Fabula-LhT
ISSN 2100-0689

Dossier
Fabula-LhT n° 10
L'Aventure poétique
Jonathan Culler

Pour la poétique

1Quelle meilleure façon de célébrer les 40 ans de la revue Poétique que par une interrogation de l’avenir de la poétique ? Née de la révolution dans les études littéraires et dans les sciences humaines en général inaugurée par le modèle linguistique du structuralisme, cette revue, par son titre même, annonçait la rénovation d’une tradition vénérable mais quelque peu tombée en désuétude au xxe siècle. Pour celui qui prenait au sérieux le modèle linguistique dont s’inspirait toute une série de recherches structuralistes, il était évident que les études littéraires devaient aboutir à une poétique, ou, pour le moins, la prendre comme horizon à viser. La linguistique ne cherche pas à proposer de nouvelles interprétations des phrases d’une langue ; elle n’essaie pas de nous montrer que nous nous sommes trompés jusqu’ici sur le sens de telle ou telle phrase, qui aurait en fait une signification beaucoup plus profonde. Au contraire, elle prend les phrases d’une langue, avec leurs significations, comme des données à expliquer, en essayant de reconstruire le système de règles et de conventions qui les rend possibles. Ce serait donc tout le contraire d’une herméneutique qui prend comme données les textes, dont il faut chercher la signification. Une poétique commence avec la signification ou les significations multiples des œuvres et se demande quelle est la nature des systèmes qui les rendent possibles. Une poétique qui serait à la littérature ce que la linguistique est à la langue ne serait nullement une herméneutique1.

2Dans ses premières années, Poétique rassemblait beaucoup de textes qui pourraient contribuer à une poétique, y compris des traductions des textes des théoriciens étrangers (Northrop Frye, Hans Robert Jauss, Wolfgang Kayser, Paul de Man, Roman Jakobson, Jan Mukarovsky, Juri Tynianov). Dans Bardadrac, Gérard Genette note que Tzvetan Todorov et lui avaient fait un effort pour rassembler les textes des « vieux structuralistes » ou « pré-structuralistes » – « une manière de nous sacrer nous-mêmes « jeunes structuralistes ou structuralistes tout court et sans trait d’union »2. Projet réussi, il faut le dire. Et beaucoup de ces jeunes structuralistes inscrivaient résolument leurs travaux dans la perspective d’une poétique, plutôt que de l’interprétation des textes : Genette et Todorov eux-mêmes, et Roland Barthes, bien sûr, mais aussi, parmi d’autres, Mieke Bal, Claude Bremond, Jean Cohen, Philippe Hamon, Laurent Jenny, Gerald Prince, Jean Ricardou, Michael Riffaterre, Françoise van Rossom-Guyon, dans les premières années de la revue.

3Roland Barthes est un cas un peu particulier : archi-structuraliste par ses travaux de sémiologie et de narratologie, il avait défendu la cause de la poétique dans Critique et vérité – un des moins lus de ses livres, on se l’imagine – où il distinguait

deux discours qui ne doivent être en aucun cas confondus, car ils n’ont ni le même objet ni les mêmes sanctions. On peut proposer d’appeler science de la littérature ce discours général dont l’objet est non pas tel sens mais la pluralité même des sens de l’œuvre, et critique littéraire, cet autre discours qui assume ouvertement, à ses risques, l’intention de donner un sens particulier à l’œuvre3.

4Cette science de la littérature est posée comme une possibilité future (« si elle existe un jour ») mais il en donne le programme de façon impeccable : elle serait « une science des conditions du contenu, c’est-à-dire des formes ». Adoptant le modèle linguistique, elle prendra pour objet l’intelligibilité des œuvres : « elle ne donnera ni même ne retrouvera aucun sens, mais décrira selon quelle logique les sens sont engendrés d’une manière qui puisse être acceptée par la logique symbolique des hommes, tout comme les phrases de la langue française sont acceptées par “le sentiment linguistique” des Français4 ».

5Tout comme quelques textes des Essais critiques, ce petit livre, Critique et vérité, était d’une lucidité méthodologique faite pour inspirer, mais ceux d’entre nous qui s’en inspiraient à l’époque auraient dû peut-être soupçonner qu’en remettant cette science de la littérature au futur Barthes marquait pour lui-même une certaine distance à l’égard de son programme, où en effet il ne se lança jamais de plein cœur. Ce qui l’intéressait n’était pas la science d’une poétique mais les analyses de texte, comme il le disait dans l’essai qui inaugurait le premier numéro de Poétique, « Par où commencer ». Dans cet article, il suppose que l’on veuille entreprendre « l’analyse structurale d’une œuvre littéraire », et il explique fort bien que pour ce faire, il faut « partir d’une certaine condensation du sens » ; mais ce qui l’intéresse est moins une meilleure compréhension des codes et des conventions du discours littéraire qu’une analyse du texte qui consiste « à dissiper, reculer, démultiplier, ou faire partir les premiers contenus sous l’action d’une science formelle »5. Dans S/Z, Barthes avait décrit en détail le fonctionnement des cinq codes qu’il aurait découverts, mais il n’a jamais essayé ensuite d’en prolonger l’analyse pour en tirer cette science de la littérature auparavant envisagée, et S/Z lui-même succombe à la fin, d’une certaine façon, à la tentation de l’herméneutique. Barthes conclut en effet son analyse de « Sarrasine » ainsi :

