Fabula-LhT
ISSN 2100-0689

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Fabula-LhT n° 9
Après le bovarysme
Remy de Gourmont

Un nouveau philosophe : Jules de Gaultier (1903)

Cet article, repris par Remy de Gourmont dans Promenades littéraires, Paris, Mercure de France, 1904, a été publié en ligne sur le site « Remy de Gourmont » (URL : http://www.remydegourmont.org)

1Le public, en France, et en d’autres pays sans doute, a des préjugés contre la philosophie. Il la croit ennuyeuse, rébarbative, impossible à comprendre. Cela est vrai de la mauvaise philosophie, de celle qui dissimule sa nullité sous le pédantisme des mots abstraits et des formules scolastiques : mais c’est vrai aussi de la mauvaise littérature. Le plus enragé lecteur de romans ne saurait soutenir que tous les romans sont amusants ou agréables à lire. Qu’il s’agisse des drames de la vie réelle ou des drames de la pensée, et aussi de ses comédies, le sujet est fort peu de chose et l’œuvre n’a de valeur et d’intérêt que par le talent du narrateur. Le fond des histoires les plus belles et les plus poignantes, très souvent, est identique à celui des plus sottes. Des centaines de poètes ou de conteurs, avant ou après Shakespeare, ont écrit leur Roméo et Juliette. Un amour contrarié, des scènes de tendresse et de passion, deux amants qui préfèrent la mort à la désunion, c’est un thème anecdotique que l’on peut lire presque chaque jour dans les journaux, aucun n’est plus banal, aucun, peut-être, n’est plus beau quand il est développé par le génie d’un grand poète, et aucun n’est plus fastidieux quand c’est un romancier imbécile qui a entrepris d’en tirer deux cents feuilletons pour un journal populaire.

2La philosophie a ceci de commun avec la littérature, avec l’art tout entier, que les sujets dont elle traite ont un intérêt immense ou nul, selon que l’auteur a un talent original ou n’est qu’un pédant sans idées. Ces sujets, en effet, lui sont imposés de toute éternité ; leur banalité est celle de la vie elle-même. Il s’agit aussi d’essayer de comprendre un peu le mécanisme des actions humaines et de chercher quel peut bien être leur but, et si elles en ont un, ou si la vie n’est pas autre chose qu’un ensemble de gestes évoluant parmi les ténèbres du hasard. C’est autour de cela que les philosophes, depuis qu’il y a une philosophie, se promènent avec patience, comme jadis les Péripatéticiens et leur maître Aristote, sous les portiques du Lycée. Aucun sans doute n’a résolu aucune des questions, puisqu’on les pose toujours, mais cela est fort heureux, car alors il n’y aurait plus de philosophie et les hommes auraient épuisé une des sources de leurs plaisirs.

3Je prétends établir, en effet, que la philosophie, non seulement n’est pas ennuyeuse, mais est délectable et beaucoup plus émouvante que tous les drames et tous les romans.

4Il est très rare qu’une œuvre d’imagination raconte des événements directement comparables à ceux qui ont rempli notre vie, ou à ceux dont nous pouvons prévoir la venue dans le cours normal de nos années futures. La philosophie, au contraire, s’adresse à chacun de nous en particulier, pour lui parler du fonctionnement de son intelligence, de la genèse de ses sentiments, de l’origine même de sa vie, de sa destinée tout entière. Bacon et Descartes, Spencer et Schopenhauer disent, comme Shakespeare ou comme Racine, les aventures d’un héros ou d’un prince, mais ce prince, nous le reconnaissons aussitôt, c’est nous-même, dans notre royauté humaine, et il n’est pas un épisode de la tragédie qui ne nous touche personnellement ; il n’est pas une page où le lecteur ne s’arrête pour lever la tête et réfléchir sur son propre destin, les yeux vagues et le cœur un peu troublé.

