Fabula-LhT
ISSN 2100-0689

Traduction
Fabula-LhT n° 8
Le Partage des disciplines
Stanley Fish

De la difficulté d’être interdisciplinaire

Stanley Eugene Fish est le Davidson-Kahn Distinguished University Professor of Humanities and Law à l’université internationale de Miami, en Floride. Il a enseigné dans les plus grandes universités des Etats-Unis, il est l’auteur de douze livres et nombreux articles, et il est contributeur régulier au New York Times.  Une version de cet article a été présentée à la conférence MLA en 1988 à la Nouvelle Orléans. La traduction qui suit est d’Anna Elsner.

Texte traduit par : Anna Magdalena Elsner

I

1La notion d’interdisciplinarité fait depuis longtemps partie des discussions qui tournent autour de l’éducation et de la pédagogie, et pourtant ce terme a récemment connu un regain d’intérêt, puisqu’en tant que programme, l’interdisciplinarité représente un développement naturel des impératifs de la théorie culturelle de gauche, c’est-à-dire de la déconstruction, du marxisme, du féminisme, des versions radicales du néo-pragmatisme et du New Historicism. Naturellement ces mouvements diffèrent, mais on peut néanmoins constater que chacun d’entre eux remet en cause le cours actuel des choses, tant au niveau (1) des structures sociales qui maintiennent l’autorité politique qu’au niveau (2) des structures institutionnelles par lesquelles les différentes disciplines académiques s’établissent et font rayonner leurs revendications territoriales. Souvent, cette hostilité prend la forme d’un discours anti-professionnel selon lequel les intérêts restreints de la recherche spécialisée conduisent à fixer les frontières d’un domaine de recherche, et à coloniser ensuite ce domaine par des exigences qui se limitent à leurs propres buts égoïstes.  

2D’après la diatribe anti-professionnelle, la spécialisation représente tout ce qui ne fonctionne plus dans une pratique qui s’est perdue, tout ce qui est décevant dans un système éducatif qui semble n’être plus en contact avec les valeurs qu’il prétend promouvoir. Certes, l’attaque anti-professionnelle contre la spécialisation n’appartient pas exclusivement à la gauche : depuis longtemps elle fait partie d’une litanie de jérémiades conservatives contre le déclin de la culture dans un monde privé de cohérence et dont le centre a disparu. En effet, il est quelque fois difficile de distinguer les deux positions opposées du spectre politique sur cette question. Quand Russell Jacoby nous signale que les intellectuels ont quitté les cafés pour se retrouver en salle des professeurs et qu’il se plaint de les voir ainsi abandonner leur responsabilité envers le public – « tandis que la vie professionnelle fleurit, la culture publique devient de plus en plus pauvre et âgée1 » – nous pouvons peut-être reconnaître la voix de Lynne Cheney qui compare la vie de la saine culture mainstream américaine avec les méthodes académiques de plus en plus restrictives et jargonnantes.

3Mais même si la gauche et la droite s’accordent un droit à l’anti-professionnalisme et à la méfiance à l’égard des activités étroitement liées aux contraintes disciplinaires, il y a pourtant une différence dans la manière dont la position anti-professionnelle est défendue dans les deux camps. La différence tient au niveau de sophistication et de complexité ; tandis que la droite exige une pédagogie générale et non-spécialisée de la même manière cocardière dont elle célèbre l’image de la famille américaine, la gauche revendique une pédagogie inscrite dans un cadre argumentatif précis. Ce cadre argumentatif consiste en une théorie du moi, une analyse de l’émergence et de l’ontologie des institutions, et une taxonomie de diverses formes de pratique pédagogique, qui s’étendent d’une pratique ouvertement oppressive à une pratique consciemment libératrice.

4Au centre de cet argument, on trouve l’hypothèse que les lignes de démarcation momentanément conçues pour séparer une discipline d’une autre ne sont pas naturelles mais construites par des communautés soucieuses de préserver les frontières qui maintiennent leur autorité. La structure de l’université et des études est le résultat d’une construction politique, qui dénie en permanence qu’elle s’origine dans un programme répressif. Le savoir se trouve pris dans un moule qui soutient le statu quo ; ce durcissement des artères idéologiques est favorisé par un plan cognitif selon lequel les disciplines sont distinctes, autonomes et platoniciennes. Et l’argument continue en déplorant que dès que le savoir est découpé, l’effort des intellectuels tourne autour d’un espace qui leur a été accordé par une superstructure exempte de toute critique ou de tout examen. Des ghettos disciplinaires enferment le cours de nos actions et les privent de signification dans un contexte plus large. Selon Michael Ryan, les « divisions disciplinaires momentanées cachent l’interconnexion » d’entreprises apparemment indépendantes et nous empêchent de voir « qu’elles ne sont rien “en soi” et qu’elles se constituent elles-mêmes en tant que déterminations qui sont mutuellement interdépendantes ou en tant que différentiations d’un système complexe de forces hétérogènes2 ». En acceptant l’autonomie d’une « entreprise familiale » sans la critiquer et en ignorant le système de pouvoir qui supporte et qui est supporté par cette entreprise, on ne sera jamais dans la position d’atteindre aux sources de ce pouvoir et, par-là, de coopérer au changement de ce système.