il est mortel, dit le texte, de lever le trait séparateur, la barre paradigmatique, qui permet au sens de fonctionner (c’est le mur de l’antithèse), à la vie de se reproduire (c’est l’opposition des sexes), aux biens de se protéger (c’est la règle du contrat). En somme la nouvelle représente (nous sommes dans un art du lisible) un effondrement généralisé des économies… Sarrasine représente le trouble même de la représentation, la circulation dérèglée (pandémique) des signes, des sexes, des fortunes6.

6Un des principaux obstacles à la poétique, en France comme ailleurs, est la tentation de l’herméneutique. Si l’on s’intéresse à la littérature, c’est parce que l’on a des expériences de lecture qui donnent à réfléchir, et, dans la mesure où les textes littéraires sont énigmatiques, il est naturel de vouloir en expliciter le sens. Ces textes semblent appeler le commentaire. Et souvent les critiques qui déclarent au départ d’une analyse qu’ils ne vont pas chercher le sens d’un texte, mais seulement essayer d’en dégager le fonctionnement, finissent par suggérer, tout comme Barthes à la fin de S/Z, qu’en réalité ce texte a quelque chose à nous dire à propos des codes et des protocoles de signification qu’on en a dégagés. Rien n’est plus commun que de voir le soi-disant poéticien offrir à la fin une interprétation, selon laquelle l’œuvre nous offrirait une réflexion sur les problèmes du langage et de la signification.

7Comme se doit l’éditeur d’une revue intitulée Poétique, Michel Charles a continué à insister sur la distinction entre herméneutique et poétique ou, comme il préfère l’appeler pour lui donner tout son poids historique, la rhétorique. Selon lui, l’élaboration de la notion de texte, comme objet de l’analyse, a disposé notre ère à l’herméneutique ou au commentaire, plutôt qu’à la rhétorique ou à la poétique, car, pour celles-ci, tout texte aurait pu être différent ; elles sont des sciences des discours possibles, tandis qu’en vénérant le texte et le prenant comme donné, nous nous condamnons au commentaire : « On pourrait fort bien soutenir que la promotion moderne du texte est un très grand obstacle à la réflexion théorique7 ».

8Un exemple particulièrement intéressant de cette tension entre valorisation du texte et analyse qui pourrait contribuer à une poétique est un article célèbre de Paul de Man, publié dans Poétique en 1985 : « Anthropomorphisme et trope dans la poésie lyrique ». Le titre nous fait attendre une analyse rhétorique des structures d’un genre, et il y a de cela. Mais de Man, comme à son habitude, procède à l’analyse d’un texte. Mettant côte à côte les sonnets « Correspondances » et « Obsession » de Baudelaire, de Man déclare qu’« Obsession » n’est pas une réponse à « Correspondances » mais une lecture lyrique [lyrical reading] de « Correspondances » – qui traduit en intelligibilité lyrique l’énigme de « Correspondances ». C’est à dire qu’« Obsession » le réécrit pour le rendre intelligible dans les termes des protocoles d’interprétation et des conventions de la poésie lyrique.

9« Correspondances » a souvent été interprété comme un art poétique de Baudelaire – que ce soit un Baudelaire encore attaché (dans les quatrains) à un mysticisme swedenborgienne ou un Baudelaire virant (dans les tercets) vers une poétique des symbolistes8 :

La Nature est un temple où de vivants piliers
Laissent parfois sortir de confuses paroles ;
L’homme y passe à travers des forêts de symboles
Qui l’observent avec des regards familiers.

Comme de longs échos qui de loin se confondent
Dans une ténébreuse et profonde unité,
Vaste comme la nuit et comme la clarté,
Les parfums, les couleurs et les sons se répondent.

Il est des parfums frais comme des chairs d’enfants,
Doux comme les hautbois, verts comme les prairies,
- Et d’autres, corrompus, riches et triomphants,

Ayant l’expansion des choses infinies,
Comme l’ambre, le musc, le benjoin et l’encens,
Qui chantent les transports de l’esprit et des sens.

10L’interprétation de « Correspondances » que propose de Man souligne le mouvement des tercets, qui au lieu de nous donner des correspondances symboliques, des rapports médiatisés par des comme de comparaison, finissent avec ce qu’il appelle un comme d’énumération : « Et d’autres (…) Comme l’ambre le musc le benjoin et l’encens .» « Ce comme n’est pas un comme comme les autres », déclare de Man9. C’est un comme qui veut dire « par exemple ». Les affirmations des rapports entre le matériel et le spirituel du début du sonnet sont remplacées par ce que de Man appelle un bégaiement (stutter), une liste ouverte de parfums qui ne rentrent pas dans des schèmes de transcendance symbolique. Mais passons à « Obsession », cette lecture lyrique de « Correspondances » :

Grands bois, vous m’effrayez comme des cathédrales,
Vous hurlez comme l’orgue; et dans nos cœurs maudits,
Chambres d’éternel deuil où vibrent de vieux râles,
Répondent les échos de vos De profundis

Je te hais, Océan ! tes bonds et tes tumultes,
Mon esprit les retrouve en lui ; ce rire amer
De l’homme vaincu, plein de sanglots et d’insultes,
Je l’entends dans le rire énorme de la mer.

