Fabula-LhT
ISSN 2100-0689

Dossier
Fabula-LhT n° 8
Le Partage des disciplines
Sémir Badir

Pour une épistémologie des Lettres

1Voici une rencontre terminologique qui ne peut manquer de heurter nos habitudes de langage. Ça peut exister, une « épistémologie des Lettres » ? La question n’est pas assurée d’une réponse positive, loin de là. Deux raisons indiquent que nous nous trouvons devant un problème. La première réside dans le fait que, depuis le xixe siècle, une scission s’est trouvée faite entre la philosophie et les sciences. Cette scission a pu être revendiquée à la manière d’une sécession, surtout du côté des sciences, ou au contraire contestée et refusée ; quoi qu’il en soit, de nos jours elle peut difficilement être ignorée. Or c’est dans cette scission, souvent remise en question, jamais effacée, qu’ont émergé l’Erkenntnistheorie en Allemagne, puis la philosophy of science et l’epistemology dans les pays anglo-saxons, et finalement l’épistémologie « à la française »1. La distinction entre science et philosophie est devenue consubstantielle à la réflexion épistémologique ; partant, elle détermine toute conception de l’épistémologie elle-même2. Les Lettres, n’étant rapportées ni à la philosophie ni aux sciences, ne sont entrées pour aucune part dans le débat épistémologique. Elles en ont été exclues pour la raison, simple en apparence, qu’il ne les concerne pas. La deuxième raison est que, une fois évincées du débat épistémologique, les Lettres n’y ont occupé aucune place, que ce soit sous la détermination des sciences ou dans l’ombre de la philosophie. Sur elles, dans la plupart des traditions épistémologiques, a pesé un oubli profond.

2J’en prends à témoin un seul exemple, qu’on ne peut pas soupçonner d’idéal scientiste ni de préjugé philosophique ; il s’agit de la réflexion menée par Gilles Deleuze dans son dernier ouvrage, Qu’est-ce que la philosophie ? (1992). Le philosophe français distingue plusieurs grands secteurs où a lieu la création d’« idées ». Les idées prennent une consistance différente selon les secteurs envisagés : elles deviennent des « concepts » en philosophie, des « fonctions » en sciences, des « percepts » dans la littérature et les arts plastiques, des « affects » en musique. Entre les types d’idées, toutes les correspondances et tous les mélanges sont prévus. Il n’empêche que les secteurs répertoriés expriment chacun un type d’idées à l’état pur et qu’en retour chacun de ces types manifeste la spécificité du processus de création d’un secteur donné. Où donc va-t-on placer, dans cette configuration, La Poétique de la rêverie, La Littérature et le Mal, Les Fleurs de Tarbes ou les Études sur le temps humain ? À quel secteur les raccrocher ? Et pour quel type d’idées ? Doit-on condamner les Lettres au mélange ? À moins qu’on refuse aux Lettres toute propension à créer des idées… En fait, les Lettres ne sont pas du tout prises en compte dans cette réflexion et, s’il fallait tout à coup songer à elles, on ne voit pas ce qui justifie le statut hybride qu’il faudrait accorder, de manière quasiment incontournable, à leurs idées, alors que la philosophie, si diverse en son devenir, se voit détentrice d’un type pur d’idées.

3Au reste, les raisons qui ont fait écarter les Lettres des considérations épistémologiques peuvent être reportées selon le point de vue des Lettres elles-mêmes. On observerait alors qu’avancer une « épistémologie des Lettres », c’est commettre un anachronisme, de la même manière que c’en est un de parler d’une théorie de la connaissance chez Platon ou chez Aristote. Du temps où se pratiquent les Lettres, non seulement il n’y a pas d’épistémologie, mais en outre le concept d’épistémologie n’y aurait pas trouvé sa place. Cet argument paraît très convaincant, à ceci près : contrairement aux œuvres de Platon et d’Aristote, que l’histoire peut situer clairement non seulement sur la ligne du temps mais aussi dans l’évolution des problèmes philosophiques, les Lettres ne connaissent pas de terminus ad quem pour clore leur histoire ni, partant, de reprise officielle quant à leur « matière » qui permettrait de qualifier cette histoire dans un contexte plus large. Aussi, l’anachronisme — car c’en est un — n’est-il pas d’un seul côté, et il ne relève pas seulement d’un point de vue : les Lettres ont perduré, d’une certaine manière, jusqu’à aujourd’hui, et il faut s’inquiéter de la tache aveugle qu’elles semblent constituer dans les considérations sur les pratiques de savoir.

4Faudrait-il voir en elles une survivance ? Les Lettres survivraient-elles à leur péremption spéculative ? La question vaudrait en tout cas la peine d’être posée. Or je remarque, premièrement, qu’il aura fallu attendre l’œuvre de Michel Foucault, venue cent cinquante ans au moins après cette péremption supposée, pour qu’il soit seulement possible de la formuler ; et, deuxièmement, qu’une archéologie des Lettres capable de décrire la place qu’elles occupent actuellement reste encore largement à faire3.

5Mais, en outre, on n’est pas obligé de reconnaître pour seule valable, face au problème que les Lettres posent à l’épistémologie, la seule approche historico-critique ; ni de penser que c’est à cause d’un changement d’épistémè qu’il n’y a pas d’épistémologie des Lettres. Quelques nouvelles considérations méta-épistémologiques me paraissent nécessaires pour mettre au clair les questions suscitées par l’accolement scandaleux du terme d’épistémologie avec celui de Lettres.

6Le domaine de l’épistémologie recouvre en fait deux modes distincts de description et de normativisation des savoirs : un mode « centripète » tourné vers l’intérieur d’une discipline, où sont énoncées des règles de co-présence entre conditions transcendantales, d’une part, théories et applications, d’autre part ; un mode « centrifuge » où s’effectue, à travers une argumentation rationnelle, une organisation générale des pratiques de savoir. Si l’on conserve le nom d’épistémologie au mode centripète, on lui donnera en revanche celui de gnoséologie quand elle définit les savoirs les uns par rapport aux autres.