5La philosophie véritable ne s’écrit pas, comme le croit encore le vulgaire, dans une langue spéciale, obscure et prétentieuse. Il y a des traités philosophiques rédigés en jargon et d’une lecture certainement pénible, même pour les initiés ; on ne les lit plus, depuis qu’on s’est aperçu que cette obscurité de langage est un voile, choisi à dessein très épais, pour mieux masquer la nullité de la pensée. Depuis Schopenhauer, qui reprit la tradition de Montaigne, de Descartes, des Encyclopédistes, les philosophes, quand ils ont des idées et du talent, écrivent en un style simple et clair, quelquefois même spirituel. L’un d’eux, Frédéric Nietzsche, s’est même avisé d’être en même temps un grand poète et un grand philosophe et d’étonner le monde coup sur coup par deux livres d’une forme aussi différente que Par delà le Bien et le Mal et Ainsi parlait Zarathoustra.

6Il y a un ouvrage de Schopenhauer que presque personne n’a lu. Les plus curieux ou les plus courageux reculent généralement devant le titre, véritable épouvantail. Cet ouvrage porte, en effet, écrit à son fronton ces mots redoutables : De la quadruple racine de la raison suffisante. Soyez braves, ouvrez-le. Quelle récompense ! C’est un enchantement : un homme d’esprit à la fois et de raison profonde nous passionne pour l’idée de cause, sans laquelle le monde ne peut être conçu que comme un chaos, et nous fait rire, vraiment rire, aux dépens de ceux qui essaient de briser la chaîne invincible des faits, pour y insérer modestement leur petite volonté.

7C’est à Schopenhauer, le plus français des philosophes allemands, que se rattache assez visiblement M. Jules de Gaultier ; c’est de lui qu’il a reçu son éducation philosophique, c’est à lui qu’il doit cette rectitude de jugement qui fait la valeur de sa propre philosophie. Comme Schopenhauer encore, il est un constructeur de systèmes ; le monde n’a eu un sens pour lui que le jour où il a pu en assembler les forces selon un mécanisme logique. D’autres se contentent de vues partielles ; il a voulu contempler l’ensemble de la vie et déterminer la direction du mouvement qui entraîne, selon un rythme merveilleux, le cosmos intellectuel.

8Les deux forces qui mènent les hommes sont le désir de vivre et le désir de savoir, le sentiment et la curiosité, l’amour et la science. Le drame de la vie, c’est le conflit entre ces deux forces, c’est la lutte que nous menons tantôt contre l’une, tantôt contre l’autre. Quand elle se laisse dominer par l’instinct vital, l’humanité peut vivre une intense vie matérielle, mais elle la vit stupidement ; si elle obéit aveuglément à l’instinct de connaissance, elle peut monter très haut dans les régions intellectuelles, mais aux dépens des nécessités pratiques. La supériorité dans les hommes, ainsi que dans les nations, s’obtient quand les deux forces se font équilibre, quand la floraison intellectuelle est le résultat logique d’une forte vitalité matérielle.

9Cet équilibre est extrêmement rare et quand il se produit, ce n’est que pour un instant. Individus et peuples se laissent inconsciemment dominer par l’une de ces forces et se trouvent, selon le cas, ou maintenus dans un état voisin de l’animalité, ou exaltés sans mesure intellectuellement.

10Des deux états absolus, le moins naturel à l’homme est assurément l’état intellectuel. Une certaine dose d’intelligence provoque dans l’animal humain une ivresse singulière ; il se met à se concevoir autre qu’il n’est réellement, il se croit appelé à mener une vie entièrement différente de celle qui lui est assignée par la destinée. M. Jules de Gaultier appelle cette maladie des civilisés le bovarysme, d’après l’héroïne de Flaubert, Madame Bovary, qui en fut atteinte à un degré aigu. Petite bourgeoise campagnarde destinée à une vie honnête et calme, sans passions, sans aventures, elle s’imagine un jour, sous l’influence des idées romantiques, que le bonheur, c’est le rêve exalté, l’amour fougueux, l’irrégularité, et elle meurt victime de son illusion. Presque tous les personnages de Flaubert, le Frédéric de l’Education sentimentale aussi bien que les bonshommes de Bouvard et Pécuchet, sont atteints du même mal ; mais ils guérissent, reconnaissent leur erreur, finissent par revenir à la vie normale. C’était donc Emma Bovary qu’il fallait prendre comme type de cette aberration particulière ; le mot bovarysme est, d’ailleurs, des plus heureux et il est très probable qu’il restera et entrera dans la langue, où il comblera une lacune.