Comme tu me plairais, ô nuit ! sans ces étoiles
Dont la lumière parle un langage connu !
Car je cherche le vide, et le noir, et le nu !

Mais les ténèbres sont elles-mêmes des toiles
Où vivent, jaillissant de mon œil par milliers,
Des êtres disparus aux regards familiers.

11L’affirmation du début de « Correspondances » est transformée en apostrophe qui s’adresse à ces bois. La série d’apostrophes aux bois, à l’océan et à la nuit établit un rapport spéculaire entre un sujet-énonciateur et ces objets naturels, de sorte que la prosopopée attribue une voix aux bois. L’image surréelle de « Correspondances », où « de vivants piliers/ Laissent parfois sortir de confuses paroles » est naturalisée dans le deuxième sonnet, où il devient, par ce que le sonnet nomme « obsession », le hurlement terrifiant des bois. Tandis que « Correspondances » constate une série d’équivalences sans les mettre en rapport avec un sujet humain, « Obsession » établit des rapports entre l’homme et la nature et entre l’intérieur et l’extérieur, de sorte que des qualités, comme des échos, peuvent être échangées ; puis le poème pose la question de savoir si ces qualités sont projetées de l’extérieur à l’intérieur (tes bonds et tes tumultes, mon esprit les retrouve en lui) ou de l’intérieur à l’extérieur (Mais les ténèbres sont elles-mêmes des toiles/ Où vivent, jaillissant de mon œil par milliers,/ Des êtres disparus aux regards familiers).

12Ce sonnet autoréflexif commence donc avec les mêmes rapports entre le naturel et le spirituel et thématise, d’une façon ironique, la tendance de l’imagination poétique lyrique à se retrouver dans la nature, tout en mettant vivement en œuvre cette disposition. La comparaison conventionnelle des cathédrales aux forêts (la nature est un temple) est ici reprise par une voix – un sujet énonciateur – qui trouve ce rapport terrifiant plutôt qu’exaltant et qui trouve le rire de la mer « amer ». Quand la nature est animée par l’imagination et l’invocation lyrique, les étoiles peuvent parler un langage connu – cela a été, en quelque sorte, le souhait impossible du lyrisme – et même le noir d’une nuit sans étoiles devient un écran sur lequel se trouve projeté ce qui obsède. « Obsession » constitue alors les rapports spéculaires entre le sujet et la nature qu’on aurait pu présumer dans « Correspondances » mais qui y étaient laissés dans l’ombre. La poésie lyrique, qui cherche à s’adresser à l’autre, crée un passage entre l’intérieur et l’extérieur, mais, dans ce cas, une poésie moderne, trop consciente de la prétention de la rhétorique poétique à postuler et à transformer un monde, se rend compte que l’imagination peut être une source de tourments aussi bien que d’exaltation ou de réassurance (on pense à « Alchimie de la douleur », par exemple) – bien qu’un esprit moderne tel que Baudelaire puisse prendre un plaisir pervers à se tourmenter par ces structurations négatives hyperboliques. Ce n’est pas seulement que, comme le dit Pétrarque, cantando il duol si disacerba (chantant, la peine devient moins amère) – mais que l’énonciateur des formules telles que « Grand bois, vous m’effrayez comme des cathédrales ! » peut prendre plaisir à se dramatiser par ces hyperboles. C’est fortifiant, vivifiant, plutôt que déprimant, que de déclamer sa condition dans des termes qui entraînent tout l’univers dans son obsession. Et les lecteurs de ces hyperboles poétiques prennent du plaisir aussi à donner voix à ces lamentations.

13Selon de Man, « Obsession » traduit « Correspondances » en texte intelligible, au moyen de structures spéculaires – symétrie entre le sujet et l’objet – qui peuvent toujours être interprétées en termes psychologiques, comme l’obsession d’un sujet. Par exemple, les assertions énigmatiques de « Correspondances » selon lesquelles « Les parfums, les couleurs, et les sons se répondent » sont transformées dans « Obsession » en discours explicite des bois et des étoiles – ce qui semble tout à fait naturel dans le contexte des analogies entre l’intérieur et l’extérieur. Thématiquement, écrit de Man, nous lisons « Obsession » comme une intériorisation de « Correspondances » et comme une négation de la positivité d’une réalité extérieure, mais il est tout aussi plausible de considérer « Obsession » comme la mise en évidence, comme l’extériorisation du sujet qui demeure caché dans « Correspondances ». La naturalisation qui parait être un mouvement du dedans vers le dehors, autorise une vraisemblance affective qui va dans la direction opposée10. C’est-à-dire qu’« Obsession » nous installe dans le régime de la poésie lyrique, où ces renversements font loi.