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7Ce qui nous occupe présentement, ce ne sont pas les questions consacrées par la réflexion épistémologique proprement dite mais des questions de gnoséologie, c’est-à-dire des questions relatives à l’organisation des pratiques de savoir. Elles nous occupent d’abord à un niveau méta-gnoséologique : s’interroger sur la légitimité d’une conception de l’épistémologie dont l’objet pourrait être les Lettres présuppose une étude concernant le champ sémantique des usages de ce terme, ou bien — pour le problème considéré, cela revient au même — une enquête sur les approches susceptibles de conduire une réflexion portant sur les conditions transcendantales de la pratique des Lettres. L’étude sémantique comporte la question principale suivante : entendu que les Lettres sont tenues pour l’objet d’étude, est-ce que cela reviendrait au même de parler d’ « épistémologie des Lettres », ou de « philosophie des Lettres », ou encore : de « théorie de la connaissance à travers les Lettres », d’ « archéologie des Lettres », de « logique des Lettres », etc. ? ou faut-il au contraire envisager que parmi ces expressions certaines renvoient à des programmes distincts ? et, si c’est le cas, quel rapport ces programmes entretiennent-ils les uns avec les autres ?

8En outre, l’étude méta-gnoséologique met en évidence au moins trois niveaux hiérarchiques structurant les rapports entre les savoirs : le niveau de la configuration globale, le niveau de répartition par groupes, et le niveau de délimitation entre domaines.

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9On conçoit, bien entendu, que cette hiérarchie soit ouverte vers le bas : les domaines sont à leur tour organisés, selon des accents gnoséologiques particuliers, en sous-domaines, en théories, en courants historiques, en tendances, etc.

10Pour les Lettres, les problèmes gnoséologiques se signalent à tous les niveaux :

11- niveau 1 : comment concevoir la configuration globale permettant au mieux de rendre compte des Lettres ? parmi les suivants (mais la liste reste ouverte), quels sont les concepts adéquats — connaissance, pratiques du savoir, savoirs, science, sciences, arts, arts & sciences ?

12- niveau 2 : quels sont les groupements qui permettront de produire de la caractérisation épistémologique ? Lettres ? Geisteswissenschaften ? moral sciences ? humanities ? sciences humaines ? sciences sociales ? sciences de la culture ? sciences des cultures ? cultural studies ? philosophie ?

13- niveau 3 : quels sont les domaines constitués dont permet de rendre compte le groupe sélectionné ? la littérature ? la critique littéraire ? l’histoire littéraire ? la théorie littéraire ? le cinéma ? la critique cinématographique ? la rhétorique ? la poétique ? l’esthétique ? la sémiologie ? la sémiotique ? (j’en passe)

14Ces questions sont généralement approchées par une analyse historico-critique. On y montre que chaque forme de globalité, chaque groupe et chaque domaine a une histoire épistémologique propre, avec transformations, assimilations, dissociations, etc. On ne peut guère se passer d’une telle approche : elle donne aux questions un tour concret permettant de les saisir par les détails spécifiques à chaque cas. Il me semble toutefois qu’on aurait tort de s’en contenter. Car, je le rappelle, procéder à l’histoire épistémologique d’une discipline ou d’un groupe de disciplines est déjà une façon de faire de l’épistémologie, avec des présupposés et des limites méthodologiques particuliers à ce type d’approche. La proposition suggérée par le titre du présent article ouvre le champ des possibles épistémologiques. Une épistémologie des Lettres n’existe pas encore ? il faut pouvoir en réclamer les raisons et forger le cadre gnoséologique qui la rendrait possible, voire souhaitable.

15Ne considérons plus dorénavant que le problème gnoséologique relatif aux groupes de savoirs et à leurs dénominations (niveau 2), puisque c’est à ce niveau surtout qu’interviennent les Lettres. Si les groupes de savoirs se répartissaient sans chevauchements en époques historiques et en zones géographiques, les problèmes gnoséologiques qu’ils poseraient ne seraient pas différents de ceux que pose toute transposition dans l’espace et dans le temps. Or cette hypothèse ne se vérifie pas. Non seulement les dénominations, mais les groupes même qu’elles désignent, coexistent dans l’espace-temps. Sans doute ne sont-ils pas exactement contemporains ; ils n’en sont pas moins actuels au lieu et au temps de leur saisie par l’historien, par l’épistémologue ou par tout autre interprète. Ainsi des Lettres, en passe de devenir désuètes, et néanmoins maintenues (au moins à titre de configuration académique, en France comme en Italie ou en Belgique). L’éventualité d’une transposition rencontre les trois problèmes suivants :

16 - Y a-t-il des dénominations « actualisées » capables de rendre compte du groupement opéré aujourd’hui par les Lettres ? La réponse est : non. Elles désignent des groupements plus larges (par exemple, sciences humaines) ou plus restreints (cultural studies).
- Les dénominations ne déterminent-elles pas la globalité gnoséologique dans laquelle elles sont comprises ? Bien sûr que si. Désigner un groupement par l’expression de « sciences de la culture », c’est aussitôt le mettre sous l’emprise d’une totalité conçue comme « sciences » (mais pas nécessairement comme « les sciences », encore moins comme « la science »). Il reviendra aux épistémologues de préciser si, sous cette dénomination, les sciences de la culture ont une épistémologie radicalement distincte de celles d’autres groupes (on ne pense généralement qu’à un seul autre : les sciences naturelles) ou si au contraire un certain noyau épistémologique peut être maintenu entre les groupes. En revanche, il ne leur sera plus permis d’inclure certains domaines dans ces groupes, ni même d’opérer des rapprochements épistémologiques entre tel domaine appartenant à l’un des groupes et tel autre qui n’en fait pas partie ; à tout le moins, leur sera-t-il beaucoup plus difficile de rendre compte de tels arrangements. Or, si l’on admettait de transposer les Lettres en sciences de la culture, un tel état des choses s’avèrerait problématique, car les Lettres ont certainement beaucoup d’intérêts en commun avec la littérature, et même il est permis d’envisager que celle-ci soit incluse en leur sein. Autrement dit, il semble que les Lettres forment une famille, là où les sciences se pensent sur le modèle de l’ensemble (centré ou non centré) ou de la hiérarchie. Qui plus est, il n’est pas sûr que les Lettres puissent être dénombrées comme le sont les sciences. Il est évident en tout cas qu’un domaine des Lettres n’est pas « une Lettre ». Là aussi, la transposition montre que les dénominations impliquent directement les groupes dans une forme gnoséologique particulière de globalité.

17- Quand même on s’accommoderait d’une transposition dans les conditions stipulées jusqu’ici, il resterait que chaque groupe déplace le centre d’attention sur un domaine particulier. Les Lettres, dans leur configuration actuelle, placent les études historiques et critiques de la littérature au centre de leur pratique. Pour le groupe des sciences de la culture, l’anthropologie, l’histoire ou les « sciences de la communication » peuvent prétendre à cette position. Il est évident que les questions épistémologiques ne seront pas exactement les mêmes suivant l’un ou l’autre cas.