5Cette analyse de notre situation génère implicitement son propre remède. On doit, tout d’abord, (selon Bruce Robbins) « affirmer […] qu’aucune institution n’est une île » et qu’en « exerçant notre profession, nous faisons partie d’institutions qui sont à la fois en conflit et très proches les unes des autres3 ». Comme le dit Vincent Leitch, nous devons développer une sensibilité relative à « la qualité construite du savoir » qui nous est proposée par les catégories institutionnelles actuelles4 : et puis, comme S. P. Mohanty nous le conseille vivement, « nous devons essayer de suspendre cette continuité, de remettre en question des significations qui semblent évidentes en évoquant les alternatives radicales – et à la fois déterminantes – qui désintègrent nos […] discours de savoir5 ». C’est-à-dire, et Jim Merod le dit, nous devons apprendre « à situer les textes dans les domaines institutionnels auxquelles ils appartiennent historiquement » au lieu de les traiter comme des objets isolés spéciaux qui appartiennent à une pratique autonome6. Dès que nous adoptons cette méthode, les cohérences faciles et les récits sans couture qui sont à la base de notre savoir actuel tombent ; les unités artificiellement construites se détruisent ; les discours totalisants dans lesquels des entités discrètes et indépendantes sont fixées dans leurs domaines apparemment naturels par un discours logique apparemment neutre se voient remplacées par la discontinuité, la désorientation, le décentrement, la transformation, la fluidité, la relation, le processus. Dès que les bornes de ce discours sont défaites, les esprits se voient aussitôt libérés des contraintes imposées par ces limitations, et la personne alors libérée en mesure avancer vers « le développement complet des facultés humaines7 », laissant derrière elle l’étroitesse de la vision adoptée par ceux qui restent attachés aux perspectives restreintes des divisions du travail intellectuel, idéologiquement moulés.

6Pour un tel programme, un mécanisme d’implémentation serait nécessaire. Ainsi en arriverions-nous au modèle de recherche interdisciplinaire décrit par Jeffrey Sammons. Celui-ci remarque que le modèle structurant le système éducatif en Amérique est l’héritage d’un modèle allemand dont le but était « la formation culturelle du moi pour qu’il accède à son plein potentiel8 ». Dans le contexte de ce modèle, le devoir des disciplines particulières est de contribuer à cette plénitude, d’éviter la tentation de devenir une fin en soi et de n’être rien de plus que des écoles préparant l’accès à une profession ou au secteur industriel. Toutefois, dès qu’une discipline s’établit, celle-ci met ses propres intérêts rapidement en avant et se détourne de sa mission première en se dédiant à l’entraînement de professionnels pour lesquels ces intérêts ne sont pas seulement prioritaires, mais exclusifs. En d’autres termes, la structure des études, ou plutôt le fait même qu’il y ait une structure, est une entrave à ce qui est censé être leur fin, et voilà pourquoi il nous faudrait implémenter dans cette structure ce qui permettrait de contrebalancer la tendance à produire des sphères closes sur elles-mêmes et ne visant que leur intérêt exclusif. Par définition, les études interdisciplinaires s’essaient précisément à cet exercice, en ce qu’elles refusent de respecter les frontières établies par les autres disciplines, et, de ce fait, élargissent les perspectives en rendant possible cette plénitude qu’un système éducatif est censé transmettre.

7Même si Sammons et Ryan, dans leurs rapports sur la pensée interdisciplinaire, utilisent l’un et l’autre le mot « plein », tous deux désignent des réalités totalement différentes. La plénitude chez Sammons correspond à une plénitude de l’imagination. Même s’il critique la tradition humaniste de la Renaissance, il en hérite néanmoins, et c’est pourquoi il peut identifier un certain potentiel de destabilisation dans les lettres et sciences humaines. Ces « disciplines de l’imagination » remontent à Coleridge qui identifiait une faculté capable de discerner les similitudes et les différences entre les disciplines comme construites. Une telle faculté est entièrement « subversive », si bien les lettres et les sciences humaines sont intrinsèquement subversives, parce qu’elles nous familiarisent « à un nombre inépuisable d’options alternatives de l’imagination9 ». Dès lors nous serions « pleins » dans la mesure où notre intelligence ne favorise jamais un point de vue particulier, mais où elle explore plutôt des points de vue différents de ceux qui sont autorisés par les orthodoxies en vigueur.