14En traitant « Obsession » comme une lecture lyrique de « Correspondance », de Man suggère que Baudelaire a obligeamment fourni ces deux sonnets, pour le profit, sans aucun doute, des professeurs invités dans l’avenir à discourir sur la nature de la poésie lyrique. Il poursuit :

Ce que nous appelons poésie lyrique, l’instance de la voix représentée, énonce de manière commode les caractéristiques rhétoriques et thématiques qui en font le paradigme d’une relation complémentaire entre grammaire, trope, et thème. Cet ensemble de caractéristiques comprend les divers moments et structures que nous avons rencontrés en route : symétrie spéculaire le long d’un axe d’assertion et de négation (à laquelle correspondent les images en miroir, du point de vue des genres, de l’ode comme célébration et de l’élégie comme deuil), transformation grammaticale du mode déclaratif en modes vocatifs (interrogation, exclamation, adresse, hypothèse, etc.), transformation tropologique de l’analogie en apostrophe, ou la transformation plus générale… du trope en anthropomorphisme11.

15Nous avons ici un recensement de plusieurs paramètres du genre lyrique, qui sont en jeu entre les deux textes. Les assertions impersonnelles de « Correspondances » se sont transformées en discours d’un sujet qui produit un univers affectif et obsessionnel, avec les renversements de valeurs, à qui on s’adresse et qui répond. Toutefois, conclut de Man, la poésie lyrique n’est pas un genre mais un nom parmi d’autres pour un mouvement défensif de la compréhension, la possibilité d’une herméneutique future. Ou encore : « Des termes génériques tels que “poésie lyrique”… [tout simplement lyric en anglais], tout comme des termes des périodes pseudo-historiques, tels que “romantisme” ou “classicisme”, sont toujours des termes de résistance et de nostalgie, aussi loin que possible de la matérialité de l’histoire réelle12 ».

16Qu’est-ce que cela veut dire ? Si l’on pense à la théorie des genres de Tzvetan Todorov dans l’Introduction à la littérature fantastique, où le fantastique est défini en termes de protocoles d’interprétation, stratégies de lecture (en particulier, l’hésitation entre une explication surnaturelle et une explication naturelle), on pourrait comprendre la poésie lyrique – ou tout genre – comme un ensemble de stratégies pour rendre intelligible un texte (par exemple, selon l’une des définitions du lyrique, l’interpréter comme l’expression en principe affectif d’un sujet face au monde, dont il essaie de réduire l’altérité en le produisant comme l’objet de son discours). Ce serait un mouvement défensif et nostalgique de la compréhension – une façon de se défendre contre le non-sens en le traduisant en indifférence, par exemple. L’indifférence est une position affective et relationnelle, quoique négative, et donc préférable au non-sens. Dans une telle perspective, les textes n’appartiendraient pas à des genres mais seraient lus selon les protocoles d’un genre ou d’un autre.

17Bien que de Man n’ait aucune confiance dans les catégories génériques ou les périodisations, on ne peut pas lui attribuer la conception que je viens d’esquisser comme étant sa théorie du genre, surtout parce qu’il parle souvent comme s’il y avait en effet des poèmes lyriques. « Obsession », serait un lyric, tandis que « Correspondance » ne l’est pas : « il n’y a pas de terme disponible pour nous dire ce que pourrait bien être “Correspondances”. Tout ce que nous savons, c’est que ce n’est pas, nous y insistons, une poésie lyrique. Pourtant, à lui seul il contient, implique, produit, engendre, permet (ou tout autre métaphore verbale aberrante que l’on peut choisir) la possibilité intégrale de la poésie lyrique ». Il implique ou engendre, par exemple, « Obsession », qui est une lecture lyrique de l’inintelligible de « Correspondances ». Et quand de Man nous dit qu’« [a]ucune poésie lyrique ne peut être lu lyriquement13 », il indique qu’il existe des poèmes lyriques – mais que « Correspondances » n’est pas de cette catégorie.

18Cet argument quelque peu contradictoire relève, il me semble, de la valorisation du texte, qui, dans la mesure où il mérite toute notre attention, est censé échapper à toute catégorie et en démontrer l’insuffisance, même la naïveté. « Correspondance » serait un grand poème dans la mesure où l’on peut dire qu’il déjoue toute catégorisation, qu’il n’y a pas de nom pour ce qu’il est. Mais la nécessité même des catégories génériques pour produire le discours critique de de Man nous montre qu’on ne doit pas pour autant abandonner la poétique pour l’herméneutique. Dans la mesure où un sonnet comme « Correspondances » contient, implique, engendre ou permet les possibilités de la poésie lyrique, il s’attache au genre ; il ne doit pas être séparé de ce genre, qui est par nature contestataire, divisé contre lui-même, comprenant, par exemple, le pétrarquisme et l’anti-pétrarquisme, l’affect et le refus apparent de l’affect, et donc l’inintelligible et sa transformation (peut-être fallacieuse) en intelligibilité, qui peut toujours être ironique. L’essentiel est de ne pas perdre de vue ces différences, ces contestations à l’intérieur du genre dans le souhait d’arriver à une définition ou à une caractérisation plus précises des qualités du genre. Après tout, on peut déroger même aux caractéristiques apparemment les plus fondamentales, comme d’être court et non-narratif : les poèmes lyriques peuvent se permettre de la narration – surtout l’anecdotique – et peuvent se prolonger sans pour autant s’exclure définitivement du genre, pourvu qu’ils gardent des ressemblances de famille, pour citer la fameuse structure de définition des concepts de Wittgenstein.