18Une épistémologie des Lettres envisage donc une réflexion centrée sur l’étude des textes littéraires. Cette réflexion emploie les moyens qui sont à la disposition d’une épistémologie pour l’analyse de n’importe quelle science ou groupement scientifique. Aussi ne se limite-t-elle pas à une approche historico-critique mais fait siennes en outre les réflexions internes que l’on trouve dans les textes des praticiens des Lettres, les essais de formalisation (ou de systématisation) et les arguments génétiques. À l’analyse des conditions transcendantales de la pratique des Lettres, elle adjoint sa projection utopique, sa présentation déontologique et la vulgarisation de ses méthodes. — Mais en voilà assez de cette présentation bien aride, j’en conviens volontiers.

19À titre de complément, et pour donner un peu de chair aux problèmes épistémologiques, et plus particulièrement gnoséologiques, qui viennent d’être évoqués, je me propose à présent de faire une incursion dans l’étude historico-critique, non des Lettres et de leur pratique, mais des velléités d’investigation épistémologique portées à leur endroit, en écartant toutefois celles qui ont privilégié justement la seule approche historico-critique. Je tâcherai ainsi de montrer dans quelle mesure les Lettres, selon leurs méthodes et leurs enjeux, opposent une résistance au projet épistémologique des sciences. Je le ferai en présentant et commentant trois querelles historiques entre littéraires et scientifiques (l’affaire Sokal, Snow vs Leavis, Arnold vs Huxley,) dont la portée gnoséologique, atteignant la constitution structurelle des savoirs, présente un indice hautement singularisant de la détermination des études littéraires face aux autres disciplines.

L’affaire Sokal

20Les problèmes épistémologiques dans lesquels se débattent les Lettres ont été secoués par une actualité qui est encore dans toutes les mémoires, connue sous une locution à connotation judiciaire qui la rend aussitôt emblématique : « l’affaire Sokal ». Le débat qu’elle a suscité a pris une ampleur exceptionnelle au regard de son contenu : il a été porté au devant des médias et a connu une dimension internationale. À la suite du canular de Sokal4, en 1996, et de la parution, un an plus tard, en français, de l’ouvrage de Sokal & Bricmont, Impostures intellectuelles (1997), plusieurs ouvrages ont paru, tant en France qu’aux Etats-Unis, qui peuvent afficher des réflexions d’ordre épistémologique au sujet de la pratique des Lettres5. Un livre se démarque : celui d’Yves Jeanneret, L’Affaire Sokal et la querelle des impostures (1998), parce que les réflexions qu’on y trouve, et beaucoup sont d’ordre épistémologique, portent principalement sur le déroulement de l’affaire et déplace, du même coup, le champ d’investigation défendu, tels des gladiateurs, par les champions des Lettres.

21Pour ce faire, Jeanneret se base sur les discours tenus et procède à une analyse des textes et de leur circulation. Ce qui apparaît alors, c’est que l’affaire Sokal a changé plusieurs fois d’objet et de contexte. 1) À l’origine, le canular ne vise qu’un objectif politique au sein de la gauche américaine. Alors que la revue Social Text critique la gauche traditionnelle (the New Left)6, un partisan de celle-ci décrédibilise la position tenue par ses éditeurs, celle d’une gauche « postmoderne ». 2) Toujours aux Etats-Unis, une fois répercutée par la presse nationale, l’affaire prend un nouvel objectif, institutionnel, au sein de l’université américaine. Il s’agit cette fois de décrédibiliser une certaine frange du corps enseignant des Humanities et des social sciences, à savoir les personnes qui œuvrent dans les cultural studies et dans les science studies. L’affaire se dépolitise pour devenir l’expression d’un conflit interne à un corps professionnel où Sokal, physicien de formation, n’intervient plus qu’à titre de prestigieux outsider pour les uns (les traditionalistes), de trublion désœuvré pour les autres (les postmodernistes). L’affaire n’est pas alors sans rappeler d’autres querelles du même type (je pense en particulier à la querelle, dans les années 1960, autour de la Nouvelle critique, et dont les héros antagonistes ont été Raymond Picard et Roland Barthes). 3) Une fois parvenu de l’autre côté de l’océan, le conflit va trouver d’autres antagonistes. Il va affronter scientifiques et littéraires, chaque clan comportant un si grand nombre de « traîtres » qu’il prend des airs de guerre civile. Il s’agit en effet de rallier le plus grand nombre à sa cause ; non seulement plus personne ne peut rester neutre, à commencer par les médias, mais des volontaires décident de s’y engager, sans qu’ils aient été mis en cause auparavant. Le conflit se désinstitutionnalise : il s’agit moins d’attaquer des positions institutionnelles que de contrer des arguments épistémologiques. On peut dire que le contexte d’origine contenait en germe les suivants, car le texte du canular étayait des thèses épistémologiques et le canular lui-même pointait du doigt un dysfonctionnement institutionnel (en l’occurrence : éditorial). Il reste toutefois surprenant que les enjeux d’origine, politiques et institutionnels, aient pu en fin de compte disparaître, y compris des charges ultérieures de Sokal et de ses acolytes.

22À cette analyse, magistrale, de Jeanneret, on peut demander ce que l’on demande à toute étude historique : pourquoi ? On entre alors plus résolument dans une interprétation. Pour quelles raisons la querelle s’est-elle déplacée, depuis des enjeux politiques perçus uniquement au sein de la gauche américaine universitaire, jusqu’à des enjeux épistémologiques où se sont fait entendre des communautés du savoir diversifiées tant selon leurs sensibilités épistémologiques que par leur localisation géographique ? Qu’est-ce qui a motivé ce déplacement ? Et aussi : qu’est-ce qui l’a permis ? questions qui font intervenir les aptitudes et les croyances.

23Un conflit a tendance à se gouverner lui-même, parce que les buts poursuivis ne concordent pas exactement avec les moyens mis en place pour les atteindre. Dans le cas du canular qui est à l’origine de l’affaire, on est même très loin du compte. L’argument de Sokal suit une chaîne inférentielle bien peu valide : 1) il existe une mauvaise gauche, faisant concurrence à une bonne, dans l’université américaine ; 2) en effet, l’instance la plus prestigieuse de cette gauche-là, la revue Social Text, est mal gérée, 3) puisque ses éditeurs ont publié un texte qui ne vaut rien, 4) ce qui prouve qu’eux-mêmes, dans leurs propres travaux, n’ont aucune méthode à faire valoir (« le roi est nu ») ; 5) il faut donc opérer une salutaire imputation de cette mauvaise partie de la gauche qui gangrène le corps académique.