8Un penseur comme Ryan (ou Robbins ou Merod) se méfierait de l’aspect familier de ce discours, en particulier quand Sammons cite d’un air approbateur l’assertion de Robert Scholes, selon lequel « les textes poétiques ont pour finalité de nous mettre mal à l’aise10 ». La gauche l’entendra comme une autre version de cette vieille prétention disciplinaire à la fois suspecte et surannée, et qui, au lieu de décentrer le programme d’études ou d’exposer ses affiliations avec le pouvoir politique ou économique dont elle se croit indépendante, l’installe encore plus fermement au centre des lettres et sciences humaines en osant désigner ce centre comme « subversif ». Dans la mesure où un tel programme envisage « la plénitude », c’est seulement la plénitude d’une intelligence réflexive, un intellect peut-être détaché des intérêts particuliers qui concurrencent le territoire dans le monde universitaire, mais un intellect néanmoins restreint dans ses opérations – même s’il est plein – dans ce même monde universitaire. Ryan, Merod et Robbins recherchent une plénitude d’engagement, un esprit et une personne qui refusent de diviser leurs activités, qui refusent de penser, par exemple, que les études littéraires et la participation à la politique nationale sont des choses distinctes. Ils diraient que le but n’est pas de déterminer lequel parmi ces domaines d’études est véritablement subversif, mais de mettre en question les articulations enracinées à travers lesquelles les divisions entre les domaines (et le savoir) émergent, et par-là (du moins est-ce l’argument) de subvertir les articulations sociales plus larges qui rendent les articulations du monde universitaire intelligibles et apparemment inévitables. Bref, pour ces voix plus radicales, les études interdisciplinaires sont plus qu’une manière de motiver les étudiants à franchir des frontières qui sans cela seraient bien timidement respectées : c’est un assaut contre ces barrières et contre tout l’édifice de hiérarchie et de pouvoir qu’elles représentent et soutiennent. Si l’on commence, par exemple, par gommer les limites entre littérature et économie en tant que disciplines académiques, on se trouve à mi-chemin entre le monde universitaire et ce qui est supposé être son « extérieur » ; cela mène à réaliser que la distinction intérieur/extérieur est en soi une construction ayant pour effet de circonscrire le travail académique dans une zone neutre de jeu professionnel/intellectuel. Cette prise de conscience nous conduit à agir dans cette zone d’une manière qui n’est pas seulement subversive vis-à-vis de son autonomie, mais également et surtout à l’égard des forces assurant cette autonomie à des fins personnelles inavouées. Dès lors, les études interdisciplinaires ne mènent pas seulement à une révolution pour nos études mais à une révolution tout court. Dans le paradigme classique libéral, les études interdisciplinaires ne cherchent qu’à transformer le monde universitaire tout en maintenant un mur entre elles et le champ d’action sociale plus large ; et ainsi, comme le souligne Ryan, « la position radicale de l’activisme pédagogique recherchant une construction sociale alternative semble être une déviation11 », une intrusion du politique dans des frontières qui doivent lui rester fermées. L’interdisciplinarité radicale commence avec l’hypothèse que le discours politique se situe toujours déjà à l’intérieur de ces limites, et que la ligne qui les sépare de l’arène de l’agitation sociale est en soi motivée politiquement, qu’elle doit par conséquent s’effacer si l’action dans le monde universitaire veut être durable dans son combat plus large contre l’exploitation et l’oppression.

