to the Sea, 2004 ; The Tulse Luper SuitcasesThree : From Sark to Finish, 2004.