19Quoique son nom s’affiche en vedette parmi les théoriciens de l’époque de Poétique, de Man s’est toujours montré assez résistant aux projets qui s’axaient sur le modèle linguistique, insistant que le texte doit être lu, interprété. Son grand article théorique, « Sémiologie et Rhétorique », distingue ces deux modèles : la sémiologie voudrait traiter les éléments d’un texte comme les composantes d’une langue pour en faire la grammaire, tandis que la rhétorique reconnaît que toute figure demande à être interprétée. De Man reproche aux poéticiens français d’essayer d’assimiler la rhétorique à la grammaire dans une perspective sémiologique : « Dans leurs analyses littéraires, Barthes, Genette, Todorov, Greimas et leurs disciples simplifient et régressent tous par rapport à Jakobson en permettant à la grammaire et à la rhétorique de fonctionner en parfaite continuité et en passant des structures grammaticales aux structures rhétoriques sans difficulté ni ruptures14. » On retrouve donc, dans son œuvre, une résistance à la poétique, malgré son intérêt pour les questions générales du langage littéraire et des structures rhétoriques. Les analyses de de Man contribuent beaucoup à une poétique, dans leur réflexions sur le fonctionnement des structures rhétoriques dans des textes littéraires, mais celui-ci affiche une forte tendance à l’herméneutique, bien que ce soit une herméneutique qui nous amène souvent à l’aporie.

20Cette tendance à l’herméneutique est peut-être même plus forte aux États-Unis qu’en France. Il y a pour cela deux raisons, je crois, qui se renforcent. D’abord, les États-Unis ont connu après la seconde guerre mondiale un grand mouvement de rénovation dans les études littéraires qui résistait à la philologie, à l’histoire littéraire et à l’étude des textes commençant avec les auteurs et leur biographie. Ce qu’on appelle le « New Criticism », qui l’avait emporté sur l’histoire littéraire et sur la critique à tendance biographique, avait déjà accompli aux États-Unis une partie de la libération du discours critique d’une approche historique, libération que visait le structuralisme en France, mais il l’avait fait sans un grand appareil théorique. La théorie du New Criticism était surtout négative : il ne faut pas présumer que la signification d’une œuvre est ce que l’auteur aurait « voulu dire ». Ceci est l’« intentional fallacy », l’erreur d’intention : on ne découvre pas le sens en consultant l’oracle. Ce qui est proposé à la place de l’étude des auteurs est une « close reading », la lecture qui prend son temps et fait attention à tous les détails du langage du texte, comme si un contact direct, non-médiatisé, suffisait à en dégager le sens. Mais le présupposé majeur du New Criticism était que l’interprétation du texte était le but des études littéraires. Il fallait interpréter des textes, plutôt qu’apprendre une histoire de l’évolution de la littérature nationale, par exemple. Le mouvement du New Criticism avait réussi à installer dans les études littéraires comme présupposé fondamental que l’enjeu des études littéraires était d’arriver à des interprétations supérieures et nouvelles. Donc, au moment de l’arrivée du structuralisme, la question que l’on posait aux États-Unis à ces méthodes nouvelles était toujours celle de savoir si tout cela peut vraiment nous aider à produire une interprétation meilleure (à la fois nouvelle et vraisemblable) d’un texte quelconque.

21Le deuxième facteur qui disposait contre la poétique, aux États-Unis, était l’invention du poststructuralisme, juste au moment où commençait la réception du structuralisme, avec ses projets en sciences humaines. La critique du structuralisme avancée par Derrida, par exemple, et la tradition états-unienne qui opposait les études littéraires, historiques et culturelles à toute science, faisaient qu’au lieu d’être ouvert à l’idée des sciences humaines, parmi lesquelles les études littéraires auraient eu une place de choix, on résistait à l’idée qu’une science quelconque pourrait nous apprendre quoi que ce soit sur les textes littéraires, par nature réfractaires à toute science. (Le fait qu’en anglais « science » veuille dire non pas pensée systématique mais recherche empirique et la plupart du temps expérimentale, y était pour quelque chose). Le New Criticism s’était en partie construit autour de l’idée qu’il fallait lutter contre une tendance scientifique-matérialiste moderne qui ne comprenait rien aux valeurs proprement humaines représentées par la littérature. Ainsi accepta-t-on très vite aux États-Unis l’idée que le structuralisme était un scientisme dont l’insuffisance avait été démontré par Derrida entre autres, et beaucoup de ceux qui en France étaient traités de structuralistes – Barthes, Lacan, et Foucault, surtout – se sont vus rebaptisés poststructuralistes en Amérique. Le résultat de ce changement d’appellation était non seulement qu’on se sentait plus au courant, plus avancé (le structuralisme ? – C’est déjà périmé !), mais qu’en plus, on avait toute licence pour ignorer les projets systématisants du structuralisme, comme celui de la poétique, pour en rester à l’herméneutique.