II

9C’est une vision captivante, mais finalement en désaccord avec l’argument épistémologique qui l’accompagne souvent. Cette épistémologie est soit déconstructive, soit psychanalytique, soit une combinaison des deux ; dans tous les cas, elle suppose est que « les significations n’existent pas en soi (c’est-à-dire en tant qu’entités autonomes et « naturelles ») mais qu’elles sont produites12. » Elles sont produites par un système d’articulation à partir duquel, en tant que locuteur ou auditeur, nous ne pouvons prendre nos distances, parce que nous en faisons partie. Puisque ce système (on peut l’appeler différence ou inconscient) est une structure sous-jacente au sein de laquelle la spécification se produit, « elle » ne peut pas être spécifiée, car elle excède – persiste ou échappe  – toujours à la spécification qu’elle rend possible. Cela veut dire, comme le souligne Shoshana Felman, que le savoir est un « savoir qui ne sait pas ce qu’il sait, et qui ne se possède donc pas13 ». Autrement dit, en tant que savoir, il ne peut pas comprendre, ou nommer les raisons qui le rendent possible et chaque fois qu’il suppose avoir nommé ces raisons, celles-ci ne se trouvent pas là mais ailleurs ; elles sont, encore une fois, dans les jambes de celui qui est censé savoir. Pour illustrer ce point, Felman cite Lacan – « les éléments ne répondent pas là où on les interroge. Plus exactement, si on les interroge quelque part, il est impossible de les saisir dans l’ensemble14 »– mais elle aurait pu citer tout aussi bien Derrida quand celui-ci explique pourquoi la différence, tout en rendant la présentation possible, ne peut jamais être représentée : « Se réservant et ne s’exposant pas, elle excède […] l’ordre de la vérité, sans pour autant se dissimuler, comme quelque chose, comme un être mystérieux. […] Par toute exposition elle serait exposée à disparaître comme disparition. Elle risquerait d’apparaître : de disparaître15. » Ou encore, « toujours différente, la trace n’est jamais comme telle en présentation de soi. Elle s’efface en se présentant, s’assourdit en résonnant  […]16. » C’est-à-dire que la vérité qu’on est censé savoir a toujours reculé devant les formulations qu’elle rend possible, ce qui explique pourquoi ces formulations restent incomplètes et s’ignorent toujours elles-mêmes. En effet, l’ignorance, l’oubli des conditions qui rendent le savoir possible (et ces conditions ne peuvent être connues elles-mêmes), font partie du savoir. Voilà pourquoi Felman déclare que « le savoir humain est par définition ce qui résiste à la totalisation, ce qui rend impossible toute possibilité de totaliser ce qu’il sait ou d’éradiquer sa propre ignorance17. » En conséquence, si à tout moment, l’ignorance est le contenu nécessaire du savoir, le savoir ne devrait pas être préservé et nous devrions l’empêcher de se solidifier, vu que sous toutes ses formes, il exclura toujours plus qu’il ne dévoilera ; et en effet, c’est justement en vertu des exclusions qu’il n’avoue pas qu’il prend forme (une forme suspecte).

10Il n’est pas étonnant qu’une telle conception implique une pédagogie de l’anti-savoir, un refus du savoir en faveur de ce qu’il cache. Elle réclame donc une nouvelle approche de l’enseignement, une approche qui « ne réfléchisse pas seulement à soi, mais qui se retourne vers soi afin de se bouleverser soi-même et qui enseigne véritablement tout en  bouleversant ce qu’elle enseigne18 », un style pédagogique qui d’après les mots de Lacan soit « le style ironique d’une mise en question des fondements de cette discipline19 ». Si Lacan fait référence à la psychanalyse, et si l’on suit cette logique jusqu’au bout, cette stratégie remet en question les fondements de toutes les disciplines, car toutes leurs fondations reposeraient sur l’ignorance ; il faut donc d’abord les exposer avant de les démonter.

11Pour en arriver là, il faut s’opposer aux cohérences prétendues qui maintiennent et qui sont maintenues par l’ignorance et il faut participer à une sorte de guérilla dans laquelle les décorums, que les disciplines nous font miroiter, sont systématiquement ignorés afin de procéder « non par une progression linéaire, mais par percements, brisures, discontinuités20 ». Au lieu d’enseigner des significations, nous devons démonter les significations offertes par les programmes idéologiques en créant des trous dans la texture discursive produite par ces programmes, en remplaçant les satisfactions narcotiques d’une intelligibilité simpliste avec un acès impromptu de critique opiniâtre. Au nom de Roland Barthes, Vincent Leitch lance un appel à la guerre de manière sommaire mais exemplaire :

[…] déracine le texte gelé ; démonte les stéréotypes et les opinons ; suspends ou désorganise la violence et l’autorité du langage ; apaise ou illumine le pouvoir paternel oppressif ; désoriente la loi ; fais en sorte que les discussions en classe soient fragmentaires, glissent, digressent21.

12Et puis, quoi encore ? Est-ce que la pédagogie de l’anti-savoir nous offre quelque chose outre son désarroi répétitif de ce qu’elle réclame au nom du savoir établi ? Dans la réponse à cette question, émerge une tension entre les arguments politiques et épistémologiques en faveur des études interdisciplinaires. L’argument politique, selon lequel nos actions sont actuellement inhibées par des lignes de démarcation que nous n’avons pas tracées, propose que ces lignes et les distinctions qu’elles combattent soient considérées non comme naturelles mais comme historiques ; aussi cette démonstration ferait-elle disparaître leur pouvoir et nous libérait-elle de leurs contraintes. « La salle de classe », dit Jeffrey Peck,

devient donc un environnement productif au lieu d’un environnement reproductif. […] Dans l’esprit de la réflexion critique, les significations et les valeurs de la pédagogie traditionnelle peuvent être remises en question. […] L’intersubjectivité de signification peut être exposée, et les institutions éducatives, la salle de classe, la discipline et l’université peuvent être perçues en tant que productrices du savoir et de son conditionnement. Ainsi, les études littéraires en tant qu’études de textualité, […] révèlent les structures épistémologiques qui déterminent ce que nous savons, comment notre savoir est transmis et accepté, et pourquoi et comment les étudiants le perçoivent22.