11Tous les jours des médecins découvrent des maladies nouvelles ; cela veut dire, non pas que ces maladies soient réellement nouvelles, mais bien qu’on ne les avait pas encore différenciées d’avec les autres maladies connues. Le bovarysme est dans le même cas ; il a toujours existé, mais on le confondait avec diverses autres maladies de notre esprit, l’amour-propre, la vanité, la suffisance, l’ambition, l’inquiétude, l’inconstance. Il y a un peu de tout cela dans le bovarysme, mais son essence est très différente et très particulière, puisqu’il suppose que le personnage qui en est atteint se développe dans un sens absolument opposé à sa personnalité réelle.

12Il n’est presque personne qui ne soit plus au moins atteint de bovarysme, qui fasse exactement le métier pour lequel il a les meilleures aptitudes. Le monde, sans cela, serait moins plein de fausses vocations, de faux talents, de fausses passions. Mais cette maladie, du moins, est un principe de mouvement ; poussés par leur illusion, beaucoup de gens se remuent dans la vie, qui, entièrement sains, demeureraient immobiles dans leur coin. Il arrive même que le bovarysme réussit et qu’un homme, qui veut très fermement exercer un métier pour lequel il n’était pas fait, arrive à y devenir maître. C’est un bovarysme de ce genre que M. Jules de Gaultier a cru découvrir dans les Goncourt. En se basant sur les aveux même de leur Journal, il les montre n’acquérant le style que par un labeur terrible, par des séances de travail qui les couchaient épuisés comme des manoeuvres qui ont abusé de leur force. Evidemment, s’ils étaient doués d’une des qualités indispensables à l’écrivain, la faculté de voir, d’observer la vie, ils ne possédaient qu’à un degré bien moindre l’autre don indispensable, le style spontané. « A mon sentiment, écrit Edmond de Goncourt, mon frère est mort du travail et surtout de l’élaboration de la forme, de la ciselure de la phrase. » Si c’est vrai, c’est effroyable. D’autres pages du même Journal nous montrent les deux frères, dans une sorte de folie du style, « chercher l’insomnie pour avoir la bonne fortune des fièvres de la nuit » ou bien « tendre à les rompre, sur une concentration unique, toutes les cordes de leur cerveau ». Je pense que l’on reconnaît le travail normal, légitime, à ceci : qu’il est exécuté joyeusement et sans fatigue. L’apparition de la fatigue est le signe que la mesure est comble.

13Le bovarysme peut donc, quand l’homme est doué d’une forte volonté, avoir les effets de l’activité naturelle. Quand cela se produit, il est bien difficile de se rendre compte si la vocation était véritable ou factice. En somme on ne sait jamais bien ce qu’un homme aurait dû faire, pour remplir sa destinée ; pour se concevoir autre que ce que l’on est réellement, il faudrait être quelque chose de fixe, et l’homme vit en perpétuel changement. Ces réflexions que M. Jules de Gaultier n’a pas manqué de faire l’ont conduit à considérer le bovarysme au moins dans son principe, comme l’une des causes de l’idée d’évolution et l’un des moteurs de l’évolution elle-même1.

14M. Jules de Gaultier, avec une probité logique excessive, a fait contre son propre système philosophique des objections qu’il est possible de ne pas admettre, et dont le principal résultat sera, d’ailleurs, d’augmenter l’admiration de ses lecteurs pour la lucidité de sa pensée et l’ingéniosité hardie de son esprit philosophique.