24L’argument tient d’abord à deux croyances. Premièrement, on suppose qu’il existe un lien nécessaire entre deux types d’idéologies : l’idéologie interne afférente à la pratique d’un savoir et l’idéologie politique soutenue par certains agents de cette pratique7, de sorte que si l’on prend la première en défaut on invalide automatiquement la seconde. Deuxièmement, on ne fait pas de différence entre théorie, méthode, épistémologie et idéologie interne d’une pratique du savoir ; on les écrase au contraire les unes sur les autres : une remise en cause de l’idéologie interne (accepter un texte qui n’a pas de fondement scientifique) revient à invalider la méthode employée dans une pratique de savoir (aucun fondement scientifique ne soutient les textes au sein de cette pratique).

25Ces deux croyances effectuant des opérations d’assimilation (entre deux types d’idéologie, puis entre idéologie interne et méthode), on fait le pari que, pour abattre un ennemi, il faut chercher à l’atteindre en son point faible, surtout si l’on estime être bien armé soi-même pour agir ainsi. Pour anticiper la portée de son attaque, Sokal a pu ainsi spéculer sur les aptitudes des deux parties : faiblesse méthodologique patente du côté des éditeurs de Social Text, contre force méthodologique et épistémologique assurée du côté du physicien Sokal. La « démonstration » accomplie par le canular consiste à établir que l’impression d’autorité qui se dégage des textes publiés dans Social Text est purement illusoire : il n’y a aucune aptitude endogène (aucun savoir) digne de ce nom à alléguer pour une telle pratique ; et cette illusion est due à un vide méthodologique : il n’y a aucune aptitude exogène (aucun pouvoir) capable de combler cette illusion. A contrario, on soutient implicitement (impression d’autorité) que le physicien est autorisé à pratiquer le savoir (aptitude endogène) parce qu’il applique une méthode et qu’il est soutenu par une épistémologie qui rendent celui-ci possible (aptitude exogène).

26On le voit, pour se défendre contre une telle attaque, il ne suffit pas de tirer un bouclier : ce serait admettre comme plausible le motif de l’attaque. Il faut retourner l’arme contre l’attaquant. Il est nécessaire de dépasser le cadre d’une analyse des conditions transcendantales qui entend rendre compte d’une procédure scientifique plus conceptuelle que textuelle, et il faut au contraire étendre l’analyse épistémologique aux croyances et aux aptitudes qui déterminent la pratique de savoir dans laquelle les textes sont produits. C’est ce qu’avait aussitôt tenté d’argumenter l’un des éditeurs de Social Text, Bruce Robbins : publier le texte proposé de Sokal, objectait-il, ne supposait pas qu’on se soit accordé sur le sens de ses arguments, ni qu’on ne puisse en critiquer la méthode ; il suffit en fait qu’on puisse lui accorder une impression d’autorité suffisante. Or, dans le cadre d’une épistémologie scientifique classique, cet argument n’est pas recevable, puisque, pour les tenants d’une telle épistémologie, ce texte, n’ayant aucun sens, n’a aucune autorité à faire valoir — c’est l’illusion pure. L’éditeur ne fait donc que s’enfoncer8 ! Tant que les croyances et les motivations ne sont pas élevées au rang des conditions transcendantales d’une pratique, il suffit donc d’accuser un manquement local, empirique, ne dépendant que de la pratique d’un groupe de personnes (en l’occurrence, les éditeurs de Social Text, mais aussi, à travers eux, tous ceux qui les « flattent » et qui ont en commun de prétendre à une certaine position politique). Autrement dit, Sokal accuse une méthode mais n’envisage aucunement que les éditeurs de Social Text puissent émettre un désaccord d’ordre épistémologique. Il y a donc, dès l’origine, un déni impératif : celle de la possibilité d’une autre épistémologie que l’épistémologie dominante, à savoir l’épistémologie scientifique.

27Comment faire ? Comment contrer un argument qui est dénié ? C’est lorsqu’on est exposé à un tel problème qu’on peut comprendre la force coercitive de toute épistémologie, et des accointances que celle-ci entretient avec des croyances et des aptitudes. Pour ma part, je n’envisage qu’une issue possible : c’est de plaider pour la possibilité d’une épistémologie alternative, capable d’intégrer l’idéologie interne comme une de ses composantes. On dispose alors d’un excellent motif pour expliquer les déplacements qu’a connus le conflit. Le discours épistémologique, a-t-on vu, n’est pas uniformément réparti en un seul genre textuel, ni même en une seule pratique. Lorsqu’il s’agit de débattre des croyances et des aptitudes que comporte nécessairement son objet, les genres généralement employés sont ceux où s’illustrent la glose exotérique (le savant parlant de sa pratique à un lecteur non spécialiste) et le commentaire pédagogique (le journaliste ou le vulgarisateur rapportant les conditions épistémologiques et gnoséologiques dans lesquelles se pratique un savoir). Aussi le conflit suscité par l’affaire Sokal a-t-il suivi la pente qui était la plus naturelle pour lui : il a cherché sa résolution dans la mise à jour des croyances et des aptitudes des protagonistes, objectif pour lequel le débat dans la grande presse et la littérature pamphlétaire sont parfaitement adaptés.