13Mais l’argument épistémologique pose une question décourageante à cette perspective excitante, d’après laquelle les étudiants, comme le suppose Peck, seraient des meilleurs lecteurs « non seulement de leurs propres vies mais aussi des textes23 » : d’où « les structures qui arrangent la manière dont nous savons » seront-elles dévoilées ? – et la seule réponse est que le point de départ de ce dévoilement sera une structure qui reste en ce moment cachée parce qu’elle occupe la position antérieurement occupée par les structures qu’elle nous permet d’analyser aujourd’hui. La stratégie qui consiste à « rendre visible ce qui était caché » ne peut qu’être poursuivie au sein des manières de penser qui restent elles-mêmes cachées ; éclaircir ce qu’Edward Said appelle « les réseaux d’intermédiaires qui limitent, sélectionnent, forment et maintiennent » la signification, nécessite d’accéder à l’arrière-plan reculé d’un réseau qui ne peut être vu parce que c’est de l’intérieur même de ce réseau que l’on voit24. Un esprit partial ou borné n’est pas éliminé ou même corrigé du seul fait d’être montré comme tel ; il est seulement déplacé. Rendre les lignes et les frontières autoritaires disciplinaires actuelles plus floues, ne crée que de nouvelles lignes et de nouvelles autorités ; l’impulsion interdisciplinaire ne nous libera pas des limites étroites des ghettos académiques en nous menant vers un concept global ; il nous installe juste ailleurs, dans des clôtures qui ne se perçoivent pas en tant que telles.

14Bref, si nous prenons au sérieux l’argument épistémologique dans le cadre duquel l’évangile des études interdisciplinaires est souvent prêché, nous arrivons à la conclusion qu’être interdisciplinaire – s’évader des prisons de nos spécialités variées pour arriver, premièrement à une notion globale du savoir humain général, puis à l’emploi de ce savoir dans les grands combats de la vie sociale et politique – n’est pas un aboutissement humain possible. Être interdisciplinaire est plus que difficile : c’est impossible. L’argument épistémologique prive l’argument politique de toute portée possible, parce qu’il ne laisse aucun espace pour fonder un projet révolutionnaire. Soit il nous laisse avec des projets qui ressemblent de manière troublante aux projets disciplinaires que nous essayons de fuir. Soit (et c’est l’argument de quelques contributeurs dans un article récent du Chronicle for Higher Education) l’annonce d’un projet interdisciplinaire inaugure l’effort d’une discipline pour annexer le domaine d’une autre, ou encore « la pensée interdisciplinaire » devient le nom (reconnu ou pas) d’une nouvelle discipline, c’est-à-dire, d’une division des études académiques qui prend pour sujet l’histoire et la constitution des disciplines. Soit les genres flous tant vantés ne signifient pas plus que les lignes de démarcation ont été déplacées – comme par exemple, Freud et Nietzsche qui ont migré respectivement de la psychologie et la philosophie dans les départements de lettres et d’études comparatistes – soit les genres ont été rendus flous en ce qu’ils ont été reconfiguré par l’addition d’un nouveau genre, d’un domaine émergeant occupé par un nouveau mandarin, le « spécialiste des relations contextuelles25 ».

III

15Il va sans dire que nous arrivons à cette conclusion avec réticence, mais pour pouvoir l’éviter, ceux qui préconisent une pédagogie radicale doivent négocier l’impasse produite par l’un de leurs principes fondamentaux : l’absence de perspective déterminée par la culture. Puisqu’un projet radical requiert une perspective qui nous laisse surveiller les déterminations culturelles, il faut se demander comment un tel projet est possible. En général, il y a deux réponses à cette question. La première prend comme point de départ l’observation de Robbins citée précédemment, selon laquelle en « exerçant notre profession, nous faisons partie d’institutions qui sont à la fois en conflit et très proches les unes des autres », pour arriver à la pratique critique permettant aux exigences d’une institution de se trouver en compétition avec les exigences mises en avant par une autre. Selon Samuel Weber, « en interprétant un texte littéraire, un interprète ne doit pas nécessairement s’arrêter aux limites établies par des interprétations antérieurement certifiées par leur appartenance à la discipline des études littéraires », il sera plutôt question « d’invoquer des interprétations émanant d’autres disciplines (philosophie, psychanalyse, etc.) qui par la suite vont remettre en question les hypothèses unificatrices de la discipline des études littéraires en Amérique26 ». Cela revient à dire que la pratique d’une certaine discipline peut être caractérisée par mentions et références aux finalités, aux priorités et aux exigences d’autres disciplines.