22Aujourd’hui il y a un autre obstacle – en dehors du présupposé selon lequel l’interprétation de l’œuvre est le but et la preuve de validité de tout discours critique. L’historicisme trouve des cibles faciles dans la poétique, dans la mesure où celle-ci veut éclaircir des catégories générales : comment fonctionne le discours romanesque, la poésie lyrique, l’autobiographie ; quelles en sont les conventions ? Les critiques à tendance historisante ont beau jeu de déclarer que nos objets sont illusoires, non-existants, que nous essayons de créer des catégories trans-historiques, voire universelles, tandis que ce qu’on entend par roman en 1780 a très peu en commun avec ce qu’on entend roman en 1980. (Ce qui pourrait être vrai mais ce qui demande quand même un certain travail poétique pour le démontrer).

23Dans le cas qui me concerne le plus directement, l’étude de la poésie lyrique, par exemple, il existe un mouvement historisant du « New Lyric Studies » qui s’intéresse surtout aux conceptions de la poésie au xixe siècle aux États-Unis et en Grande-Bretagne, aux débats sur des questions prosodiques (historical prosody) et aux pratiques matérielles de la circulation des discours dites poétiques aux xixe15. En 1999, Virginia Jackson et Yopie Prins ont publié un manifeste, « Lyrical Studies », qui propose « une approche proprement historique à la poésie lyrique », rejetant les catégories développées par la critique littéraire actuelle16. Dans son étude de la poésie d’Emily Dickinson, Jackson reprend la notion de « lyrical reading » (lecture lyrique) élaborée par de Man dans « Anthropomorphisme et trope dans la poésie lyrique ». Pour de Man, on s’en souvient, « Obsession » serait une lecture lyrique de « Correspondances » qui transforme celui-ci en un poème qui est intelligible selon les protocoles du genre lyrique. Pour Jackson, il y a un processus de « lyrical reading » ou « lyricization » par lequel les divers modèles d’écriture que pratiquait Emily Dickinson ont été transformés par des éditeurs et ensuite par des critiques littéraires en poèmes lyriques. Selon elle, c’est la critique du xxe siècle qui aurait fait de Dickinson un poète lyrique, tandis que pour Dickinson le vers qu’elle produisait faisait partie de son activité quotidienne, quand elle travaillait dans le jardin, écrivait des lettres à des amis, ou prenait des notes dans son journal. Un exemple tout à fait littéral de cette transformation : l’édition de 1955 des poèmes de Dickinson prend un morceau d’une lettre à son frère, où on pouvait apercevoir des rimes et une régularité métrique, et le présente comme un poème. C’est un exemple frappant qu’il vaut la peine de citer :

There is another sky,
Ever serene and fair,
And there is another sunshine,
Though it be darkness there ;
Never mind faded forests, Austin,
Never mind silent fields –
Here is a little forest,
Whose leaf is ever green ;
Here is a brighter garden,
Where not a frost has been ;
In its unfading flowers
I hear the bright bee hum ;
Prithee my brother,
Into my garden come17.

24Dans les 25 ans qui ont suivi, montre Jackson, ce poème a été interprété comme un poème d’amour, lu selon une conception du genre lyrique, où un persona-femme exprime son affectivité. Pour Jackson, ceci est un exemple très concret d’un phénomène général : c’est la critique littéraire qui prend des écrits et en fait des poèmes lyriques, selon les modèles en vogue. La poésie lyrique prend forme selon des pratiques de lecture et d’interprétation qui deviennent la critique littéraire de notre siècle. Dans ce processus, écrit-elle,

les sous-genres poétiques s’effondrent dans les poèmes lyriques romantiques expressives. Les divers modes de circulation des discours poétiques – manuscrits, cycles de chansons, libretti, lettres, livres en quarto, manuels de récitation, annuaires, livres de présentation, journaux, anthologies – ont tendance à disparaitre derrière une scène de lecture idéalisée qui s’identifie progressivement avec un mode d’expression idéalisé18.