28C’est là un point de désaccord entre mon interprétation et le commentaire de Jeanneret. Celui-ci semble considérer en effet que la presse n’est pas le lieu où débattre de graves questions épistémologiques. Il présuppose par là que ces questions réclament une technicité théorique, ou qu’elles ont une complexité historique, qu’il est impossible de répercuter adéquatement dans des commentaires journalistiques. Je ne crois pas que ce soit obligatoirement le cas. La formulation des croyances et des aptitudes n’est pas particulièrement technique ni complexe. Il y a même une affinité entre les aptitudes du faire discursif des savants, l’exotérisme et l’horizon pédagogique de la presse : tous trois entrent dans l’utopie de la communication chantée par Grice sur un air de rengaine aphoristique. Parler pour dire quelque chose, de manière aussi concise et précise que possible, sans chercher à tromper : ces maximes sont inscrites dans le cahier des charges de la presse et la prédisposent à servir de chambre de résonance pour le débat épistémologique. La presse voudrait réaliser ce lieu utopique (pas forcément irénique) où les gens, en dépit des différences générationnelles (entre « bonne » et « mauvaise » gauche américaine, il existe en effet une différence d’âge), nationales (culture française et culture anglo-saxonne) et claniques (Lettres et sciences, traditionalistes et adeptes de la « theory »), se parlent les uns les autres. En réalité, ils ne s’y parlent guère, mais ils montrent qu’ils peuvent le faire, c’est-à-dire qu’ils pourraient le faire si, justement, n’existaient pas ces différences d’éducations générationnelles, de cultures nationales, de sensibilités intellectuelles, etc. : l’aptitude à « parler un savoir » est la chose que la presse, plus que toute autre instance médiatique, leur accorde en partage.

29Il me semble toutefois que la difficulté des questions soulevées par l’affaire Sokal se trouve ailleurs : dans le fait que croyances et aptitudes sont déniées par l’épistémologie scientifique, et que leur formulation devient de ce fait problématique. En ce sens, l’affaire Sokal a fonctionné comme un formidable révélateur : elle a soulevé la possibilité d’une autre épistémologie, et le besoin que peuvent encore en avoir, aujourd’hui, certains agents dont la pratique de savoir est dévalorisée et décrédibilisée par les tenants de l’épistémologie scientifique. Or, malgré la toute-puissance idéologique de l’épistémologie scientifique et, en regard, malgré l’infériorité insigne, tant sur le plan institutionnel que social au sens large (médias, éducation), de « l’autre épistémologie », il est clair, d’un point de vue théorique (méta-épistémologique), que les deux épistémologies ont nécessairement la même puissance : elles aspirent à une légitimité exclusive. L’affaire Sokal a réveillé le Léviathan : bien loin de seulement se porter à l’aide des pratiques attaquées, celui-ci prétend étendre sa mainmise sur n’importe quelle pratique. Tel est aussi, à mon sens, le devenir d’une épistémologie jouant en faveur des Lettres mais valant en droit pour n’importe quelle pratique. Dans cette optique, une épistémologie des Lettres est à la fois le moyen et l’un des buts à atteindre. Elle n’imposera son domaine qu’à mesure de sa capacité à montrer les moyens de son édification. Du coup, il est vrai, elle amènera les arguments dégagés à l’horizon d’une pédagogie absolue du débat épistémologique à un certain niveau d’élaboration théorique. Mais il est bien compréhensible que ces arguments se soient d’abord laissé formuler dans le cadre utopique de la vulgarisation et du débat d’idées entre « honnêtes hommes ».

30La remise en cause de l’épistémologie scientifique, au-delà de ses variétés et des débats internes que celles-ci suscitent, n’est d’ailleurs pas, comme on sait, une première. Les réflexions (variées, elles aussi) menées sous la bannière de la sociologie des sciences ont la même prétention hégémonique. Wagner rapporte ainsi que

31Pour [les sociologues des sciences contemporains], la science est avant tout une construction sociale, qui n’est que partiellement déterminée par les traits de la réalité objective. […] On comprend aisément qu’une telle position relativiste, anti-rationaliste, fermement éloignée de toute forme de réalisme et qui récuse toute approche non sociologique de la science puisse susciter les objections et même une franche hostilité du côté des philosophes qui pensent que la rationalité des sciences est autre chose qu’un ensemble de déterminations sociales9.

32Comme attendu, Wagner évoque le cas de cette sociologie parmi les exemples de « rapports non épistémologiques à la science ». Mais ce que, au nom d’une épistémologie alternative, on pourrait dénoncer, tout en maintenant l’exigence à poursuivre l’analyse à un niveau transcen­dantal face aux aspects sociaux (hormis ceux entérinés par une caractérisation historique), c’est la réduction de toute pratique scientifique à sa rationalité ; partant, c’est la limitation de l’investigation épistémologique aux seuls problèmes concernant la rationalité scientifique.

L’échauffourée Snow – Leavis

33Quelque trente années avant l’affaire Sokal, un autre accrochage avait déjà eu lieu entre scientifiques et littéraires. Les circonstances et le dénouement en furent toutefois très différents, au point que, rétrospectivement, l’affaire déclenchée par Sokal prend un air de revanche. Tout commença par une conférence donnée à Cambridge par Charles P. Snow. Sir Charles Snow est un physicien, professeur dans cette université ; il a occupé des fonctions importantes durant la Seconde Guerre mondiale ; enfin, il est l’auteur d’un cycle romanesque intitulé Strangers and Brothers où il dépeint l’ambition et les intrigues des hommes de pouvoir. Sa conférence est publiée en 1959 sous le titre The Two Cultures and the Scientific Revolution10. La presse a réservé à cet essai une place importante dans ses feuilles, en particulier aux États-Unis. Frank R. Leavis, né à Cambridge, fondateur de la revue Scrutiny et auteur d’essais sur la littérature de l’ère victorienne, a fait publier dans la presse, en 1962, une réplique dont le titre est Two Cultures ? The Significance of C.P. Snow11. Il est revenu à la charge huit années plus tard, en 1970, dans le Times Literary Supplement avec un article intitulé « ‘Literarism’ vs ‘Scientism’ », auquel Snow a répondu, dans les pages du même journal, par un article intitulé « The Case of Leavis and the Serious Case ». Pas loin d’une centaine d’articles ont entretenu la polémique durant la décennie.

34Peut-être appréciera-t-on que je donne un résumé de la conférence qui est à la base de la polémique. Je le borne toutefois au premier chapitre, les chapitres suivants développant la seconde partie du titre (sur la révolution scientifique).