16Cela est sans doute vrai (ma propre pratique, comme la vôtre, s’est souvent chargée d’une telle description), mais une question demeure : une pratique que l’on importe d’une autre discipline nous amène-t-elle dans une certaine mesure à nous relâcher ou à tout le moins à desserrer nos exigences méthodologiques ? Je répondrai que non, parce que le produit importé aura toujours la forme de sa propre appropriation plutôt que la forme qu’elle exhibe « dans son environnement propre » : c’est pourquoi au moment même de son introduction, elle sera déjà marquée par le discours qu’elle est supposée « introduire ». En introduisant quelque chose dans une pratique, cet élément y entre dans des termes antérieurement reconnus ; une pratique ne peut pas « dire » l’Autre, parce qu’elle peut seulement se dire elle-même, même si elle est en train de se modifier elle-même en incorporant du matériel qui lui fut antérieurement étranger. Comme le dit Peter Stearns à propos de l’histoire (mais on pourrait dire la même chose de toute discipline) : « Ce qui nous est arrivé est que des historiens sociaux ont emprunté des sujets, des concepts et du vocabulaire […] mais ils les ont ensuite intégrés dans un contexte essentiellement historique ». Stearns  ajoute : « cela est […] plus modeste que des genres flous »27. Bien dit ! Et il est difficile de concevoir comment cela pourrait être autrement : les termes et distinctions ne pourraient rester intacts dans ce passage d’une discipline à une autre que si elles avaient une forme indépendante de la discipline dans la pratique de laquelle elles sont devenues visibles pour la première fois ; mais dans notre meilleur des mondes textualistes-historicistes, les termes et distinctions ne sont pas moins socialement construits que toute autre chose, et c’est pourquoi la forme sous laquelle elles apparaissent sera toujours relative à l’activité socialement construite qui les a reçues et qui les a produites.

17Le matériel, les concepts et le vocabulaire reflètent par ailleurs les fondements et les structures des disciplines qui les absorbent ; il en va de même pour ceux qui pratiquent ces disciplines. Voilà pourquoi échoue cette deuxième stratégie, pour qui la pédagogie est censée dépasser la structure disciplinaire. Cette stratégie est une stratégie de conscience de soi et elle présuppose que tout en prenant part à l’activité d’une discipline, nous devons au moins nous rendre compte des conditions plus larges qui rendent cette participation possible (c’est l’implication du sous-titre de Robbins : « Toward Productively Divided Loyalties  »). Alors que quelques agents s’enferment dans les horizons d’une profession, d’autres se situent dans les horizons plus étendus d’un espace culturel général, et par conséquent, arrivent à la fois à s’engager et à ne pas s’engager dans les tâches qu’ils accomplissent. C’est ce dernier groupe qui prête foi à une perspective plus générale en n’oubliant pas « les forces et les facteurs » qui se trouvent au dessous et qui l’emportent sur les besoins locaux28. Ils se rendent compte que « le lecteur et l’écrivain sont immergés dans un réseau de forces sociales qui garantit et limite à la fois la possibilité d’autorité intellectuelle29 » : et à l’inverse de leurs confrères moins éclairés, ils résistent à la tendance du « régime de vérité » à nier sa « dépendance constitutive à ce qu’il exclut, détrône et remplace »30. C’est-à-dire qu’ils trouvent moyen de pratiquer un métier particulier sans en accepter les exigences, notamment d’être évidente et autonome, et sans permettre à la perspective de ce métier d’éclipser les autres perspectives qui surgiraient si les exigences de ce métier étaient suffisamment relâchées.

18La question reste la même : est-ce un mode d’action possible ? Une fois encore, la réponse est négative. Les raisons de ce refus apparaissent lorsque l’on reformule la question différemment : est-ce qu’on peut simultanément opérer selon une certaine pratique tout en étant consciemment en contact avec les conditions qui la rendent possible ? La réponse pourrait être affirmative si et seulement s’il était possible de parvenir à prendre ses distances avec ces conditions tout en opérant selon la pratique ; mais du moment où les conditions qui rendent possible une pratique deviennent un objet d’analyse (sur le fond d’autres conditions encore indisponibles à l’inspection consciente), on s’engage dans une autre pratique (celle qui analyse les conditions de la pratique qu’on ne pratique pas en ce moment), et la pratique qu’on avait commencé par examiner est abandonnée, au moins comme chose que l’on fait plutôt que comme chose que l’on étudie. Pour que la critique littéraire ne soit plus ce qu’on exécute, il suffit, par exemple, d’examiner « le réseau de forces et de facteurs » qui structurent son action, au lieu de faire de la critique littéraire elle-même.