25Virginia Jackson demande une histoire critique de ce processus qu’elle appelle lyricization, ce qui serait tout à fait intéressant. Là où nous ne sommes pas d’accord, c’est qu’elle paraît vouloir dissoudre le concept d’un genre lyrique, pour revenir à toutes les pratiques historiques matérielles de production et de circulation des vers. On peut espérer, au contraire, qu’une histoire critique de la lyricization nous amène à une compréhension plus avancée et à une conception plus large de la tradition lyrique. Il est notable que Jackson n’essaie pas de repartir des poèmes de Dickinson selon de catégories génériques plus précises ou plus adéquates. Elle ne nous dit pas comment nous devons cerner ces textes, auxquels elle ne refuse pas en fin de compte le nom de « lyrique ». Ce qu’elle propose serait plutôt une critique de toute opération par laquelle nous essayons de catégoriser ces textes. En effet, dans la perspective historiciste, le geste critique, celui de déplorer l’anachronisme des catégories des autres, est beaucoup plus facile que celui de construire des nouvelles catégories qui avanceraient la compréhension des phénomènes littéraires. Très peu des poèmes de Dickinson ont été publiés de son vivant, mais est-ce que cela veut dire que nous ne devrions pas traiter ses textes comme des poèmes qui se détachent de leur contexte de composition ? Si nous pensons qu’ils ont de la valeur, c’est qu’ils accueillent une lecture littéraire. L’essentiel, alors, serait de disposer d’un modèle de la poésie lyrique qui ne réduit pas tout poème ni à l’expression de la passion de l’auteur (le modèle romantique), ni à un monologue dramatique d’un personnage fictif (une « persona » locuteur) dont il faudrait reconstituer la situation et la motivation. (Ce dernier modèle semble être devenu dominant dans le monde anglo-saxon, mais cela serait une autre histoire).

26Le cas de la poésie lyrique est particulièrement intéressant pour la poétique parce qu’il existe une tradition très riche, de Sapho à Bonnefoy, sans un concept générique bien défini, comme la tragédie ou l’épopée. Puisque la Poétique d’Aristote se fonde sur la mimèsis, elle ne traite que la poésie mimétique et laisse de côté des poèmes que ses successeurs traitent de lyrique, comme ceux de Sapho ou de Pindare. (Aristote connaissait bien la poésie lyrique, parce qu’il en cite souvent des vers dans sa Rhétorique, par exemple). Horace avait beau avoir l’ambition de se compter parmi les neuf lyrici vates canoniques (Sapho, Alcaeus, Anacréon, Pindare, etc.), le concept de poésie lyrique ne s’est guère développé, et de Quintilien aux critiques de la Renaissance, la poésie lyrique, représentée surtout par l’ode, est un genre parmi d’autres, dont la liste varie mais qui comprend généralement l’iambique, l’élégiaque, le satirique, l’idylle. Avec l’invention du sonnet et son foisonnement depuis Pétrarque, il se crée une disproportion entre l’importance pour la littérature des formes lyriques, comme le sonnet, la sestina, la canzone, et la catégorie descriptive du lyrique lui-même, qui tend à rester liée aux restrictions de l’héritage classique. Selon Gustavo Guerrero, qui en a fait la meilleure histoire, ce sont les critiques italiens du xvie siècle qui ont peu à peu développé un concept de la poésie lyrique pour rendre compte de la pratique actuelle et pour l’élever au niveau de la poésie dramatique et de l’épopée19. Dans la pratique poétique, le lien entre des formes comme le sonnet et la subjectivité de l’énonciateur, le sujet de l’énonciation, se raffermit, créant les bases pour les conceptions ultérieures de la poésie lyrique.

27C’est Charles Batteux, au xviiie siècle, qui aurait attribué à Aristote le schéma triadique : lyrique, épique, dramatique – prenant le dithyrambe comme le représentant d’un genre, la poésie lyrique, et faisant rentrer celle-ci dans le schéma aristotélicien en l’affectant d’une mimèsis : l’imitation d’une expérience intense et affective, imitation des sentiments20. Le nouveau système, écrit Genette dans son excellente petite analyse du problème, s’est donc substitué à l’ancien par un jeu de glissements, de substitutions, et de réinterprétations inconscientes ou inavouées, qui permettent de le présenter, non sans abus mais sans scandale, comme « conforme à la doctrine classique21 ». C’est la période romantique qui a développé cette conception du lyrique comme égal à l’épopée et à la tragédie, et avec la nouvelle importance de la catégorie philosophique du sujet, le mode d’énonciation, ce qui distinguait les trois grandes catégories chez Platon, se trouve réinterprété en termes de sujet et d’objet. Dans le cadre de cette nouvelle distribution, la forme lyrique, énonciation par le poète, sera subjective, tandis que l’épopée et le drame seront l’un objectif et l’autre mixte (à la fois subjectif et objectif), bien que les théoriciens ne soient pas d’accord sur la question de savoir lequel des deux est objectif et l’autre mixte.

28Hegel définit les grands genres de la poésie selon leur représentation du monde, et chacun est inscrit dans un développement historique. Dans la poésie lyrique, le contenu n’est pas l’objet, mais le sujet en tant que tel, l’esprit qui réfléchit et ressent : le poète doit absorber en lui-même le monde entier d’objets et de circonstances et les imprimer dans sa conscience intérieure. Le véritable sujet de la poésie lyrique devient, alors, l’Innerlichkeit du sujet : l’esprit, se détachant des objets, se replie sur lui-même, regarde dans sa propre conscience, et donne satisfaction au besoin qui le sollicite de se représenter, non la réalité extérieure… mais le fond de sa pensée et les mouvements de sa vie intime22. Mais, selon Hegel, la révélation de l’âme doit devenir la pensée poétique. Au lieu d’être simplement l’expression des sentiments personnels du poète, le poème doit par son extériorisation formelle devenir le langage de la vie intérieure poétique… qui possède une validité universelle. Et dans cette conception, le but du poème est de produire chez le lecteur ou l’auditeur la même condition affective [mood] qui a été introduite dans le poème.