35Résumé :
Un golfe d’incompréhension mutuelle s’est creusé entre les « intellectuels littéraires » et les scientifiques (dont les physiciens sont les meilleurs représentants). Les non-scientifiques (expression que l’auteur retient finalement) considèrent que les scientifiques sont trop optimistes, inconscients de la condition humaine. Les scientifiques croient de leur côté que les intellectuels littéraires manquent totalement d’intérêt pour le bien collectif, soucieux seulement de l’art et de la pensée comme lieu existentiel. En réalité, ils ont les uns et les autres des cultures tout à fait différentes. (Sans doute pourrait-on arguer que ce binarisme est une simplification outrancière ; que, notamment, il existe au moins une troisième culture, celle des sociologues, par exemple, qui ne sont pas des scientifiques mais qui partagent avec les scientifiques bien des sentiments. — Mais l’auteur ne veut pas entrer dans ces nuances, et ne prétend pas dresser une carte complète des cultures de la connaissance.)
Il faut bien voir que les scientifiques partagent entre eux une véritable culture. Indépendamment des différences religieuses et politiques qui peuvent les opposer (encore que la plupart soient non croyants et plutôt à gauche), ils partagent des attitudes et des règles de comportement. Ils ont également en commun une croyance fondamentale : ils ont le futur dans le sang12. Du côté des non-scientifiques, le champ des règles et des attitudes est plus étendu et plus diversifié. Mais on peut considérer qu’ils ont en commun une anti-croyance : « la culture traditionnelle souhaite que le futur n’existe pas13 ». La culture des scientifiques peut les porter vers certains arts, notamment la musique, mais rares sont ceux qui s’intéressent aux livres. L’ensemble de la culture littéraire ne relève pas de leurs intérêts. Cela étant, leur compréhension imaginative est aussi pauvre qu’elle peut l’être. Pour les littéraires, les scientifiques sont des spécialistes ignorants — mais combien de littéraires peuvent énoncer la seconde loi de la thermodynamique ? Pour Snow, le fossé existant entre les deux cultures est éminemment déplorable ; aux uns comme aux autres de s’efforcer de le combler.

36Un commentateur de la polémique soutient que les arguments avancés lors de cette conférence ne sont ni originaux ni profonds14. Je ne suis pas de cet avis. Il est vrai que la division entre deux cultures rappelle des gestes gnoséologiques antérieurs15. Toutefois la manière de les argumenter me paraît quant à elle assez originale. Elle consiste à mettre en parallèle, pour distinguer les deux cultures, des croyances (avoir le futur dans le sang, ou le refuser), des aptitudes (des règles de comportement), et même, semble-t-il, des motivations quoique sur le mode négatif (manque de compréhension imaginative de la part des scientifiques). Le terme de culture est suffisamment vague pour comprendre de tels modes d’existence du discours manifesté par les uns et les autres. Snow prend en outre la précaution de montrer qu’il s’agit là de cultures internes aux pratiques de savoir, indépendantes d’autres champs idéologiques (religieux ou politique). Il faut par ailleurs se montrer attentif à la difficulté que Snow éprouve à caractériser les aptitudes des littéraires, et certainement se montre-t-il également moins affirmatif quant à leur « anti-croyance fondamentale » (celle-ci est surtout envisagée pour le contraste qu’il s’efforce de construire). Cette difficulté est réelle. En dehors des études historico-critiques, il n’y a pas pour les Lettres d’équivalent à l’épistémologie élaborée pour les sciences (et, en partie, par les scientifiques). Enfin, il y a une certaine sagesse à parler, d’emblée, d’incompréhension et de représentations (entendu : de représentations caricaturales, ou tout simplement fausses) que les uns se font sur les conditions « culturelles » de la pratique des autres.

37Cette argumentation soulève toutefois deux problèmes — deux problèmes authentiques, et non de simples objections. Primo, Snow ne fait pas de différence, quand il parle de culture littéraire, entre la pratique des écrivains et celle des universitaires. Secundo, Snow ne détermine pas la place de son propre discours : se situerait-il au-delà de la division qu’il institue ?

38Ce sont ces deux problèmes que va pointer, à sa manière, Frank R. Leavis. D’une part, il refuse à Snow le droit de parler de la culture littéraire. D’autre part, il attribue au département d’Anglais une mission spécifique qui ne peut être assimilée à celle de tout créateur littéraire16. Cependant, les contre-arguments qui étayent ces positions ont provoqué beaucoup de remous et de malentendus. On peut les rassembler en deux nouvelles problématiques.

39Premièrement, Leavis semble faire à Snow une querelle de mots. Il refuse l’éventualité que les scientifiques puissent avoir une culture17. Il n’existe qu’une seule culture et il faut s’en faire une haute opinion. Mettre deux cultures en parallèle, ainsi que le fait Snow, c’est condamner la seule existante à une dévalorisation complète18. Snow avait pourtant précisé que s’il mettait la « culture littéraire » en face d’une culture scientifique, c’était bien « au sens anthropologique qui peut être attribué à cette expression19 ». Il faut ainsi considérer l’argument de Leavis comme problématique dans la mesure où parler de la « culture littéraire » en une acception idéologique ou « anthropologique » de l’expression est pour lui une manière de dénier, en opérant une substitution indue, la culture au sens non « anthropologique » du terme, i.e. la « haute culture ».

40Deuxièmement, les contre-arguments employés par Leavis sont, pour une large part, des arguments ad hominem extrêmement outrageants. Leavis ironise sur la valeur littéraire des romans de Snow. En ce qui concerne l’histoire et la littérature, il accuse celui-ci d’être totalement ignorant de ce dont il parle. Il insinue également que Snow pourrait être également très mal vu d’un certain nombre de scientifiques20. Dans la préface à la première édition américaine de sa conférence, il réplique aux critiques qui lui ont été faites entre-temps, au sujet de ses attaques ad hominem, en affirmant qu’il entendait récuser l’auto-inféodation de Snow comme augure et messager de la culture littéraire. Les « intellectuels littéraires » dont Snow fait partie ne sont en aucun cas porteurs de la « haute culture », en dépit de leurs prétentions. Sur le même banc des réprouvés, Leavis met le service littéraire de la BBC (The Listener), les suppléments littéraires de quotidiens (tels l’Observer et le Sunday Times) et le British Council. Il ajoute :

Le « monde littéraire » doit maintenir le sentiment — et l’illusion générale — de son intégrité (of its own comprehensiveness). Il est exempté de tout contrôle par le public éduqué — la communauté intellectuelle et spirituelle grâce à laquelle, aussi longtemps qu’elle pourra être prise à témoin dans cette civilisation technologique, le critique peut attester de l’existence de normes. Le « monde littéraire » est son propre public — le seul dont, en principe, il soit conscient. Il répugne à l’idée qu’il pourrait y en avoir un autre : un public éduqué en mesure de ne pas le prendre au sérieux21.

41Leavis admet que les Snow pourraient aussi, très bientôt, gouverner « son » monde, bien que « nous ne devions pas regarder ces conséquences culturelles pour inévitables22 ». On serait en droit de se demander en quelle acception « culturelles » est utilisé à l’occasion de cette dernière bravade.