19L’argument est évidemment tautologique, et il ne nous semblerait pas nécessaire de l’invoquer s’il n’avait pas été obscurci ces dernières années par une inférence illégitime tirée d’une allégation illégitime. L’allégation est celle par laquelle nous avons commencé : les disciplines ne sont pas des espèces naturelles ; elles émergent donc d’une construction politique de la division du savoir. L’inférence illégitime tient au fait que les limites disciplinaires sont construites et révisables, et ne sont donc pas réelles. Mais il va sans dire qu’elles sont aussi réelles que toute autre chose dans un monde où tout a été construit (le monde postulé par ceux qui invoquent cet argument) ; même si les lignes qui distinguent une discipline d’une autre sont plus ou moins claires et peuvent être réarrangées, mais jusqu’à ce point, les arrangements en place produisent des différences assez claires pour être prises en compte par ceux qui se trouvent à l’intérieur. Tandis qu’il est vrai que les disciplines n’ont pas de contenu essentiel (une autre manière de dire qu’il ne s’agit pas d’espèces naturelles), l’identité qui leur est conférée par une structure relationnelle – une structure dans laquelle tout est connu par ce qu’il n’est pas – constitue (quoiqu’à titre transitoire) un contenu qui se charge de tout ce qu’un essentialiste peut exiger, y compris de faire savoir aux membres de la communauté ce qui fait et ce qui ne fait pas partie de la pratique dont il constitue le centre. Quelqu’un qui dit, comme je l’ai fait moi-même dans le paragraphe précédent, « cela n’est pas de la critique littéraire » fait par là référence à un fait, même si ce fait en soi – le fait de la forme momentanée d’une discipline constituée de manière diacritique – se modifie et se transforme continuellement. Encore une fois, cela ne semble que paradoxal, car le contenu d’une discipline est un aboutissement historique, qui peut être altéré, mais en tant qu’aboutissement, il exerce, même si cela n’est que pour un certain moment, un pouvoir qui ne peut être ignoré ou dédaigné.

20Cela ne veut pas dire qu’une personne pratiquant une certaine discipline en connaît le contenu dans le sens où elle serait capable d’avoir son identité différentielle (non-positive) en tête. En effet, pour pouvoir fonctionner dans une discipline (contrairement à l’étude de sa formation), celui qui pratique ne peut dévoiler la fragilité de son identité, ou du moins, cette dernière doit-elle toujours être oubliée dès qu’il entre dans le périmètre de cette discipline. Pour les usagers, le signe de cet oubli est leur incompréhension face aux questions posées par des externes à la discipline, comme par exemple (concernant l’enseignement) : « Pourquoi voulez-vous que vos étudiants apprennent ? » ou (concernant la loi pénale) : « Pourquoi devons-nous nous intéresser aux questions de responsabilité ? » (concernant l’histoire) : « Pourquoi le passé nous intéresse-t-il ? » On ne peut pas poser ces questions de manière sérieuse en étant un membre de ces communautés, car se concevoir (la phrase doit être comprise littéralement) en tant que membre présuppose d’avoir oublié qu’on puisse poser ces questions sérieusement. C’est l’oubli que Weber, Robbins, Merod et d’autres critiquent sévèrement, mais c’est aussi l’oubli nécessaire afin qu’une action d’une certaine nature puisse avoir lieu. Le déni et l’oubli ne sont pas des erreurs susceptibles d’être améliorées, elles sont à la base même de la cognition et de l’assertion. Si on pouvait se souvenir de tout et ne rien dénier, l’assertion, les mouvements dirigés, la politique elle-même n’aurait plus de forme possible.  