29Le lien étroit entre la poésie lyrique, la subjectivité, et la figure du poète – que ce soit le poète vates de Victor Hugo ou le poète maudit de Baudelaire et ses successeurs – a créé une conception de la poésie lyrique qui est devenue à la fois centrale à la conception moderne de la littérature et largement répandue : la poésie lyrique comme l’expression d’un sujet, que ce soit le sujet inspiré ou le sujet aliéné, divisé, hors de lui-même.

30Dans une article assez connu, « Théorie des genres, poésie lyrique, et Erlebnis », René Wellek conclut que l’idée de poésie lyrique, au moins celle qui fut dérivée du romantisme, comme expression d’une affectivité intense, subjective, vécue, doit être abandonnée ; ces termes ne peuvent prendre en compte l’énorme variété, à travers histoire et les différentes littératures, des formes lyriques, et conduisent constamment à un cul-de-sac psychologique insoluble : l’intensité, l’essence, et l’immédiateté d’une expérience, qui ne peut jamais être démontrée comme certaine et ne peut jamais prouver qu’elle est pertinente pour déterminer la qualité d’une œuvre. La solution est claire, poursuit-il. On doit abandonner les tentatives pour définir la nature générale du lyrique ou du « lyrical ». On ne peut aboutir à rien d’autre qu’à des généralités de la plus triste espèce23. Selon lui, on doit plutôt décrire des genres particuliers, tels que l’ode, le sonnet, l’élégie, la chanson, et leurs traditions et conventions.

31Il n’est pas question de défendre les notions d’intensité ou d’expérience subjective comme déterminantes pour la catégorie de poésie lyrique, bien que ces possibilités doivent figurer dans les paramètres du genre, mais on ne doit pas pour autant abandonner la catégorie ou la concevoir tout simplement comme la construction idéologique d’une époque particulière et qui perdrait d’emblée toute pertinence générale. On peut remarquer que Wellek paraît bien savoir quels sont les genres ou sous genres qui appartiendraient à la catégorie générale lyrique qu’il voudrait abandonner et que c’est uniquement la catégorie « lyrique » qu’il veut abandonner. Mais cela serait une erreur. Earl Miner, grand comparatiste des littératures asiatiques aussi bien qu’anglaise, note que

lyrique est le genre fondateur pour la poétique de la littérature ou pour les présuppositions littéraires systématiques des cultures du monde entier. Seule la poétique de l’occident en diffère. Même les civilisations majeures qui n’ont pas manifesté le besoin de développer une poétique explicite (l’Islamique, par exemple) ont manifestement basé leurs idées de la littérature sur les présuppositions lyriques.

32Et il ajoute que la première chose à dire à propos des systèmes poétiques lyriques, c’est qu’ils ne sont pas mimétiques. Il cite surtout le cas des littératures chinoise et japonaise. « L’évidence historique et ethnographique nous a montré que la littérature arrive d’abord sous la forme de la poésie lyrique… La primauté du lyrique dans l’émergence de la littérature confirme son rôle de genre originaire ou fondateur pour la poétique ou les systèmes poétiques de toutes les cultures littéraires, sauf la seule exception résistante (holdout) de l’Occident24. » On pourrait dire, en effet, que c’est pour des raisons contingentes – le fait que le plus grand philosophe systématique de l’Occident antique ait écrit un traité sur la poésie mimétique et non pas sur les autres formes de poésie lyrique et élégiaque qui existaient depuis longtemps – que la théorie littéraire occidentale a négligé la poésie lyrique et qu’elle l’a généralement traitée, jusqu’à l’ère romantique, comme une série de genres particuliers et mineurs. Les conclusions de Miner aident à justifier la décision de retenir la catégorie lyrique pour la poésie occidentale, face aux contestations historisantes.

33À part cette raison comparative, il y a au moins trois arguments pour poursuivre une poétique de la poésie lyrique. (1) L’argument le plus simple est pédagogique : si on ne propose pas aux étudiants un modèle des possibilités d’un poème lyrique, ils le liront selon des modèles et des procédés recueillis au hasard, et les modèles inadéquats ont l’effet de divertir l’attention de plusieurs aspects de ces poèmes, les rendant beaucoup moins riches. (2) L’argument le plus efficace est sans doute historique : les poètes avaient lu des poètes antérieurs et voulaient faire quelque chose du même genre – ici on peut citer en premier exemple Horace, qui ambitionnait de réinventer en latin les mètres grecs et de se ranger parmi les neuf lyrici vates. Une poétique devrait essayer de décrire les conditions de possibilité des œuvres de la tradition. (3) Le troisième argument pour une poétique est qu’on ne peut pas mesurer ou décrire les innovations d’un genre poétique sans une poétique du genre. Espérons que la continuation de la revue Poétique au-delà de son quarantième anniversaire pourra aider à l’élaboration des poétiques, dans un âge du commentaire.