42C’est une position paradoxale que tâche de maintenir Leavis. D’un côté, il refuse d’entrer dans les vues « anthropologiques » de son adversaire, niant que la notion de culture ait quelque lien que ce soit avec de telles vues. Mais, de l’autre côté, en champion de la « haute culture », il en appelle à des croyances et des aptitudes sans lesquelles celle-ci ne pourrait survivre. En outre, Leavis témoigne d’une conscience aiguë de la médiatisation dans laquelle un tel débat épistémologique est pris. Il dénonce à l’avance les « traîtres », non seulement parmi le « petit monde littéraire », auquel Snow participe en tant que romancier, mais aussi dans le département d’Anglais, où ses idées ne font pas l’unanimité, et même parmi les hérauts de la haute culture en général, le grand ennemi étant en fin de compte, pour lui, le « monde des Lumières », où l’Anglais (toujours employé avec une majuscule sous sa plume) devient une simple sous-section dans la section des Arts23.

43Toutefois, l’aspect paradoxal de cette position est, peut-on estimer, en grande partie contraint par le cadre dans lequel se développe la polémique. Il témoigne de l’ « incompréhension » dont Snow déplorait l’élargissement entre les littéraires et les scientifiques, et la renforce même au passage. Leavis, en effet, ne saurait jouer le jeu de la médiatisation d’après les braves maximes griciennes : il ne l’utilise qu’à seule fin de rejeter son horizon pédagogique, horizon dont il pense, depuis la hauteur d’un élitisme revendiqué, qu’il a été tracé au rabais pour des myopes. Son discours accomplit un acte performatif : vous ne me comprenez pas, et c’est ainsi que j’illustre le mieux la position que j’entends défendre. Leavis rejette ainsi la position de sage — bien contestable, il est vrai — adoptée par Snow, lequel voudrait rendre compte d’une incompréhension générale tout en exemptant son propre discours du risque qu’elle engage. Car c’est bien d’engagement qu’il s’agit : Leavis défend une position discursive qui, pour être « épistémologique », c’est-à-dire constitutive de sa pratique même, n’en réclame pas moins, de la part de ses praticiens, un engagement réel, justifiant les attaques ad hominem dès lors que les discours, le sien comme celui de tout autre praticien du savoir, sont portés par des sujets. Aussi, sa « performance », tel un miroir, renvoie-t-elle le discours tenu par Snow à un statut également paradoxal.

La disputatio de Matthew Arnold et Thomas H. Huxley

44Par bien des aspects, le conflit dont l’article de Snow a créé l’incident est lui-même une reprise d’une controverse qui s’est passée en Angleterre soixante-dix sept années plus tôt (en 1882), entre Matthew Arnold et Thomas H. Huxley24. La différence entre les deux controverses réside dans la prédominance de l’une ou l’autre culture dans l’opinion publique : à la fin du XIXe siècle, l’idéal littéraire demeurait le plus communément admis, ce qui n’est plus le cas en 1959. Cette fois encore, c’est le « scientifique » qui crée l’incident.

45Avec Huxley, on peut comprendre que le criticism et la littérature sont deux termes susceptibles de désigner une même réalité, bien que lui-même remette en question cette association. Il accorde que le « criticism of life » est l’essence même de la culture ; mais il met en doute le fait que la littérature puisse suffire à cette tâche. Alors que le latin n’est plus la clé de la connaissance, les humanistes du XIXe siècle font exactement comme s’ils vivaient encore à la Renaissance. Or ils n’ont certes plus le monopole du criticism of life : celui-ci est l’œuvre également des scientifiques, dont les humanistes ignorent tout. Comme Snow après lui, Huxley plaide dès lors pour une complémentarité entre les deux types d’éducation, humaniste et scientifique.

46Arnold réplique à Huxley, avec beaucoup de courtoisie, qu’il a tort de réduire la littérature aux seules Belles-Lettres. Apprendre une langue et une littérature, c’est apprendre tout ce que les hommes d’une nation ont pensé et écrit, science incluse. Le problème n’est donc pas là où Huxley entend le placer. Le problème est que, parmi les connaissances, il y en a qu’il faut appeler des connaissances-outils, comme celle de l’accent grec ou de la physiologie des veines et des artères ; ces connaissances sont réservées aux spécialistes et ne peuvent suffire au criticism of life. Or il est un fait que les scientifiques ont une tendance beaucoup plus accentuée que les littéraires à la spécialisation ; c’est pourquoi ces derniers sont plus à même de pourvoir à l’éducation culturelle, la seule qui soit appropriée au plus grand nombre.

47Plus on remonte dans le temps, plus le souci pédagogique prévaut sur l’enjeu épistémologique dans le différend qui oppose les scientifiques aux littéraires. Cependant, c’est aussi avec Arnold que l’on trouve la position épistémologique la plus claire en faveur des Lettres. L’épistémologie des sciences est partialisante : elle a tendance à trier les discours en domaines strictement circonscrits. Au contraire, l’épistémologie des Lettres est totalisante : elle privilégie les objectifs synthétiques sur les objectifs analytiques. Ce différend a des répercussions importantes sur la conception même de l’épistémologie. Du point de vue de l’analyse gnoséologique, l’épistémologie des sciences va être conduite à prononcer des exclusions ; par contre, l’épistémologie des Lettres ne fera pas de distinction théorique entre la littérature et la critique littéraire ; qui plus est, elle étendra la littérature à des genres textuels qui ne relèvent pas des Belles-Lettres — essai, roman policier, bande dessinée, jusqu’à la « novellisation » récemment mise à l’étude par Jan Baetens (2008). Du point de vue de l’analyse interne, l’épistémologie des sciences réduira son objet aux processus de rationalité ; l’épistémologie des Lettres serait bien en peine d’opérer une telle réduction, dès lors que la littérature est partie intégrante de sa pratique.