21Parmi ceux qui trouvent une certaine magie dans le mot interdisciplinaire, quelques-unssont prêts à invoquer cet argument, mais au dernier instant, ils finissent par y renoncer. Richard Terdiman fait observer, à juste titre, je crois, que tandis que « nous faisons attention au contenu de notre instruction, nous sommes fondamentalement, même de manière imperceptible, conditionnés par sa forme » – c’est-à-dire par les structures disciplinaires dans lesquelles l’instruction a lieu – et c’est pourquoi « la représentation idéologique du monde est naturalisée de manière involontaire même par la critique de ses détails spécifiques »31. « Est-ce que notre manière d’apprendre à nos étudiants à poser certaines questions », demande Barbara Johnson, « est toujours corrélée à notre manière de leur apprendre à ne pas poser – ou en effet, de rester inconscients – d’autres questions »32 ? La réponse est affirmative, et parce que la réponse l’est, notre impératif pédagogique, aussi radical soit-il, mettra toujours en évidence, comme le fait observer Terdiman, « qu’il a des sources et sert à d’autres intérêts que nous le croyions33 ». Tout en arrivant à cette conclusion, Terdiman la qualifie de « malencontreuse ». Mais pourquoi ? Tout ce que cela veut dire est que nous ne serons jamais capables d’atteindre un état de conscience complet qui nous permettra à la fois d’occuper et de concevoir nos catégories de pensée ; toutefois cette incapacité n’affecte que notre aptitude à nous prendre pour Dieu. Et si jamais nous devenions Dieu, nous ne serions plus attachés aux endroits locaux où se déroulent des crises et des troubles, et nous ne nous rendrions plus compte des besoins qui nous font avancer. Le fait que ces besoins sont une réalité pour nous et qu’ils nous poussent à vouloir agir témoigne des limitations mêmes et des aveuglements déplorés par Terdiman et consorts. C’est en effet parce que nous n’arrivons pas à formuler « une critique authentique34 » – une critique libre de toute implications politique ou conceptuelle – que les critiques que nous arrivons à produire ont une certaine puissance, même s’il est tout à fait naturel que la puissance de ces critiques soit aussi vulnérable et éphémère que les conditions qui les aient formées.

22L’impossibilité d’une critique authentique, c’est l’impossibilité du projet interdisciplinaire, au moins dans la mesure où ce projet espère libérer les entraves de la pensée, et où il espère élargir les esprits de ceux qui s’y engagent. La réponse évidente à cette conclusion est de faire remarquer que les études interdisciplinaires nous entourent. Qu’est-ce que font tous ces gens ? La réponse a déjà été donnée : soit ils se consacrent à des projets clairement disciplinaires qui exigent des emprunts aux techniques d’autres disciplines pour être menés à bien, soit ils travaillent dans une certaine discipline au moment où cette discipline est en expansion vers des territoires qui étaient préalablement désignés comme appartenant à d’autres – c’est-à-dire, ils participent à l’annexion des départements de philosophie, de psychanalyse, d’anthropologie, d’histoire sociale, et maintenant, de théorie légale par des départements d’anglais ; soit ils établissent une nouvelle discipline, une discipline qui a pour but d’analyser des disciplines, d’enregistrer leur histoire et leurs ambitions. Typiquement les membres de cette nouvelle discipline se représentent en tant qu’anti-disciplinaire, c’est-à-dire interdisciplinaire, mais effectivement ils constituent, comme le fait remarquer Daniel Schön, « une nouvelle génération » de « contre-professionnels/experts »35. Ces activités n’ont rien de nécessairement condamnable. En fonction de nos propres intérêts et du sens de ce qu’une certaine situation nécessite, les ambitions impériales d’une certaine discipline pourraient être exactement ce qu’il faut ; et il se peut aussi que, d’un certain point de vue, les disciplines traditionnelles soient arrivées à leur fin, autrement dit qu’il soit grand temps d’en bâtir de nouvelles. En ce qui me concerne, j’approuve les deux arguments, et c’est pourquoi je trouve le succès impérialiste des études littéraires encourageant et le surgissement des études culturelles en tant que discipline propre tonifiant. C’est juste que le plaisir que j’associe avec ces développements n’a rien à voir avec les assertions plus générales souvent évoquées pour leur défense – les promesses de libération, de liberté, d’ouverture. L’esprit américain, comme tout autre esprit, sera toujours fermé, et la seule question est de savoir si nous trouvons que la forme prise par cette clôture en ce moment répond aux besoins d’aujourd’hui.

Note finale :

23Stephen Booth m’a fait savoir que cette expression est probablement trop forte, et il m’a rappelé une expérience que nous partageons tous ; notamment en regardant un film d’horreur, nous avons peur tout en sachant que certaines techniques ont été utilisées afin de nous faire peur. Des expériences semblables prouvent qu’une compréhension analytique de ce qui se passe peut accompagner notre expérience sans l’affecter ou la neutraliser. Il serait donc exagéré de dire qu’en s’engageant dans une certaine pratique (et regarder des films d’horreur est une pratique), nous devons oublier la perspective analytique qu’on a envers cette pratique à un moment différent. Il serait plus acceptable de dire qu’une perspective analytique sur une pratique ne nous empêche pas de vivre l’expérience de cette pratique dans sa totalité, c’est-à-dire de la même manière qu’on la vivrait si la perspective analytique n’était pas disponible.

24Traduction Anna Elsner