Récapitulation

481. Dans l’épistémologie des sciences, à laquelle on pense habituellement quand on parle d’épistémologie, les Lettres n’ont guère de place ; ceci est vrai de fait (les ouvrages d’épistémologie ne s’occupent pas des Lettres, et c’est à peine si elles y sont mentionnées comme forme particulière de savoir), mais aussi du point de vue épistémologique même : les Lettres appartiennent à une autre « culture ». On pourrait souhaiter que les deux cultures — la culture scientifique pour laquelle l’épistémologie fonctionne comme garant, et la culture littéraire — soient complémentaires. Ce vœu pieux va, hélas, à l’encontre du projet des Lettres, c’est-à-dire de leur constitution, selon les fins et les moyens, les croyances et les aptitudes, en tant que pratique de savoir.
2. Les Lettres se trouvent ainsi dans l’obligation — c’est d’abord pour elles une question de survie — de proposer une autre épistémologie, programmatique ou utopique (puisque, jusqu’à présent, l’épistémologie est la chasse gardée des sciences). Seulement, étant donné que toute épistémologie a une portée hégémonique, il faut bien admettre que, dans l’épistémologie des Lettres, les sciences, à leur tour, risquent de perdre beaucoup de leurs privilèges : elles ne constitueront plus le cas remarquable sur lequel la réflexion épistémologique est construite. Or cette épistémologie présumée n’est pas complètement virtuelle. Elle a, constate-t-on, suffisamment de consistance pour que des scientifiques, ou leurs hérauts, cherchent à démarquer la pratique des sciences de celle des Lettres, voire à décrédibiliser l’ambition à laquelle peuvent prétendre les praticiens des Lettres quant à la formulation de positions épistémologiques qui leur soient propres. Des polémiques s’en sont suivies depuis plus d’un siècle. Leur médiatisation, bien qu’elle semble rarement se porter à l’avantage des « littéraires », bat toutefois en brèche la clôture du débat épistémologique dans une stricte critique de la rationalité des pratiques de savoir telle qu’elle est ambitionnée par l’épistémologie des sciences.
3. La nécessité d’un point de vue méta-épistémologique se fait alors sentir. Ce point de vue trouve, pour son établissement, plusieurs options devant lui. L’une d’elles, la plus immédiatement utilisable, consiste en une approche historico-critique. On aura tôt fait alors de poser une histoire des épistémologies : l’épistémologie des Lettres a régné sans partage jusqu’au XVIIIe siècle et elle restera dominante, dans certains champs discursifs dont celui de l’éducation et de la grande presse, tout au long du XIXe siècle ; l’épistémologie des sciences prend progressivement le relais, pour atteindre un monopole de fait au XXe siècle. La critique historique établit en outre que le concept même d’épistémologie n’émerge qu’avec l’ascension des sciences, de sorte que l’expression d’ « épistémologie des Lettres » constitue un anachronisme, ce qui semble cadenasser toute possibilité de débat et d’évaluation des épistémologies entre elles. Il y a là un plaidoyer pour le bon sens : ne cherchons pas à comparer des incomparables.
Subsiste toutefois un problème dont témoignent les réactions des littéraires dans les polémiques provoquées par les scientifiques. Les Lettres continuent à se pratiquer, et l’on ne peut pas obliger les praticiens d’un savoir à se plier à une épistémologie qui n’assure pas la validité (la valeur) de leur pratique, qui même, au moindre mouvement d’humeur, peut servir à les décrédibiliser tout à fait.
4. Il importe dès lors de continuer à penser au projet d’une épistémologie des Lettres, selon un point de vue méta-épistémologique qui ne saurait être seulement historico-critique (lequel est trop passif, non explicitement engagé dans le débat épistémologique). Ce projet, compte tenu des moyens et objectifs inhérents à toute épistémologie, connaît deux modes de manifestation privilégiés. D’une part, il conduit à développer une utopie interne. Ainsi, par exemple, pour Leavis, l’Anglais n’a rien à voir avec une matière enseignable telle que l’histoire de la littérature anglaise. L’Anglais est le lieu où universitaires et étudiants de tous niveaux peuvent établir une collaboration active qui fonde véritablement la critique (criticism), quant aux « problèmes les plus profonds de notre civilisation — problèmes que les sociologues (sociologists), les chercheurs en sociologie (social scientists), les travailleurs sociaux, les anti-racistes (anti-racialists), les hommes d’État, et les “progressistes” (enlightened) en général ignorent25 ». Ce doit être un centre pour une opinion bien informée et responsable à l’adresse du public éduqué. Leavis précise — mais il s’agit selon moi d’une dénégation — qu’il n’y a rien d’utopique dans ses propos ; seulement une conscience en action et en combat contre le monde tel qu’il va. Je crois qu’il importe, pour le projet d’une épistémologie des Lettres, de lever la dénégation, en soutenant cependant qu’une utopie, ça se travaille en effet, et ça engage un discours. L’épistémologie des Lettres a, d’autre part, pour mode de manifestation la constitution d’une « contre-culture ». C’est ce pour quoi plaide Otto Bird26. Lorsqu’une forme de connaissance réclame, par sa suprématie sur les autres formes, un droit d’exclusivité, comme c’est le cas aujourd’hui des sciences, il y a, selon lui, un mouvement naturel en faveur de « contre-cultures » dirigées contre la culture dominante, en l’occurrence celle qui est basée sur les sciences. Car l’impérialisme, en matière de connaissance, n’est pas bénéfique à la vie intellectuelle, ni nécessaire ni utile. Cet impérialisme ne peut pas même prendre la forme d’un centralisme, d’après lequel les autres formes de connaissance sont en droit — et non pas seulement en fait — secondaires. D’après Bird, trois idéaux — humaniste, théologique et scientifique — répondent chacun à un besoin ou à une aspiration de l’esprit humain. Les Lettres deviennent ainsi, non certes dans l’ensemble de leur pratique, mais en fonction de leurs croyances épistémologiques, le modèle d’une contre-culture. Quand même les Lettres se pratiquent dans le cadre institutionnel de l’enseignement et de la recherche, l’expression d’un modèle épistémologique alternatif pensé à leur intention a pour cadre discursif de prédilection les publications de la vulgarisation et les médias. Les discours épistémologiques qui s’y tiennent doivent par conséquent être pris en considération.
5. Le point de vue méta-épistémologique susceptible de rendre légitime le statut épistémologique d’un tel modèle doit se garder de trois formes de réduction : (i) réduction historiciste, comme déjà évoqué ; (ii) réduction sociologiste : bien qu’elles prennent la forme d’un conflit entre représentants de communautés antagonistes, les polémiques épistémologiques peuvent être raisonnées dans un cadre formel, indépendant des particularités sociales et personnelles ; (iii) réduction rationaliste : les rapports entre diverses positions épistémologiques n’ont pas à être limités à la seule rationalisation des usages conceptuels. Bref, l’épistémologie à établir en faveur des Lettres doit également pourvoir à ses besoins méta-épistémologiques.